Thierry Zarcone, directeur de recherche au CNRS rattaché au laboratoire Groupe Sociétés Religions Laïcité (GSRL), est spécialiste de l’islam, des systèmes de pensée de l’aire turco-persane ainsi que de la franc-maçonnerie. Dans Le mystère Abd el-Kader. La franc-maçonnerie, la France et l’islam, paru fin janvier au Cerf, il revient sur les interactions entre l’émir algérien et la franc-maçonnerie, mais aussi sur les fantasmes et les récupérations que ces liens ont suscité.
PHILITT : Un flou entoure l’appartenance d’Abd el-Kader à la franc-maçonnerie. Quels éléments vous permettent d’affirmer de façon irréfutable qu’il a bien appartenu à une loge ?
Thierry Zarcone : Les loges maçonniques ont toujours conservé beaucoup d’archives et, sur le sujet, il existe aussi des sources en arabe. Des documents nous montrent que la franc-maçonnerie française a écrit à Abd el-Kader après un événement décisif qui l’a fait connaître dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique : en 1860, lors des conflits interreligieux à Damas, il sauve du massacre, grâce à sa milice, plus de 10 000 chrétiens maronites ainsi que des diplomates européens et américains. Il est immédiatement salué en Occident comme un apôtre de la tolérance entre les confessions et un pourfendeur des fanatismes.
Les francs-maçons, très sensibles à l’idée de tolérance et estimant qu’il a toutes les qualités pour être initié, prennent donc contact avec lui. De son côté, l’émir connaît très mal la maçonnerie. Il se laisse cependant convaincre par l’aspect fraternitaire de l’organisation, mais aussi par le fait que celle-ci croit en l’existence de Dieu et en l’immortalité de l’âme. C’est au retour d’un pèlerinage à La Mecque en 1864 que la loge Henri IV, basée à Paris et appartenant au Grand Orient de France, demande à la loge Les Pyramides d’Égypte, installée à Alexandrie mais surtout composée d’Occidentaux, d’initier Abd el-Kader. La cérémonie a lieu le 18 juin 1864.
Comment expliquer l’enthousiasme débordant des maçons à accueillir l’émir qui, lui, s’en désintéressera presque aussitôt ?
Abd el-Kader se désintéresse en effet très vite de la franc-maçonnerie. De retour à Damas, il est très occupé et, intellectuellement, sa grande préoccupation porte sur la mystique et le soufisme. Toutefois, il restera attaché à la franc-maçonnerie et ne la critiquera jamais ; aussi – et cela était jusqu’ici ignoré – l’émir va déléguer à ses deux premiers fils, et en particulier à l’aîné Muhammad, le maintien d’un contact avec les maçons. Ils seront reçus dans une loge du rite écossais à Beyrouth.
De leur côté, les francs-maçons sont très fiers qu’Abd el-Kader ait fait ses faveurs à la maçonnerie – et inventeront le fait que ce soit lui qui les ai sollicités. Ils en sont d’autant plus honorés qu’ils considèrent Abd el-Kader comme le continuateur de la tradition des grands esprits musulmans, dans la lignée d’Avicenne et Al-Fârâbî.
En quoi le cas d’Abd el-Kader est-il symbolique du dialogue Orient-Occident de ce milieu de XIXe siècle ?
Les francs-maçons admirent Abd el-Kader en tant qu’oriental, mais le voient aussi avec leurs propres lunettes. Le fait de le découvrir en personnage qui a fait preuve de tolérance et d’ouverture a conduit certains d’entre eux à en faire un progressiste. Or, c’est un détournement : il s’intéressait à la modernité et au progrès, mais n’était en aucun cas progressiste. Marqué par la pensée du mufti égyptien Muhammad Abduh, il incarne un réformisme à caractère mystique qui accorde une place importante, mais non prépondérante, à la raison. Son ouverture à la modernité et à sa science restait subordonnée à la tradition religieuse.
