Isabelle Grazioli-Rozet est germaniste, maître de conférences à l’université Jean-Moulin-Lyon III. Elle a écrit de nombreux articles sur Ernst Jünger ainsi qu’une biographie de l’écrivain allemand parue en 2007 chez Pardès. Elle revient pour PHILITT sur la rencontre intellectuelle entre Ernst Jünger et Mircea Eliade qui aboutit à la création de la revue Antaios.
PHILITT : La revue Antaios est née en 1959, fruit de la rencontre entre Ernst Jünger et Mircea Eliade. Comment les deux hommes se sont-ils rencontrés ?
Isabelle Grazioli-Rozet : Les premières mentions que font Ernst Jünger (1895-1998) et Mircea Eliade (1907-1986) l’un de l’autre, sont attestées par leurs journaux respectifs, soit pour l’auteur allemand Radiations, Strahlungen ou les Journaux Parisiens et pour le chercheur roumain Moissons du solstice ; les souvenirs remontent à 1942, lors de grands embrasements européens. La rencontre intellectuelle, féconde et créatrice, fut permise par l’alchimie mystérieuse de leurs relations et doit être replacée dans la réalité politique d’alors.
Le philosophe des religions Mircea Eliade, proche du mouvement la « Garde de Fer » de Codreanu, avait alors échappé dans la Roumanie du roi Carol II à une période de persécution meurtrière et il avait obtenu un poste d’attaché culturel auprès de la légation royale de Roumanie à Londres, puis à Lisbonne. À l’été 1942, il avait passé quelques jours de vacances à Bucarest et pour le voyage qui le ramenait à son poste au Portugal, il avait prévu de faire dans son trajet de retour une halte à Berlin, ville qu’il connaissait pour y avoir séjourné comme jeune universitaire ; il devait également y retrouver un compatriote ami, Goruneanu. Rappelons que beaucoup de Roumains, des « légionnaires » de la Garde de Fer, à nouveau poursuivis après le coup d’État du général Antonescu, s’étaient réfugiés en Allemagne avant d’être, pour certains, intégrés dans la Waffen-SS et d’autres internés dans des camps de concentration. Lors de ce séjour berlinois, Goruneanu conduisit Eliade chez le juriste, philosophe et politologue Carl Schmitt (1888-1985) à Berlin Dahlem, quartier que le constitutionaliste reconnu habitait encore. Cette venue ne fut en rien fortuite. Carl Schmitt, avant même d’avoir rencontré Eliade, savait qu’il avait été l’assistant à l’université de Naë Ionescu (1890-1940), qu’il avait prononcé un éloge funèbre en 1940 et que le commerce intellectuel, déterminant entre maître et élève, lui permettait d’éclairer fidèlement la philosophie développée par son ancien professeur. Celui-ci avait travaillé dans le champ de la religion comparée et de la mystique ; Naë Ionescu avait exploré les mythes et la spiritualité de la Roumanie, ce qui l’avait conduit à idéaliser son pays qu’il imaginait pouvoir revenir à ses racines, pouvoir se régénérer par des retrouvailles avec des valeurs anciennes, issues des traditions paysannes et chrétiennes ; ces réflexions l’avaient peu à peu rapproché de la « Garde de Fer ». Lors de la discussion avec Schmitt, Eliade a dû circonscrire son propre domaine, exposer la spécificité de ses recherches et ce qui les différenciait de celles de son ancien collègue, par exemple son constat de similarités profondes entre les religions. Eliade qui accordait une grande importance à l’hindouisme ne fondait pas son intérêt des religions sur le socle d’une religiosité personnelle et chrétienne ; en outre, son approche de l’attitude religieuse adoptait une stricte neutralité. La discussion s’engagea sur les chemins de l’ésotérisme puisqu’il fut question de René Guénon, en quête de traditions, d’absolu et de totalité.
C’est donc Carl Schmitt qui fait le lien entre les deux hommes ?
Oui, Ernst Jünger est alors capitaine incorporé dans la Wehrmacht, stationnant à Paris et intégré à l’état-major, il fut envoyé par sa hiérarchie militaire en voyage d’études dans le Caucase. La mission sur le front de l’Est dura de fin 1942 jusqu’à fin du mois de janvier 1943 et pour Jünger, l’incursion vers ce « mont prométhéen » revêtait une signification particulière en cette redoutable ère des Titans, comme il l’avait écrit à son ami Carl Schmitt dans une lettre datée du 25 octobre 1941. Avant de rejoindre le creuset caucasien, Ernst Jünger séjourna à Berlin avec son épouse du 11 au 17 novembre 1942. Dans la constellation amicale du couple Jünger, Carl Schmitt en était un membre ancien et attentif, parrain du fils cadet, Alexander et un partenaire intellectuel de premier ordre. C’est lors de ce séjour à l’automne 1942 que Carl Schmitt parla à Ernst Jünger de l’échange qu’il avait eu avec Mircea Eliade et le présenta comme un disciple de René Guénon. Une présentation rapide qu’il nous faut toutefois nuancer. Mircea Eliade lisait Guénon avec assiduité depuis les années 20 et l’influence est sensible. Néanmoins, Eliade le citait peu, surtout après la Seconde Guerre mondiale, la pensée du métaphysicien visionnaire et à plus d’un titre paradoxal ne rentrant pas dans les codifications du monde universitaire. En outre, le comparatiste Eliade était irrité par l’aspect polémique de Guénon et son rejet brutal de toute la civilisation occidentale.
