Charles Ferdinand Ramuz a fait du paysan vaudois, malgré son statut d’homme ordinaire, un héros romanesque. L’écrivain suisse montre que l’individu le plus banal, parce qu’il est doué d’un libre-arbitre, peut intéresser la littérature. L’homme ordinaire, tel qu’il est compris par les héritiers d’Orwell, est une abstraction. Car dans la possibilité du péché et de la rédemption réside le caractère extraordinaire de toute vie.
Dans un des rares entretiens qu’il avait accordé à des journalistes à son domicile de Meudon, Louis-Ferdinand Céline leur confiait que seuls trois écrivains parmi ses contemporains étaient doués, comme lui, d’un style. Il citait alors Paul Morand, auteur de L’Homme pressé (1941), Henri Barbusse qui reçut le prix Goncourt avec Le Feu (1916) et Charles Ferdinand Ramuz qui publia notamment la Vie de Samuel Belet (1913). Si quelqu’un peut se permettre d’émettre des jugements définitifs sur le style, c’est bien Céline, lui qui a renouvelé de fond en comble la littérature française en donnant à l’argot ses lettres de noblesse. Nous pouvons affirmer avec lui que, parmi les écrivains d’expression française du XXe siècle, Ramuz se distingue à la fois par la grandeur de son style et par la force de son propos.
Ce Suisse né à Lausanne en 1878 s’est appliqué, dans l’ensemble de son œuvre, à rendre compte de l’existence des petites gens du pays de Vaud. Si son attachement pour le monde paysan a pu un temps le cantonner au roman régionaliste, son œuvre excède très largement le genre pour atteindre l’universel. Car en se saisissant d’un homme en particulier, le paysan vaudois, ce sont les grandes tragédies de l’humanité qui remontent à la surface. Dans la Vie de Samuel Belet, qui est un des romans canoniques de l’écrivain, Ramuz décrit, sur un mode initiatique, le parcours du héros éponyme. Jeune orphelin, il est placé sous la responsabilité de son oncle qui l’envoie travailler dans la ferme de M. Barbaz : « Heureusement que tu es en âge de gagner ta vie, sans quoi tu tomberais à la charge de ta famille, et quand on est fier on n’aime pas ça. » Le travail occupe une place centrale dans l’existence du jeune Samuel : il règle tous les pans de sa vie. Du monde, il ne connaît rien d’autre qu’un labeur quotidien et modeste, jusqu’au jour où il croise Mélanie, une adolescente qui va chambouler son existence.
De cette rencontre va naître en lui une ambition, celle qui consiste à vouloir s’arracher au milieu dont on est issu. Le paysan va se rêver bourgeois, l’homme de la terre homme de la ville. Il rejoindra, dans la petite commune de Roche, un notaire du nom de Gonin pour qui il exercera le métier de commis. Ce désir d’améliorer sa situation va révéler en lui son attachement profond et inconscient au monde qui est le sien : « Et puis surtout il y avait les choses, les choses que j’allais quitter. Jamais je n’aurais cru être tellement attaché à elles. Elles n’étaient plus seulement dans mes yeux, elles étaient aussi dans mon cœur. Et quand je tirais dessus, cherchant à les arracher, mon cœur tout entier venait avec elles, comme la motte avec la plante. » Samuel Belet apparaît donc comme un déraciné. Mais chez Ramuz, ce personnage type, contrairement à ce qu’en fait Barrès, n’est pas utilisé pour forger une mythologie nationale. Bien plutôt, le déraciné est une figure universelle, un symbole tragique du monde moderne.
Écrivain des gens extraordinaires
À première vue, Samuel Belet est un « homme ordinaire », un « common man », pour reprendre l’expression de George Orwell, c’est-à-dire qu’il est doué de cette capacité instinctive à percevoir et distinguer le bien et le mal. C’est un brave jeune homme au cœur pur qui souhaite accéder à une meilleure situation pour que l’élue de son cœur vive confortablement à ses côtés. En rien ses passions ne sont marquées du sceau de la démesure comme chez certains personnages arrivistes de la littérature du XIXe siècle. Samuel Belet n’est pas un Rubempré, encore moins un Rastignac. « Homme ordinaire », avons-nous dit rapidement en reprenant ce lieu commun. Mais ce que Ramuz révèle dans la Vie de Samuel Belet, c’est que « l’homme ordinaire » est une abstraction, une construction idéologique. Pour Ramuz, aucun homme n’est « ordinaire », que ce soit dans le sens le plus neutre (homme banal) ou dans le sens le plus chargé moralement (homme bon). Toute vie recèle sa part de tragédie, tout homme – parce qu’il est doué d’un libre arbitre – peut se forger un destin, jouir et souffrir de ses passions.
Tout homme libre est un pécheur. Et c’est dans la possibilité même du péché, comme dans la possibilité de rédemption, que réside le caractère extraordinaire de toute existence. La vie d’un individu, par son caractère unique et irréversible, ne peut être ordinaire, car elle est l’expression d’une possibilité singulière et inimitable. Même le plus médiocre des hommes ne peut être reproduit. Samuel Belet, qui n’a rien de médiocre, mais qui a tout de banal, montre que, du point de vue de la vie subjective, rien n’est ordinaire. Sa vie n’est pas une somme d’aventures exotiques. C’est une vie de travail, d’amour, de deuil, de tristesse et de joie. C’est une vie qui ressemble à celle de tous les hommes. Et pourtant, Ramuz fait de Samuel un héros romanesque d’envergure. Ramuz n’a pas besoin de radicaliser les passions ou d’exagérer la psychologie de son personnage. Il n’a pas besoin de l’héroïser, à la façon dont la littérature entend traditionnellement le mot de héros. Samuel Belet est un homme comme vous et moi, et c’est en cela que sa vie mérite d’être contée.
C’est bien un « homme ordinaire », mais pas dans le sens où l’entendent Orwell et ses héritiers. L’ordinaire chez Ramuz est un cadre, la banalité est un décor, mais l’homme qui évolue en leur sein ne peut y être réduit, comme il ne peut être réduit à sa condition sociale. Il y a de la grandeur dans l’aristocrate déchu de Dostoïevski ou dans le preux chevalier de Dumas, mais il y en a aussi dans le paysan vaudois de Ramuz. Si l’ethos de Samuel peut rappeler la décence ordinaire (common decency) d’Orwell, elle n’autorise pas Ramuz à des conclusions anthropologiques définitives sur la bonté supposée des petites gens. Au contraire, le roman de l’écrivain suisse s’achève par une sentence qui n’invite pas à l’optimisme : « C’est ainsi que sont les hommes : ils devraient se battre eux-mêmes, et ils battent leur cheval. »
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