L’historien moderniste Fadi El Hage est l’auteur d’une Histoire des maréchaux de France (Prix d’histoire militaire 2011), d’une biographie du duc de Vendôme et de La Guerre de Succession d’Autriche. Il contribue également au magazine Guerres & Histoire. Il vient de publier, aux éditions Passés composés, Le sabordage de la noblesse, un essai sur l’état de la noblesse au XVIIIe siècle ainsi que sur la dégradation de son image au sein du royaume de France qui aboutira à son renversement sous la Révolution française.
PHILITT : Dans quel état est la noblesse française, en 1715 à la mort de Louis XIV, après près d’un demi-siècle du système de cour versaillais ?
Fadi El Hage : À la mort de Louis XIV, la noblesse de Cour était dans des sentiments ambivalents. Certes, elle était au plus près du pouvoir, contrairement à une noblesse provinciale à l’écart, dans ses terres, de gré ou de force (financière ou politique). Mais elle vivait dans un climat morne depuis plusieurs années, au fil des décès au sein de la famille royale. Plusieurs gentilshommes attendaient la disparition du roi pour rejouer un rôle politique majeur, sans que cela signifiât pour autant qu’ils conspiraient ! C’était une volonté de réforme politique et sociale, animée par Saint-Simon, le duc de Beauvillier et Fénelon, dans la perspective de la montée sur le trône du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. La mort du jeune prince en 1712 anéantit leurs projets. Or, la régence du neveu du défunt roi, Philippe d’Orléans, ouvrit des perspectives intéressantes avec son gouvernement aristocratique de la Polysynodie, qui dura peu, mais qui n’en témoigne pas moins des velléités d’évolution institutionnelle.
Pour quelles raisons, au XVIIIe siècle, les valeurs d’héroïsme sont de moins en moins associées à l’aristocratie qui en avait jusqu’alors le monopole ?
L’aristocratie (qui était au sein de la noblesse mais qui n’est pas la noblesse tout entière) est le gouvernement par les « meilleurs ». Ses membres devaient légitimer leur importance, acquise en théorie par leur mérite personnel, dans le continuité ou non de leurs pères. Leur vocation était perçue avant tout comme militaire. Entre la fin de la guerre de Succession d’Espagne et le début de celle de Pologne, hormis une brève guerre contre l’Espagne (qui ne connut pas une grande ampleur côté français d’un point de vue militaire), il y eut environ vingt ans de paix. De quoi rouiller l’appareil militaire (malgré les camps militaires organisés en temps de paix) et de quoi détourner les officiers de leur vocation principale, sans compter ceux qui furent réformés puis rappelés après une longue durée d’inactivité ! De jeunes officiers désœuvrés comme le marquis d’Argens préférèrent vivre des histoires galantes plutôt que de songer aux moyens d’entretenir un esprit de service.
Les troupes de garnison, au contraire, avaient conservé un rythme de vie militaire plus soutenu, ce qui les avait maintenus dans un « esprit militaire ». La désaffection des élites pour le service avait altéré l’idée du courage collectif qui caractérisait l’armée française au XVIIIe siècle. Les exemples de courage individuel furent mis en exergue pour essayer de susciter de nouveau une ardeur collective. Si certains gentilshommes furent valorisés, comme le chevalier d’Assas, ce n’était pas sans polémique, puisque celui qui aurait crié à l’aide à Clostercamp aurait été le sergent Dubois. Les valeurs d’héroïsme avaient été également tempérées par une attention plus particulière de la chaîne de transmission d’informations au sein de la hiérarchie militaire. En effet, on raconte généralement que ce fut le duc de Richelieu qui, à Fontenoy, informa Maurice de Saxe de la disponibilité de pièces d’artillerie qui s’avérèrent décisives. En fait, Richelieu lui-même l’aurait su par un artilleur du nom de Saisseval. La gloire ne pouvait plus éclipser les plus humbles, qui, s’ils pouvaient faire preuve d’attitude pillarde (ainsi lors du sac de Berg-op-Zoom en 1747), étaient incapables de faire plus que certains officiers généraux qui s’enrichirent véritablement (à l’exemple du maréchal de Villars). Les généraux de la Révolution n’avaient rien inventé, bien au contraire.
Quel rôle jouèrent les écrivains dans cette chute progressive de l’aristocratie ?
Ils jouèrent un rôle de témoin, pour présenter la situation et pour mieux avertir. Montesquieu en est à mes yeux le meilleur exemple. Son œuvre est une véritable observation de la France, un authentique témoignage qui aurait pu, s’il l’avait voulu, faire de lui un grand mémorialiste, au même titre que son ami Saint-Simon. Son essai sur la grandeur et la décadence des Romains est une véritable mise en abyme de l’évolution de la noblesse française au XVIIIe siècle. Publié en 1734, il avait eu la possibilité d’avertir. Vauvenargues en avait eu conscience aussi, mais toute son œuvre n’avait pas été publiée de son vivant. Beaucoup de sentiments d’évolution furent ressentis chez des gentilshommes qui prirent la plume, mais cela relève plus des « écrits du for privé ». En revanche, la littérature permit de présenter au public des situations fictives mais qui n’en étaient pas moins inspirées par la réalité, essentiellement dans un but moral, ainsi chez Caraccioli et, avec un peu plus d’ambiguïté, chez Laclos.
Le libelle fut-il selon vous l’arme la plus dommageable pour l’image de la noblesse ?
