Élisabeth Bart est professeur de lettres et critique littéraire. Elle publie Les Incandescentes, livre admirable qui retrace les destins temporels et spirituels de Simone Weil, Marìa Zambrano et Cristina Campo. En remontant aux sources intellectuelles de leur œuvre (Antigone, Dante, Jean de la Croix), Élisabeth Bart montre ce qui unit ces trois femmes : la quête d’amour et de vérité, qui est une seule et même quête.
PHILITT : Si Simone Weil est connue, Marìa Zambrano et Cristina Campo le sont beaucoup moins. Pouvez-vous présenter ces dernières brièvement ?
Élisabeth Bart : Marìa Zambrano (1904-1991) et Cristina Campo (1923-1977) sont, en effet, quasiment ignorées en France, bien qu’une grande partie de leurs œuvres respectives soit traduite en français. Marìa Zambrano est une philosophe née en Andalousie, républicaine exilée de 1939 à 1984, ayant fui la dictature franquiste. Au cours de ces 45 années, elle vécut dans différents pays d’Amérique latine et d’Europe. De retour en Espagne, elle reçut le prestigieux prix Cervantès pour l’ensemble de son œuvre en 1988. Son œuvre philosophique, à la hauteur des plus grandes œuvres du XXe siècle européen, évolue vers une écriture poétique où le concept s’exprime par des variations (au sens musical du terme) sur des métaphores, telle l’aurore dans l’un de ses derniers livres publié en Espagne en 1987, intitulé De l’aurore. Cristina Campo, nom de plume de Vittoria Guerrini, née à Bologne, est une poétesse et critique littéraire, traductrice de grands auteurs, Virginia Woolf, William Carlos Williams, John Donne, Simone Weil, pour ne citer qu’eux. Inclassable, son œuvre est d’une incomparable beauté stylistique, qu’on ne cesse de relire quand on l’a découverte. Deux recueils, Les Impardonnables et La Noix d’or, colligent des méditations poétiques sur la littérature, l’art, la liturgie, aussi singulières que profondes. Son œuvre poétique, publiée en français sous le titre Le Tigre absence, composée de poèmes profanes et liturgiques, offre un exemple parfait de « claire mystique », expression que j’emprunte à Marìa Zambrano.
Vous avez choisi d’associer trois femmes dans votre livre. Auriez-vous pu ajouter un homme à votre trio ou était-il important, à vos yeux, d’associer uniquement des femmes ? En quoi leur féminité constitue-t-elle une spécificité ?
Je n’ai pas « choisi » d’associer ces trois femmes, elles le furent dans leur vie. Je les ai d’abord lues séparément et j’ai repéré des échos entre elles, une écholalie. Belinda et le monstre, une riche biographie de Cristina Campo écrite par Cristina De Stefano, m’a révélé l’amitié entre l’Italienne et l’Andalouse et leur commune admiration pour Simone Weil que Marìa Zambrano a rencontrée à Madrid en 1936, sur le front de la guerre d’Espagne. L’écholalie me faisait signe à travers ces coïncidences. Selon Cristina Campo, certains livres nous sont destinés, j’ai su que les œuvres de ces trois femmes m’étaient destinées, le livre s’est imposé à moi, je n’ai même pas « choisi » de l’écrire. Si la triade avait été composée de deux femmes et d’un homme, le livre se serait sans doute imposé à moi de la même manière, il n’y a aucun présupposé idéologique à l’origine de ma recherche.
Je suis tentée de couper court à votre seconde question en répondant que la féminité ne constitue pas une spécificité dans les domaines de la pensée et de la littérature. Ces trois femmes ont la même conception de l’écriture : penser, écrire, c’est atteindre une forme d’impersonnalité qui transcende les contingences et conventions sociales aussi bien que le « genre » de l’écrivain, c’est se déposséder de son « moi » social, psychologique, ce que Simone Weil nomme la « décréation ». Cette conception de l’écriture pourrait être celle d’un homme. Elle présuppose une conception de la subjectivité provenant de la tradition chrétienne donc très éloignée de l’individualisme moderne. Ces trois femmes se conçoivent comme créatures de Dieu, filles du Père, position métaphysique qui surplombe la position sociale. Le christianisme a proclamé la dignité ontologique de la femme égale à celle de l’homme, préexistante à l’ordre social : « Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, vous n’êtes tous qu’un dans le Christ Jésus », écrit saint Paul (Ga, 3 18). Cela signifie que ce n’est pas un ordre social meilleur qu’un autre qui peut conférer à la femme sa dignité, mais que la société doit s’organiser de manière à respecter cette dignité ontologique. C’est pourquoi ces trois penseuses n’intéressent pas le féminisme, idéologie qui se décompose aujourd’hui en de multiples courants et qui exige, sous couvert d’égalité des droits, davantage de pouvoirs pour les femmes. Elles ne revendiquent rien « en tant que femme », ultra sensibles à la condition des plus pauvres, des opprimés, quel que soit leur sexe. Chez Cristina Campo, cette sensibilité se manifeste dans ses méditations poétiques et sa correspondance sans qu’elle cherche à les théoriser. La pensée sociale et politique de Simone Weil est très riche, elle revient aujourd’hui sur la scène intellectuelle, alors que celle de Marìa Zambrano reste méconnue. Il faudrait écrire un autre livre pour la confronter à celle de Simone Weil !
