Interdit sous l’Allemagne hitlérienne, puis censuré en France, et finalement réédité dans une version augmentée en 1952, le Viol des foules par la propagande politique est un classique du genre. Témoin de la Révolution russe, le sociologue allemand d’origine russe Serge Tchakhotine combat la propagande hitlérienne dans les années 1930-1933. Il puise de son expérience et de ses recherches un tableau saisissant de ce qu’il nomme le « viol psychique des foules ».
Inspiré des travaux de Pavlov et de ses disciples, Serge Tchakhotine consacre la première partie de son ouvrage à la psychologie objective et à la célèbre théorie pavlovienne des « réflexes conditionnés ». Ces derniers sont à la base de réactions ou réflexes innés ou absolus, nommés « automatismes », qui influencent le comportement humain. Selon l’auteur, grâce à un conditionnement spécifique, un comportement bien précis (réflexe conditionné) peut être déclenché chez l’homme à l’aide d’une stimulation. Tchakhotine fonde son système des réactions de comportement autour de quatre mécanismes de base, les quatre pulsions : la pulsion combative (n°1), la pulsion alimentaire (n°2), la pulsion sexuelle (n°3) et la pulsion parentale (n°4).
Pour comprendre la psychologie des foules, l’auteur rappelle qu’il faut d’abord comprendre les phénomènes qui déterminent le comportement des individus, et notamment les quatre pulsions formant des systèmes de réflexes conditionnés. Les propagandistes astucieux, partant de tel ou tel système de pulsion, et associant telle suggestion à tel réflexe conditionné, sont en effet capables de produire chez l’individu, aussi bien seul que dans une foule, un comportement qui correspond parfaitement à leurs attentes.
Primauté de la pulsion combative
La pulsion primordiale est la pulsion n°1, la pulsion de lutte ou pulsion combative. Celle-ci possède une forme agressive et une forme défensive. Dans la première, l’individu cherche à dominer, à exercer la violence sur un autre individu. Dans la seconde, celui qui est agressé cherche à se soustraire à cette violence. Dans le langage, corporel ou verbal, la pulsion agressive prend la forme de la menace. La menace vise à déclencher chez l’autre une réaction motrice défensive négative, comme la fuite ou la stupeur. Utilisée à des fins de propagande, la menace peut aussi être associée à n’importe quel signal, visuel ou sonore, et provoquer chez l’individu un réflexe conditionné. Ce signal peut être un symbole, une mélodie ou un geste, comme par exemple le salut romain. Chaque signal apparaît comme un « memento » de la menace et incite l’individu à suivre les directives du Parti s’il ne veut pas être écrasé.
La peur est liée étroitement aux manifestations de cette pulsion. Celle-ci peut être entretenue à l’aide d’entraînements grégaires qui jouent alors une action suggestive sur l’inconscient des foules. Tchakhotine souligne le rôle de la musique et des chants rythmés dans ces entraînements grégaires, et donne l’exemple d’un discours donné à la radio par Hitler le 15 septembre 1938 : « L’entrée de ce dernier dans la salle du congrès était précédée d’une manifestation sonore – plutôt que musicale – tout à fait exceptionnelle. Sur le fond d’une musique wagnérienne, on entendait un roulement effrayant, pesant, lent, de tambours, et un pas lourd, martelant le sol, avec je ne sais quel cliquetis et quel frottement haletant des masses armées en marche. […] C’était de la propagande hitlérienne 100 pour 100, une tentative d’intimider, de violenter psychiquement les millions de personnes à l’écoute, dans tous les pays du monde : on devait se représenter vivement la lourde machine guerrière allemande en marche, piétinant tout, détruisant, menaçant, on devait se l’imaginer bien concrètement et… ne pas bouger. »
La forme privilégiée de propagande du fascisme hitlérien est la persuasion par la force, le viol psychique par une propagande émotive fondée sur la peur. « Il n’y avait pas un seul discours de Hitler, où il n’y avait un appel à la violence, une menace, l’apologie de la force militaire. » Néanmoins, sans actes à l’appui, la propagande demeure inefficace. Les réflexes conditionnés doivent constamment être « rafraîchis » par les suggestions adéquates. Hitler par exemple ne se contentait pas de faire de la propagande pour la propagande. Il s’appuyait sur la violence physique pour assurer sa domination psychique sur les foules. En 1931-1932, ses troupes de propagande, les S.A., empêchaient par la violence leurs adversaires de tenir des réunions dans les districts ruraux.
Face à ces méthodes, les propagandistes des mouvements ouvriers de type social-démocrate, auxquels appartenait Tchakhotine, ont rarement eu le dessus. Ils s’obstinaient à leur opposer une armature beaucoup plus faible de raisonnements, de chiffres, de statistiques, ayant pour base des arguments purement économiques. Or la terreur a toujours un franc succès tant qu’une autre terreur ne lui barre pas la route. Les propagandistes astucieux opèrent par intimidation. Ils entretiennent la psychose de la puissance chez les amis, la psychose de la terreur chez les ennemis.
Au contraire de la peur, l’enthousiasme constitue la forme positive de la pulsion combative. C’est un état d’âme suscité à l’envi dans le cœur des militants de tous les courants politiques. Les grands chefs ont toujours eu le souci d’exalter la pulsion combative, et donc le courage de leurs troupes. Les discours de Napoléon, proclamés la veille de batailles décisives, sont encore aujourd’hui un modèle du genre.
