Pasolini, un poète contre le chaos

Quand, tous les samedis, l’actualité nous fait entendre les échos fracassants du mouvement des gilets jaunes, se plonger dans la prose poétique de Pier Paolo Pasolini pourrait ressembler à une échappatoire. Et pourtant, ce recueil d’articles écrits pour le magazine Tempo il y a un demi-siècle au cours de ses années de révolte étudiante, offre quelques fulgurantes réflexions sur l’impasse civilisationnelle dans laquelle l’Occident semble s’enliser.

R&N Éditions, novembre 2018, 192 pages, 19,90 euros

Habité par l’art et ses songes poétiques, l’artiste italien rédige chaque semaine, entre 1968 et 1970, une chronique intitulée « Le Chaos », dans laquelle il scrute le monde et l’Italie. La variété des thèmes abordés contribuent à la prodigieuse richesse de ce livre, parfois difficile à appréhender pour le lecteur français d’aujourd’hui. Heureusement, l’intelligente préface d’Olivier Rey et un grand nombre de notes de bas de page très soignées permettent de les contextualiser. Dans cet espace de liberté intellectuelle totale qui durera près de deux années, le réalisateur d’Accattone ne fixe aucune borne à sa réflexion sur le monde.

Ces réflexions sont celles d’un esprit puissant parmi les plus visionnaires du XXe siècle, mais aussi d’un regard émerveillé, celui de l’artiste capable de capter des dimensions du réel qui échappent au commun des hommes. Une capacité qui n’est pas sans rappeler un autre grand esprit de ce siècle, celui d’Ernst Jünger et certaines de ses méditations littéraires qu’il exprima par exemple dans Le cœur aventureux. Tous deux offrent ainsi une place importante à leurs rêves dans leurs écrits, ainsi qu’à leur interprétation, et en font un outil de déchiffrement du monde : « Pourquoi la règle, idiote et hypocrite, de Monseigneur Della Casa, qui dans son Galateo, juge inopportun de parler de ses propres rêves, vaut-elle encore ? » Ajoutons cet autre point de convergence qui ressort de la lecture de ses chroniques : l’attention portée au sens du sacré sous toutes ses formes et à la hiérophanie que Pasolini perçoit, notamment dans les nombreux témoignages d’observation d’OVNI constatés dans la période de l’après-guerre comme « le dernier sursaut du monde magique paysan […] ».

La crise de la culture

Mais ces méditations littéraires s’accompagnent aussi d’un discours de combat et d’une démarche politique. Pasolini n’est jamais trop éloigné des luttes qui embrasent son époque et ses années de révolte étudiante. L’artiste se fait ainsi lanceur d’alerte, pour reprendre un terme actuel. Il est le témoin lucide du basculement de l’Italie dans cette modernité qui flétrit les cultures et arase leurs aspérités pour aboutir à une uniformisation globale et une dévitalisation des peuples. On retrouve dans ses chroniques ses habituelles et salutaires dénonciations du capitalisme destructeur et des nouvelles formes de fascisme. Ainsi, lorsqu’il évoque l’Italie traditionnelle, il nous projette dans le temps avec le même émerveillement que peut donner la contemplation d’une toile de Camille Corot et de ses paysages de Campanie. C’est toutefois pour nous en annoncer la disparition dans le gouffre de la modernité : « Le capitalisme n’avait pas encore complètement recouvert le monde paysan, dont son moralisme était issu, et sur lequel, au reste, se fondait encore son chantage : Dieu, la patrie, la famille. »

Et on s’étonne de ses étonnantes prophéties sur le monde qui vient, tel un Padre Pio laïque. Celles-ci jaillissent tout au long de ses chroniques. Le 10 mai 1969,  il  perçoit déjà les effets de la mondialisation économique sur la souveraineté des nations : « Désormais des sociétés transnationales opérant de par le monde, qui envoient des états nationaux se promener. » Plus loin, sur l’aliénation que créent nos sociétés et dont il percevait déjà les prémices : « La crise de la culture fait en sorte, que de nombreux jeunes soient littéralement ignorants. Bref, qui ne lisent plus, oui qui ne lisent pas avec amour. » La culture comme unique salut de l’âme, c’est bien le sens de cette conclusion qu’il donne en réponse à la lettre d’un « garçon du peuple » et qui aurait sa place sur les frontons de toutes nos écoles : « Donc, étudie, pense, travaille, observe : la lumière est seulement dans la culture (ce qui ne veut pas toujours dire la culture enseignée à l’école), autrement dit, elle est seulement dans la renonciation rationnelle à toutes les fausses consolations. »

Dans l’ombre depuis cinquante ans, voilà enfin ces textes importants mis en lumière. Pasolini écrit comme le berger du Frioul mène ses bêtes, le regard porté sur l’horizon, un chant mélodieux sur les lèvres. Il ne faut pas hésiter à suivre le berger et à écouter cette voix qui traverse le temps. Puisse-t-elle être entendue par le plus grand nombre.