Vous dites de vos incandescentes qu’elles « ne veulent pas la restauration d’un pseudo-passé » mais « ouvrent le chemin d’une renaissance […] de la vie spirituelle ». Quel est exactement le contenu de cette renaissance de la vie spirituelle ?
En lisant Simone Weil, Marìa Zambrano et Cristina Campo, on comprend qu’une renaissance de la vie spirituelle nécessite une révolution métaphysique qui renverserait l’espace mental dominant le monde actuel : que les êtres humains ne se prennent plus pour Dieu, qu’ils prennent le monde, le langage et leur propre existence pour ce qu’ils sont, à savoir un don. Dans Philosophie et poésie, Marìa Zambrano retrace l’histoire de la métaphysique occidentale à partir de la condamnation platonicienne de la poésie qui a conduit l’Occident à séparer la philosophie et la poésie puis la philosophie et la science, d’où ce qu’elle nomme une « métaphysique de la création » qui constitue le fond, l’espace mental sur lequel repose l’ordre mondial actuel. En d’autres termes, celui-ci obéit à une pensée rationaliste, pas rationnelle pour autant, qui a rejeté dans les marges, voire le non-être, tous les modes de pensée qui ne concourent pas à la maîtrise du monde, laissant libre cours à un régime économique de prédation sans limites. Comme Marìa Zambrano, Simone Weil critique cette métaphysique, en particulier dans L’Enracinement, dont elle voit l’avènement à la Renaissance et le triomphe au XVIIIe siècle avec la philosophie des Lumières. Selon elle, une telle métaphysique a perverti la science qui a perdu la sagesse désintéressée des anciens Grecs et ne vise plus que la maîtrise du monde.
De cette métaphysique découle la destruction des cultures traditionnelles et, avec elle, la destruction de l’identité des peuples et d’autres modes de pensée qui s’exprimaient dans la poésie et la mystique, destruction que Simone Weil nomme « déracinement ». Le mot « poésie » ne désigne pas, chez nos trois penseuses, ce qui s’exhibe lors du misérable « Printemps des poètes » ni ce qui se vend dans les infâmes « marchés de la poésie » mais toutes les créations littéraires, musicales et artistiques qui imprégnaient les peuples dans les cultures traditionnelles grâce auxquelles ils habitaient le monde. « Les travailleurs ont plus besoin de poésie que de pain », écrit Simone Weil dans La pesanteur et la grâce et, dans des pages splendides de son essai Saint Jean de la Croix, Marìa Zambrano évoque ce XVIe siècle où « la Castille chantait » et pose la question : « Pourquoi la Castille ne chante-t-elle plus ? » Avant la Renaissance, la culture savante et la culture populaire dialoguaient, s’influençaient mutuellement comme en témoignent quelques traces, par exemple le chant polyphonique corse toujours vivant dans la liturgie et les fêtes profanes sur l’île de Beauté : le Chant XVII du Purgatoire de La Divine Comédie de Dante, chanté par le chœur d’hommes de Sartène, a traversé les siècles à travers des générations de bergers analphabètes. « La poésie est fille de la liturgie, comme Dante le démontre d’un bout à l’autre de La Divine Comédie » écrit Cristina Campo dans ses Notes sur la liturgie. Depuis ses origines, depuis Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes né de la liturgie, tout grand roman est un poème qui déploie un discours de symboles. La liturgie est la poésie suprême dans toutes les religions, toutes les langues, à la portée de tous, elle assume ce que Pierre Legendre nomme la « ligne d’ombre », « les choses ultimes », selon Roberto Calassso, — la mort, l’irréversibilité du temps, la désidérabilité — , elle leur donne sens à travers les symboles. La liturgie, pure gratuité, quête de la Beauté, est la seule forme de résistance à l’Empire du Management que Pierre Legendre et d’autres penseurs actuels identifient à un totalitarisme masqué.