Non, je ne pense pas. Il est difficile de mesurer la portée d’un libelle. Combien l’avaient ? Combien l’avaient lu ? On se souvient de la faible proportion de la présence d’un livre comme Du contrat social dans les inventaires après décès, comme l’a souligné Daniel Mornet en 1933. Reste à savoir si la mention de l’ouvrage dans les bibliothèques n’avait pas été censurée lors de l’écriture desdits inventaires. Les libelles circulaient, certes, essentiellement dans les espaces urbains, notamment Paris. Mais je considère que les rumeurs, ce « plus vieux média » du monde selon Jean-Noël Kapferer, eurent plus d’impact. Pas besoin d’être alphabétisé pour les connaître et les assimiler. Nul besoin de s’obliger à réfléchir sur le bruit. Certains prirent le temps de la réflexion, d’autres non. Le mécanisme n’est pas aussi différent de celui qu’on voit aujourd’hui sur les réseaux sociaux avec les fausses rumeurs se diffusant à la vitesse de l’éclair et qui persistent malgré les démentis raisonnés.
De quelle manière cette dégradation de l’image de la noblesse a-t-elle terni l’image même du monarque ?
C’est un peu la question de l’œuf et de la poule. Le roi, en l’occurrence Louis XV, donnait le mauvais exemple. Quel exemple incarnait-il auprès de sa noblesse ? Que faisait-il pour rassembler la noblesse autour de valeurs plus vertueuses ? La guerre se faisait par intermittence et pas de la façon la plus heureuse qui fût, puisque dès la guerre de Succession de Pologne se firent jour les prémices du déclin militaire français. Le roi était habituellement protégé par sa réputation et sa vertu, à l’opposé du mauvais entourage. Henri III fut affecté par la réputation de ses proches et son attitude (notamment lors de processions doloristes) fut jugée indigne d’un roi, le point de non-retour ayant été atteint lorsqu’il ordonna l’assassinat des Guise. Un facteur est à prendre en compte : la puissance du royaume. Louis XIV avait pu maintenir une image de grandeur tant que les succès étaient là. Les années difficiles de la fin de la guerre de Succession d’Espagne avaient porté un coup (en sus de l’impôt). Louis XV suscita plus d’incompréhension avec la paix d’Aix-la-Chapelle et surtout avec le traité de Paris, qui permit de sauver les meubles davantage que ce que l’on dit souvent (les îles à sucre étaient conservées). Louis XVI, quant à lui, avait Marie-Antoinette comme « bouclier » avant que la reprise de la crise parlementaire ne le présentât comme un despote, à l’instar de son grand-père après le « coup de majesté » de 1771.
La question nationale qui va s’imposer à la fin du XVIIIe siècle se forge-t-elle contre l’aristocratie ?
Étant donné que l’image d’une aristocratie héroïque avait décliné, il fallait trouver de nouveaux héros, notamment du côté du Tiers état. L’amalgame avec les réflexions autour des mythes fondateurs de la France (popularisées par Boulainvilliers et l’idée d’une soumission des Gaulois aux Francs) fut un facteur aggravant. La position supérieure d’une mince frange de la noblesse fut de plus en plus contestée dans sa légitimité, puisque rien ne la justifiait, excepté leur ascendance. Ils s’étaient donné la peine de naître, pour paraphraser les mots de Figaro. Leurs mérites étaient contestés, à l’exemple de la promotion de sept maréchaux en 1775, baptisée « les sept péchés capitaux », comportant une majorité de ducs-pairs, fils et/ou petits-fils de maréchaux de surcroît. La fermeture sociale eut des conséquences gravissimes.
Les accusations d’appartenance à un « parti de l’étranger », fort diffusées pendant la Révolution, étaient également le reflet d’une incompréhension vis-à-vis d’une société des princes, de liens entre sujets de différents royaumes rendus incompréhensibles au fil du développement de l’idée de Patrie. Eugène et Villars étaient amis, tout en combattant pour deux souverains opposés. Imaginable par la suite ? Difficilement concevable même de nos jours pour la plupart d’entre nous. L’écriture ultérieure de l’Histoire en atteste. Michelet ne voyait pas Louis XVI comme un « Français », au regard de ses ascendances plutôt « allemandes » à ses yeux. Cet historien, par trop mythifié, avait plusieurs fois versé dans l’exagération sans rigueur scientifique (ses pages sur le connétable de Bourbon au XVIe siècle sont éloquentes, de même que certaines réflexions sur Napoléon dans son Histoire du XIXe siècle). Le développement d’un sentiment national creusa un fossé, c’est évident.
Quelle place ont pris les idées nouvelles des philosophes au sein de l’aristocratie à la veille de la Révolution française ?
Les « idées nouvelles » furent multiples. Elles inspirèrent tant la Révolution que la Contre-Révolution. Les plus jeunes, ceux qui étaient partis en Amérique, furent gagnés de façon variable, mais on perçoit essentiellement l’idée d’assainir leur ordre social. Étant au plus près du pouvoir en tant qu’« aristocrates », ils étaient plus à même de porter des réformes. Le contrôle en fut rapidement perdu pourtant, principalement face à d’autres ensembles bloqués socialement. Je pense aux anoblis, aux bourgeois aspirant à la noblesse, ainsi qu’à la petite noblesse désargentée, incapable de s’agréger facilement à la Cour. La Révolution fut l’occasion de « décapiter » (pardon pour cette expression facile) le haut de la pyramide, débloquant ainsi (après les phases de perturbation propres aux révolutions, les guerres de la Ligue pouvant être interprétées comme une révolution sur certains aspects) la société. C’est pour cela que celui qui tira son épingle du jeu fut un membre de la petite noblesse, Napoléon Bonaparte, qui paraît alors l’aboutissement logique d’un processus d’assainissement de l’État et de son ordre social.