Le langage symbolique a rapidement été adopté par les propagandistes fascistes comme un instrument de combat. Associé à un réflexe conditionné formé antérieurement, comme la peur ou l’esprit combatif, le symbole joue le rôle d’un stimulant capable de susciter telle ou telle réaction appropriée. Au moyen d’une pyramide, Tchakhotine illustre les différents niveaux de suggestion provoqués par le langage. La base de la pyramide est formée par la doctrine. Le deuxième étage est un extrait de cette doctrine, écrit en vue de l’action militante, c’est le programme. Le troisième étage est une concentration d’idées générales, formant un slogan, qui en appelle aux passions politiques, à l’enthousiasme ou à la haine. Enfin au sommet de la pyramide se trouve le symbole. Court et simple, le symbole permet de provoquer rapidement et aisément un réflexe conditionné. Tchakhotine cite l’exemple de la croix gammée, de la faucille et du marteau, mais aussi du symbole de l’armée de Constantin, la Croix, signe de ralliement du christianisme, évoquant l’idée du sacrifice du Christ pour l’humanité.
Violables et résistants
Face à la propagande, tous les hommes ne réagissent pas de la même manière. Certains succombent et d’autres résistent. Tchakhotine donne à ces deux groupes une proportion de 90 contre 10 environ. Il ajoute qu’en certains cas, cette proportion pourrait n’être que de 1% en face de 99% et peut-être moins. D’une manière générale, l’action propagandiste s’adresse à deux types d’individus : ceux que l’auteur nomme les violables, c’est-à-dire les passifs, qui constituent la grande majorité, et les résistants, qui se recrutent généralement dans les couches intellectuelles ou parmi les ouvriers et paysans cultivés.
Les violables forment la grande masse des indifférents, des hésitants, des paresseux, des fatigués, des déprimés par les difficultés de la vie quotidienne. Dotés d’un système nerveux instable, ils se laissent facilement ébranler par la peur et sont bien heureux d’être dominés et guidés. Ces individus passifs, qui ne viennent pas aux assemblées, qui ne lisent pas les journaux politiques, ont cependant le même droit de vote que les autres. Et en fin de compte ce sont eux qui, en raison de leur masse écrasante, décident du résultat des élections. Par ailleurs, la propagande ne se cantonne pas aux adultes, mais instille également son poison chez des personnes plus faibles psychiquement, comme les enfants ; ainsi les balillas de Mussolini, ainsi les enfants Parsons dans 1984…
Il existe par conséquent deux formes de propagande, l’une adressée aux 10%, agissant par persuasion, l’autre adressée aux 90%, agissant par suggestion. Tchakhotine nomme la première ratio-propagande, la seconde senso-propagande. La première pourrait être qualifiée de propagande classique, puisqu’elle consiste en journaux, brochures, tracts, discours et meetings. L’auteur s’intéresse plutôt à la seconde, la propagande émotionnelle, celle qui fut employée avec succès par les propagandistes fascistes. La senso-propagande s’appuie d’ailleurs surtout sur la pulsion n°1, la pulsion combative. Elle vise à terrifier ses ennemis tout en éveillant l’agressivité de ses propres partisans. Dans la suite de l’ouvrage, Tchakhotine explore la force de suggestion des symboles graphiques, plastiques et sonores, des drapeaux, des uniformes, des grandes manifestations et des défilés à grand fracas. Il démontre que toute propagande repose sur un nombre restreint de formules tranchantes, de slogans et de symboles, enfoncés par la violence dans le psychisme des foules, mises par avance dans un état « d’impressionnabilité accrue ».
Ce livre d’environ six cent pages, décrit par Jacques Ellul comme « l’étude la plus importante qui ait paru en langue française sur ce sujet » ne s’arrête pas à un simple catalogue de techniques, techniques par ailleurs largement employées aujourd’hui par les spécialistes du viol psychique. De nos jours, la propagande a pris le nom de publicité ou de marketing. L’homme endure les conditionnements de toutes sortes des publicitaires, qui exploitent avec une froide efficacité la pulsion n°2 (alimentaire) et la pulsion n°3 (sexuelle), et domestiquent par la propagande mercantile ou pornographique des masses entières d’individus. « On asservit les peuples plus facilement avec la pornographie qu’avec des miradors », disait Soljenitsyne…
Pour contrer cela, Tchakhotine affirme l’importance de l’éducation en vue de former de jeunes générations capables de résister au viol psychique, et promeut une forme d’éducation active, fondée sur l’épanouissement personnel de l’enfant. Tchakhotine accuse l’école traditionnelle, qu’il estime en partie responsable de la proportion colossale des violables dans le monde actuel. De fait, l’éducation traditionnelle les destine, à l’état adulte, à devenir des conformistes, des « robots » qui subiront avec facilité le viol psychique. Or, comme le rappelle justement Bernanos, « les horreurs que nous venons de voir, et celles pires que nous verrons bientôt, ne sont nullement le signe que le nombre des révoltés, des insoumis, des indomptables, augmente dans le monde, mais bien plutôt que croît sans cesse, avec une rapidité stupéfiante, le nombre des obéissants, des dociles ».