La renaissance de la vie spirituelle qu’appelle la lecture de ces trois penseuses serait d’abord renaissance de la poésie, de la pensée poétique face à la pensée calculante qui domine le monde aujourd’hui. Elle passera par une renaissance des trésors de la civilisation chrétienne. Tout n’a pas disparu, tout est encore là, les œuvres théologiques, littéraires, la musique, les cathédrales, les églises, telle la princesse endormie des contes, attendent le baiser du réveil. L’ignorance de ces œuvres engendre un nouvel obscurantisme qu’il s’agit de dissiper en exhumant les vérités demeurées à l’état latent. Il faut trouver, pour les traduire, une langue dont la beauté triomphe de la hideuse novlangue managériale. Œuvrer à une renaissance de la civilisation chrétienne, comme l’ont fait les Incandescentes, est moins illusoire que croire à la pérennité de l’ordre du monde actuel et à la métaphysique qui le fonde.
Parce qu’elles ne fantasment pas un passé révolu, vous faites volontiers de ces trois figures des « antimodernes » et non des « réactionnaires ». Comment comprenez-vous la notion d’antimoderne, souvent utilisée à tort et à travers ?
Le terme « réactionnaire » appartient au lexique de la politique et de la philosophie politique alors que la notion « antimoderne », telle que l’a définie Antoine Compagnon dont votre revue se réclame, renvoie d’une façon beaucoup plus large à des choix métaphysiques qui peuvent conduire à des positions différentes sur l’échiquier politique, surtout actuellement où la décomposition idéologique est telle qu’on ne sait plus très bien ce que recouvrent les termes « réactionnaire » et « conservateur », utilisés comme des insultes dans les grands media et sur les réseaux sociaux, ni à quelle réalité ils renvoient. Simone Weil et Marìa Zambrano ont vécu au XXe siècle, la première a milité dès l’adolescence dans des mouvements de gauche, voire d’extrême-gauche, elle a travaillé à l’usine et dans les champs pour connaître la condition ouvrière, elle est morte à Ashford, ayant rejoint la France Libre à Londres ; le seconde s’est engagée aux côtés des Républicains au cours de la guerre d’Espagne, elle a vécu les deux tiers de sa vie en exil pour fuir une dictature d’extrême droite. Les qualifier de réactionnaires serait insensé. Quant à Cristina Campo, elle a vécu ici-bas en exilée, elle-même Impardonnable, nom qu’elle donne à ces impassibles lisant Job ou Jérémie dans l’imminence de l’échafaud, ceux qui renoncent, dans un monde où le pouvoir est coupé de ses racines spirituelles, à un engagement social et politique purement temporel.
Elles sont « antimodernes » essentiellement dans leur critique de la métaphysique humaniste, en particulier dans leur incrédulité envers le « Progrès » tel que celle-ci le conçoit. Simone Weil qualifie de « poison » ce « Progrès » exclusivement matérialiste qui prétend améliorer la condition humaine par les sciences, les techniques et par le droit, et qui en réalité déracine, plongeant les hommes dans la détresse : « La destruction du passé est peut-être le plus grand crime », écrit-elle dans L’enracinement, et à propos des ouvriers : « Ce qu’on peut chercher dans leurs revendications, c’est le signe de leurs souffrances. Or les revendications expriment toutes ou presque la souffrance du déracinement » (Ces phrases sont à méditer à propos des Gilets Jaunes). La critique de cette métaphysique apparaît tout aussi radicale dans les livres de Marìa Zambrano, par exemple dans L’Homme et le divin. La mort de Dieu, programmée par cette métaphysique, laisse les hommes en proie aux obscures divinités de l’État, du Marché, du Progrès et du Futur, puissances abstraites et anonymes qui dominent le monde aujourd’hui, réplique artificielle du Chaos de l’origine.
Une très juste expression de Cristina Campo condense l’antimodernité des Incandescentes: nous sommes dans une civilisation de la perte. Nous avons perdu l’essentiel, ce qui constituait « l’autre monde » : « À quoi se réduit désormais l’examen de la condition de l’homme, si ce n’est à l’énumération, stoïque ou terrifiée, de ses pertes ? Du silence à l’oxygène, du temps à l’équilibre mental, de l’eau à la pudeur, de la culture au règne des cieux. » Comme son compatriote et contemporain Pasolini, Cristina perçoit l’horreur de la société de consommation qui, étouffant les hommes sous une marée d’objets inutiles, massacre la Beauté, à commencer par la beauté de la nature. Elle s’insurge aussi contre la perte suprême, celle du « destin » dont le nom chrétien est « vocation » : « Tous les murs de la métropole crient à l’homme quelle musique il devra aimer, quelle maison désirer, quelle femme accueillir dans ses rêves, et ils lui proposent sans trêve la cohue babélique des destins vicaires, de l’actrice qui a bu du poison au champion mort dans un accident », écrit-elle dans Les Impardonnables.
