Les Éditions des Équateurs publient Le Carrousel des ombres, premier roman de Paul Serey. Ce récit halluciné nous emmène sur les traces du mystérieux Robert Nicolas Maximilien von Ungern-Sternberg, officier tsariste illuminé. Une divagation littéraire qui nous plonge dans l’eau poisseuse et sombre de la folie.
Dans les marches de l’ancien empire des tsars, la civilisation n’a jamais pris ses quartiers. C’est sur ces terres, aux confins de la Sibérie, qu’est née la légende du baron Ungern. Un être sauvage et mystique, convaincu d’être la réincarnation de Genghis Kahn. En pleine révolution russe, dans un vieux monde mourant, son esprit fou survola les taïgas de Sibérie. À la tête de son régiment de cavaliers mongols, il combattit l’Armée rouge jusqu’à sa capture et son exécution en 1921. « C’est un être qu’on dirait suspendu entre l’enfer et le ciel », dira de lui un de ses proches, preuve de la fascination qu’il exerça sur ceux qui le côtoyèrent.
Dans Le Carrousel des ombres, le narrateur, interné dans un hôpital psychiatrique, se confie sur la quête insatiable qu’il mène sur les traces sanglantes d’Ungern. Dans ce texte haché et puissant à l’atmosphère crépusculaire, la folie affleure à chaque page. L’intrigue de cette errance littéraire est ténue mais le récit d’une densité minérale. L’écriture mystérieuse de Paul Serey, parfois confuse, attire et fascine. La richesse exubérante du vocabulaire utilisé ajoute encore à la beauté du texte. L’auteur nous entraîne dans des bouges du bout du monde, de Khabarovsk à Daouria en passant par ceux d’Oulan-Bator. Loin d’être un travail historique, l’entreprise prend la forme d’une quête de soi et suit les méandres de cet homme obscur attiré par la lumière. Ce voyage dans les abîmes nous offre une certitude : la démence du baron n’est que le reflet de celle du narrateur. L’ouvrage, protéiforme, prend parfois des allures conradiennes pour faire entendre son cri de révolte contre la « bassesse de notre temps » comme l’écrit Paul Serey. C’est ainsi, parfois avec un ton élégiaque, qu’il pleure la désacralisation du monde.
Face à une pauvreté spirituelle grandissante, l’auteur, dans certains passages, se fait imprécateur et son ton n’est pas sans rappeler ceux d’illustres écrivains chrétiens comme Charles Péguy ou Georges Bernanos, dont on devine combien ils ont irrigué sa pensée. La ressemblance est parfois si frappante qu’on frôle le pastiche littéraire. Lorsqu’il évoque la question de l’Antéchrist, on reconnaît le désespoir qui caractérise le Journal d’un curé de campagne : « Je crois que nous avons tué Dieu pour tuer le mal, et que nous avons fait de la place pour l’Antéchrist. Je crois que l’Antéchrist est là, aujourd’hui, au milieu de nous, aux ordres du Satan qui se cache dans l’ombre de l’oubli. » Cette question du mal, comme dans les romans du grand d’Espagne, forme une ligne de crête sur laquelle évolue le narrateur, fébrile, et qui semble toujours sur le point de chuter.
Ligne après ligne, se révèle ainsi un écrivain. Pour un premier roman, Paul Serey réussit le pari difficile de capter avec les mots les méandres d’un esprit en proie à la folie. On lit ce livre comme on monte un pur sang par trop fougueux, jamais loin d’être désarçonné. Le résultat aboutit à cette fresque inclassable dans laquelle l’introspection psychologique croise le roman picaresque. Ainsi, de l’Extrême-Orient russe jusqu’aux jungles luxuriantes des Philippines, mais toujours Au cœur des ténèbres, sa route vers le baron fou l’amène plus profondément dans l’épaisseur de l’âme humaine, celle de Ungern, la sienne, la nôtre. Dans Le Carrousel des ombres, la lumière est malheureusement une quête sans fin. Au détour du chemin, apparaissent pourtant d’illustres guides comme le magnifique Corto Maltese et son créateur Hugo Pratt, mais aussi l’aventurier polonais Ossendowski, auteur du fascinant Bête, hommes et dieux, ou le bouleversant jazzman Thelonious Monk. Malgré l’obscurité et le vernis de la civilisation prêt à voler en éclats, l’espoir se trouve ailleurs comme l’écrit Paul Serey : « Voilà ce qui me soulève. Voilà ce qui me porte. Voilà ce qui me tue. Cet espoir désespéré d’entrevoir un jour une porte, une faille, un chemin vers la grandeur, vers l’abime, vers l’absolu. »
Illustrations : Mathilde Villerot