Des francs-maçons français ont à l’époque voulu voir en Abd el-Kader leur miroir dans la société musulmane, comme d’autres frères d’aujourd’hui veulent en faire un musulman éclairé face à un islam obscurantiste – et ainsi montrer que l’islam n’est pas fondamentalement mauvais. Par ailleurs, les francs-maçons estiment qu’ils sont porteurs d’une philosophie supérieure et sont imprégnés de l’idée coloniale de mission civilisatrice à l’égard des autres peuples. Dans cet alter ego qu’ils voient en Abd el-Kader se trouve aussi la conviction que l’émir sera leur messager à l’égard des populations orientales islamiques.
L’ouverture à la religion des francs-maçons contemporains d’Abd el-Kader semble étonnante pour le lecteur contemporain. Comment expliquer cela ?
Depuis sa création en Europe en 1717, la franc-maçonnerie exigeait que ses membres croient en Dieu et en l’immortalité de l’âme. Elle plaçait aussi le principe de tolérance religieuse au-dessus des confessions particulières des frères, qui pouvaient donc être chrétiens comme musulmans.
Mais, dans le sillage de la Révolution et de la progression du scientisme, la franc-maçonnerie française va progressivement devenir anticléricale à partir des années 1830-1840, jusqu’à abandonner formellement la nécessité de croire en Dieu en 1877. C’est alors que les loges françaises vont s’ouvrir aux athées, et finir par être majoritairement irréligieuses – ce qui est une spécificité des pays latins (France, Espagne, Italie), au contraire des loges du Nord de l’Europe.
Pour quelles raisons les interactions entre Abd el-Kader et la franc-maçonnerie vont, après sa mort en 1883, gêner le monde musulman au point que cette appartenance ait été niée ?
À la fin du XIXe siècle, la franc-maçonnerie va d’une part évoluer vers l’athéisme en interne et de l’autre être de plus en plus perçue comme un instrument du colonialisme. Cette période correspond aussi à la montée d’un discours complotiste, assimilant la franc-maçonnerie à un réseau occulte aux mains des juifs destiné à contrôler le monde pour le modeler selon leur ordre. Toutes ces raisons vont conduire à un rejet puissant de la franc-maçonnerie dans le monde musulman. Cela explique donc que l’aîné d’Abd el-Kader, Muhammad, ne mentionne ni son appartenance, ni celle de son père – dont il rédige pourtant une biographie très détaillée – à la franc-maçonnerie.
En quoi Abd el-Kader est-il devenu, jusqu’à nos jours, un enjeu de mémoire et presque de culte pour les musulmans comme pour les francs-maçons ?
Après avoir été un peu oublié au début du XXe siècle, Abd el-Kader a fait l’objet d’un regain d’intérêt avec le transfert de ses cendres depuis Damas vers l’Algérie, en 1966. Dans ce pays qui venait d’acquérir l’indépendance, l’émir a été érigé au rang de héros national, car il était à la fois un chef de guerre puissant et respecté mais aussi un grand musulman. Ceci explique qu’on ait nié, du côté algérien, son appartenance à la franc-maçonnerie et qu’on ait même des réticences à en parler comme « l’ami des Français ».
Ce regain d’intérêt vaut aussi pour les francs-maçons, qui en réaction vont réaffirmer l’appartenance d’Abd el-Kader à leur ordre. Il est l’objet d’un culte, notamment lorsque sont ressorties ce que j’appelle dans mon livre ses « reliques » – à savoir une médaille, un tableau et quelques documents. Aujourd’hui, il existe deux loges Abd el-Kader à Paris et une au Sénégal.
Les francs-maçons restent toutefois divisés entre eux : certains en font l’apôtre du progressisme alors que d’autres mettent plus l’accent sur la figure de la tolérance et sa croyance en un divin qui transcende les religions – les premiers gardant la dimension philosophique et les seconds l’aspect religieux du personnage. Au fond, tout le monde tire Abd el-Kader de son côté, mais c’est toujours avec de bonnes intentions.