Simone Weil, comme Maria Zambrano et Cristina Campo n’écrivaient pas pour la gloire mondaine mais parce qu’elles étaient, dites-vous, porteuses d’un secret. Quel était ce secret et en quoi définissait-il leur vocation d’écrivain ?
Le secret, c’est ce que trouve l’écrivain dans sa solitude, que Marìa Zambrano définit dans son essai Pourquoi on écrit comme « ce qui ne peut se dire à haute voix, à cause de la trop grande charge de vérité qu’il renferme », « la vérité de ce qui se passe dans le sein du temps ». C’est une vérité qui ne peut se donner dans l’immédiateté, à la lumière crue de l’instant, une vérité qui se dévoile par l’écriture. L’écrivain ne voit pas cette « trop grande charge de vérité » qu’il porte en lui, il s’en délivre, et ce sont les lecteurs qui, au fil du temps, dévoileront à leur tour une part de cette vérité pour nourrir leur propre secret. Écrire, penser, c’est entrer dans le travail immémorial du langage, lequel procède du Verbe et nous dépasse. Ce que m’ont dévoilé ces trois penseuses ne recouvre certainement pas la totalité de leur secret, le propre des grandes œuvres est de préserver ce secret au sein du temps, chaque époque trouve en elles la part de vérité qui lui revient.
Leur « vocation » d’écrivain se manifeste clairement dans leur poétique. L’œuvre de chacune d’elles répond à un appel de Dieu qui s’inscrit dans le dessein de Dieu. Bien que chacune ait suivi son propre chemin, que leurs expériences sont très différentes, elles se rejoignent sur l’essentiel. Leur expérience de l’écriture est vécue comme une expérience mystique et ce n’est pas un hasard si toutes les trois ont pris pour modèle saint Jean de la Croix, le poète mystique par excellence. La mystique est une potentialité de l’être humain que la philosophie pourrait reconnaître si elle n’avait pas rejeté l’amour. Chez le mystique, l’intelligence est animée par l’amour au sens chrétien du terme, la charité, le don de soi. Ces trois « incandescentes » brûlent d’amour de la Vérité : comment vivre, comment écrire sans un « Seigneur de l’Être » à aimer, demande Marìa Zambrano. La voie sanjuaniste est celle de la montée au Carmel, traversée de la nuit obscure qui crée un vide en soi pour faire place à l’objet d’amour, que l’écriture intériorise au plus profond de l’âme. On atteint alors une poésie « objectale », la plus haute poésie. L’amour courtois, qui renonçait à la possession de l’objet aimé pour le chanter, constituait un prélude, un premier pas dans cette voie mystique comme en témoigne la poésie des troubadours aux XIIe-XIIIe siècles, qui fut aussi œuvre de femmes, les trobaritz, ce qu’on oublie trop souvent. Dans la mystique, le sujet se consume pour l’objet aimé, il se libère ainsi du conformisme social et intellectuel, il atteint une liberté intérieure absolue : « Incandescents, nous traversons les murs », écrit Cristina Campo.
Si Simone Weil et Maria Zambrano ont connu l’exil tel que le sens commun le comprend (respectivement à Londres et en Amérique latine), vous faites de Cristina Campo, qui n’a jamais quitté son Italie natale, une figure originale de l’exilée. En quoi Cristina Campo était-elle exilée ?
Chez Cristina Campo, le sentiment de l’exil est lié à la perte de « l’autre monde », cette patrie spirituelle qui se manifeste par la Beauté révélatrice de la Vérité, dont elle a senti la présence dès l’enfance par exemple à travers le conte, genre littéraire qu’elle vénère. Ce sentiment est plus puissant que la seule nostalgie du royaume de l’enfance. L’exilé est cet Impardonnable, titre d’un premier essai éponyme repris dans le recueil de l’édition actuelle, antiphrase qui désigne ceux qui « restent étrangers au contexte, au système qui les contient ». Il arrive à Cristina de reconnaître dans un train ou une salle d’attente, à leur visage resté humain, ceux qui « ont vu la beauté et ne s’en sont pas détournés. Ils ont reconnu sa perte et par mérite l’ont acquise en esprit ». Le sentiment d’exil l’étreindrait de façon encore plus poignante, dans les trains et salles d’attente aujourd’hui, où les visages penchés sur les smartphones revêtent tous la même expression bornée.