Schmitt mentionna également à Ernst Jünger les travaux du chercheur roumain, la parution de la publication qu’il dirigeait, Zalmoxis. Revue des études religieuses. Le choix du titre invitait le lecteur à retrouver les sentiers anciens des Gètes, ceux empruntés par Zalmoxis qui, intermédiaire entre la divinité et les humains, leur enseigna l’immortalité de l’âme. La lecture des journaux parisiens d’Ernst Jünger révèle qu’à la date du 15 novembre 1942, il découvrait la revue et les contributions d’Eliade qui y figuraient – « […] on sent, écrit-il, la fertilité dans chaque phrase » – et que sa réflexion sur « le bel article de Mircea Eliade » se poursuivait le 5 mai 1944. Gourneanu allait signaler à Eliade qu’Ernst Jünger appréciait son travail. Le rapprochement progressif entre les deux hommes continua d’être favorisé par les liens que continuait de tisser Carl Schmitt puisqu’il se rendit en France à plusieurs reprises, en 1942 et fin mars 1944, en Espagne et au Portugal pour donner des conférences ; c’est ainsi qu’il garda ce précieux contact. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Eliade devait s’installer à Paris en septembre 1945, accueilli par Georges Dumézil aux École pratiques des Hautes Études. Seul le retour à des échanges pacifiés entre les anciens peuples belligérants allait permettre les échanges fructueux entre Eliade et Jünger.
Quelles affinités intellectuelles rapprochaient les deux hommes ?
N’oublions pas que, lorsque les deux hommes se rencontrent, ils ont atteint l’âge de la maturité intellectuelle. Ne voir en Ernst Jünger qu’un jeune prince de la guerre, formé par le feu et la technique, serait réducteur comme le limiter aux années 20 et à son combat politique, conséquence du Traité de Versailles. Le titulaire de la Croix Pour le Mérite savait théoriser ses expériences. Si l’on considère le parcours des deux hommes à leur début, on est frappé par des correspondances, ainsi l’enfance aisée de deux « cœurs aventureux » et rêveurs, bien peu enclins à accepter la rigueur de la discipline scolaire, mais décidés à voyager au loin. Ils avaient le goût de l’expression littéraire, du journal intime, la production scientifique d’Eliade fait oublier les romans raffinés qu’il écrivit. Tous deux s’allièrent à des mouvements totalitaires, nourrirent des aspirations nationalistes, un élan qui n’a jamais exclu le respect que l’on peut porter aux membres d’une autre patrie.
On ne saurait donc sous-estimer l’emprise de l’Histoire. De par leur cadre temporel et géographique, ces deux Européens appartenaient à une communauté de destin et d’expériences. Comme acteurs mais aussi comme témoins de souffrances collectives, ils allaient exprimer des questionnements similaires dans une dynamique intellectuelle propre. L’Europe qui, depuis 1918, n’exerçait plus l’hégémon sur le monde vivait la fin d’une guerre de Trente Ans qui l’avait incendiée ; la Conférence de Yalta début 1945 allait la partager en sphère d’influences soviétique et américaine. Pour les deux hommes, le temps de la défaite pour leurs patries dévastées fut aussi celui des blessures qui ne se refermeraient jamais, qu’elles fussent consécutives à des deuils personnels – perte d’un fils pour l’un, d’une épouse pour l’autre – ou au déchirement de l’exil et pour tous deux à l’impossibilité de fouler des terres placées sous contrôle soviétique. Quant aux doctrines qui s’imposaient à leurs contemporains sur le continent, ils pouvaient en analyser le caractère mortifère.
Tous deux partageaient des relations et – de par leur univers mental – des références, Carl Schmitt mais aussi un Julius Evola, pourfendeur italien du monde moderne, qu’Eliade connaissait et que Jünger avait lu ; l’un et l’autre ne pouvaient être que sensibles à l’ouvrage Révolte contre le monde moderne, paru en 1934 et traduit en allemand un an plus tard.
Ils appartenaient à cette famille de lecteurs qui, dotée d’un esprit curieux, aime l’aventure de l’esprit ; ils se livraient chacun à sa manière à des incursions dans l’Histoire ; leur paysage mental était peuplé de personnages issus de passés lointains, de récits de l’Antiquité européenne. Ils recouraient au langage mythique pour faire comprendre les expériences plus contemporaines. Tous deux s’intéressaient à des degrés plus ou moins prononcés à la philosophie, lisaient et connaissaient Martin Heidegger, citaient souvent des classiques, aussi le présocratique Héraclite qui habitait leurs réflexions et contribua à forger certaines de leurs expressions à caractère mythique ; par exemple, faisant écho au « polémos, père de toutes choses », le jeune Jünger reprit la phrase en allemand lorsqu’il rédigea La Guerre comme expérience intérieure en 1922 et fit de la guerre une puissance fécondante et une loi naturelle.
Dans un monde moderne déserté par le divin, ils interrogeaient la métaphysique, la spiritualité, le phénomène religieux et ils savaient l’aide que peut procurer la lecture d’un texte sacré : à titre de rappel, dans le Paris occupé, l’officier Jünger se réfugia dans la lecture de la Bible comme le prouve ses journaux. Ils étaient devenus des observateurs, l’un campé sur un poste solitaire comparable aux Falaises de marbre qu’il avait imaginées, car il répugnait à traiter directement de la politique contemporaine depuis l’arrivée au pouvoir des forces du national-socialisme, l’autre examinant avec une stricte neutralité confessionnelle le phénomène religieux et les nombreux rites qu’il suppose. Notons enfin que tous deux allaient explorer à un âge avancé les chemins de la drogue comme pour percer des mystères encore plus intimes.