En 2010, la chaîne américaine HBO diffusait l’époustouflante série télévisée The Pacific. Une partie de son scénario était tirée du livre d’Eugene Sledge, Frères d’armes. Dans cet ouvrage, l’ancien militaire évoque sa terrible expérience de guerre dans le corps des Marines, fer de lance de la reconquête américaine contre le Japon lors de la guerre du Pacifique (1941-1945). Il aura fallu attendre près de 40 ans pour voir enfin publiée, par les éditions des Belles Lettres, une traduction en français de ce texte majeur de la littérature américaine.
On ne compte plus les chefs-d’œuvre que les témoignages de guerre ont livrés à la littérature. Du poignant roman pacifiste d’Erich Maria Remarque À l’ouest rien de nouveau, au glacial récit belliciste d’Ernst Jünger dans Orages d’Acier, en passant par le bouleversant Ceux de 14 de Maurice Genevoix, nombreux sont les écrivains vétérans qui ont tenté de retranscrire par les mots l’indicible expérience du soldat sous le feu. Sur la guerre du Pacifique, le roman de Norman Mailer Des nus et des morts avait déjà exposé au public, dès 1948, toute la cruauté de ce conflit où la brutalité inouïe des combattants eut pour cadre la beauté sauvage de certaines des plus belles îles de cette région.
Eugene Sledge, miraculé de deux des batailles les plus terribles de ce duel à mort américano-japonais, Peleliu et Okinawa, aura mis, lui, près de 30 ans avant de pouvoir écrire sur son expérience combattante. Frères d’armes, catharsis littéraire, livre une épure psychologique du soldat dans cette grande machine à broyer les hommes. Car près des tropiques, la guerre reste fidèle à elle-même comme elle le fut à Verdun et le sera ensuite à Diên Biên Phu ou à Falloujah. Le soldat quitte le pays, le patriotisme chevillé au corps, puis est jeté sous les titans de feu et d’acier après quelques courtes semaines d’entraînement. L’écrivain décrit toute la brutalité de cette première confrontation avec le champ de bataille. L’angoisse, étouffante et âpre, s’installe lors de son baptême du feu. Une peur pétrifiante dans laquelle tous les sens du corps sont subjugués par l’instinct de survie. Et avec elle la hantise de ne pas être capable d’assumer son devoir face aux camarades sur lesquels repose tout l’univers du soldat. Un monde divisé entre l’ami d’à côté et l’ennemi d’en face. Au-delà plus rien ne compte alors. L’univers est comme concentré sur une centaine de mètres de no man’s land qu’il va falloir traverser ou protéger. La conscience y est contractée à l’extrême et l’âme bouleversée. S’il survit aux premiers jours d’opération face à l’ennemi, la peur qui l’a saisi dès les premiers instants ne le quittera plus, même si elle est peu à peu apprivoisée. L’enthousiasme du bleu se transforme, remplacé par la froide détermination lasse du vétéran.
L’extermination comme horizon
Le récit de Sledge ne s’éloigne pas sur le fond de la plupart des grands récits de guerre. Il dénonce la monstruosité de la guerre et son processus de déshumanisation. S’il se démarque toutefois d’autres récits combattants, c’est que cette perte d’humanité est poussée à l’extrême dans une guerre qui prend, dans le Pacifique, la forme d’une guerre raciale dans laquelle l’adversaire prend dans l’imaginaire des belligérants la forme d’une bête sauvage, ou pire encore, d’un insecte nuisible. Preuve en est cette pratique très répandue des trophées humains chez les soldats américains qui veulent ramener au pays des parties du corps, comme des oreilles, de leurs adversaires japonais. Une barbarie dans laquelle l’ennemi japonais excelle lui aussi, avec toute la détermination et la rage d’un peuple façonné par la propagande impériale dans son sentiment de supériorité.
Le récit de l’expérience de déshumanisation de l’adversaire est probablement la grande force de ce livre. Les Japonais ne se rendent pas et ne font pas de prisonniers. L’extermination des hommes d’en face est le seul horizon. La sortie de l’enfer est dans l’annihilation totale de l’ennemi. Sledge reste toutefois une figure morale, constamment sur la ligne de crête, prêt à vaciller avec le risque constant de perdre ce qu’il considère, en chrétien fervent, comme son reste d’humanité. De celle-ci, il s’en éloigne pourtant toujours un peu plus alors qu’il s’enfonce dans le marasme stratégique de la bataille d’Okinawa : « Sans y croire, j’ai vu que les Japonais lui avaient coupé le pénis et le lui avaient enfoncé dans la bouche. Mes émotions se sont cristallisées en une rage et une haine des Japonais au-delà de tout ce que j’avais connu. À partir de cet instant, je n’ai jamais éprouvé pour eux la moindre pitié ou compassion, quelles que soient les circonstances. »
La haine de l’adversaire n’a ici d’égale que la fraternité éprouvée pour le camarade de combat. Un lien d’homme à homme qui n’est rompu que par la mort. Le récit de Sledge fourmille de ces portraits de marines pour la plupart tout juste sortis de l’adolescence, passant des joies presque enfantines, des jeux de camaraderie, à la froideur du tueur déterminé face aux « japs ». Ce livre témoigne de ce basculement si aisé de l’enfant vers le tueur. Un basculement qui n’épargne aucune époque et qui reste toujours d’actualité.