Le contexte, le système dont parle Cristina Campo, se définit non seulement comme une civilisation de la perte, mais comme un monde qui enfante sans cesse la laideur, substituant le contingent à l’essentiel, le périssable au pérenne. Dans les années 60 qui voient l’essor de la société de consommation, Cristina identifie à l’Enfer certains quartiers de Rome, un Enfer sans douleur apparente où il y a simplement le Néant, un trop plein où débordent le factice et la vulgarité. Et pourtant, écrit-elle aussi, « j’aime le monde où je vis car c’est le temps où tout s’évanouit et que c’est peut-être justement pour cela, le vrai temps du conte », car l’exilé, impardonnable aux yeux de la société, ne renonce pas à « l’autre monde » et le cherche dans la quête de la perfection. Cristina a poursuivi cette quête avec détermination, obstination, signe d’une suprême liberté intérieure. Pareille au Chinois, lors de la révolte des Boxers, qui lit, impassible dans la file d’attente qui le conduit à l’échafaud, un livre parfait, comme nous l’avons vu plus haut, elle choisit des armes telles que « grâce, légèreté, ironie, sens subtils, regard ferme et pointilleux », en termes théologiques « clarté, finesse, agilité, impassibilité », que rassemble un concept italien intraduisible, la sprezzatura. À rebours de l’engagement moral et politique prédominant dans nos démocraties occidentales, la sprezzatura, qui exige une ascèse fondée sur la foi en une Transcendance, est une façon de « ne pas entrer dans la violence et la bassesse d’autrui », « une acceptation des situations auxquelles on ne peut rien changer […] ce qui est une manière indéfinissable de les modifier » (Je souligne). C’est là une morale aristocratique qui fait de Cristina Campo une fée du langage, dont la beauté de la langue nous rapproche des rives lointaines de « l’autre monde ».
Toutes trois ont été profondément marquée par la figure d’Antigone dont elles admiraient le sacrifice. Dans quelle mesure et sur quel mode ont-elles essayé de reproduire le sacrifice d’Antigone ?
C’est apparemment Simone Weil, qui signait ses dernières lettres à ses parents du nom d’Antigone, qui a voulu le plus consciemment « reproduire » le sacrifice d’Antigone. Dans la première partie de sa courte existence, elle a tout sacrifié pour un idéal de justice, de fraternité. Elle a d’abord sacrifié sa carrière. Brillante normalienne, agrégée de philosophie à 22 ans, elle aurait pu devenir célèbre comme sa contemporaine Simone de Beauvoir en produisant une œuvre dans l’air du temps, au lieu de quoi, elle a quitté l’enseignement pour travailler dans les usines et les champs, militer dans le syndicalisme ouvrier. Elle a sacrifié sa santé, se privant de nourriture, notamment pendant la guerre, dans les dernières années de sa vie, où elle donnait ses tickets d’alimentation aux soldats et aux pauvres, elle est morte de malnutrition, atteinte de tuberculose, désespérée que sa dernière œuvre, L’enracinement, ne soit pas comprise, non par orgueil mais parce que cela signifiait que « la Vérité est malheureuse ». La réputation que certains lui ont faite, anorexique masochiste éprise du désir d’inanité traduit l’incompréhension de son sacrifice dans notre société hédoniste. Quant à Marìa Zambrano, c’est à sa sœur Araceli, torturée par la Gestapo pendant la guerre, qu’elle identifie Antigone. Dans une lettre à Agustin Andreu, elle compare la mort d’Araceli à celle de Simone. Mais ce sont là les faits visibles et ce qui inscrit ces trois femmes dans la lignée d’Antigone relève de l’invisible.
Comme celle d’Antigone, leur voix est étouffée par la pensée dominante qui nie la valeur du sacrifice entendu comme don de soi. Comme Antigone, elles ont tout sacrifié à la quête de la Vérité. Une telle quête, la « vocation Antigone », exige le renoncement au monde, c’est-à-dire aux satisfactions narcissiques que l’époque peut offrir. Pour Marìa Zambrano, Antigone incarne « l’aurore de la conscience », une nouvelle conscience qui doit naître à chaque époque plongée dans le chaos, les ténèbres. Pour que naisse une nouvelle conscience, que faut-il sacrifier aujourd’hui si ce n’est l’Ego, le règne de la subjectivité et le relativisme qui en découlent ? C’est le sacrifice des Incandescentes, elles ont vécu dans l’ombre d’où elles témoignent que la voix d’Antigone ne peut s’éteindre.