Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, Didier Le Fur est l’un des meilleurs spécialistes de la Renaissance, qu’il a revisitée dans plusieurs biographies – dont un François Ier (Perrin, 2015) qui a fait date – et de façon transversale, comme dans Une autre histoire de la Renaissance (Perrin, 2018). Dans son dernier livre, Et ils mirent Dieu à la retraite. Une brève histoire de l’histoire (Passés composés), l’historien revient sur l’élaboration de la discipline historique à travers les figures qui, de Copernic à Michelet, ont remis en cause la toute-puissance de Dieu pour promouvoir un autre récit, celui du progrès des hommes.
Votre récit débute au tournant du XVIIe siècle avec Copernic et Galilée. Faut-il considérer la Renaissance comme l’amorce d’un craquèlement dans la conception omnipotente de Dieu ?
L’idée qu’il y aurait un craquèlement, un moment net de rupture, est erronée. Il s’agit d’une construction moderne faite a posteriori sur la base d’un schéma évolutionniste assimilant notre histoire à la croissance d’un homme, avec une enfance obscure qui devrait inéluctablement laisser place à une progression vers la raison, selon un schéma positiviste organisé à partir du XVIIIe siècle. S’il n’y a pas de rupture, il y a cependant une bascule opérée par la Réforme et le traumatisme qu’elle implique. Cette division entre catholiques et protestants va influencer le récit historique. Ces derniers vont en effet faire disparaître les miracles de l’histoire, comme les aides divines ou saintes aux rois de France, qui avaient structuré la « France très chrétienne » – à l’image de la légende voulant que l’apparition d’un cerf ait permis la victoire de Clovis lors de la bataille de Vouillé en 507.
Parmi les jalons qui ont conduit à séparer l’histoire des hommes de Dieu, on repère l’importance de la notion de libre-arbitre au XVIe siècle – que permet parfaitement le christianisme, car nous restons dans un temps chrétien. S’il y a une réflexion sur la mort, il demeure l’idée de ne jamais désobéir à la puissance divine. Ainsi, certains textes ne critiquent pas directement Dieu, mais découpent les champs de réflexion : d’un côté la foi, de l’autre la loi. Jean Bodin est représentatif de cette tendance, mais saint Thomas d’Aquin y a aussi participé. On observe aussi une pensée nouvelle sur la science. Jusque-là dominait l’idée que les scientifiques de l’Antiquité avaient tout fait et qu’il n’y avait plus matière à progresser dans ce domaine. La Renaissance consacre l’envie de renouer avec cette tradition.
Par quelles étapes l’élaboration de la discipline historique est-elle passée ?
Le sujet est longtemps réservé aux autodidactes et le problème de l’enseignement de l’histoire n’est jamais posé, ni la question de l’échange de connaissances en la matière. Mais si l’on cherche à progresser, l’idée perdure que l’histoire n’intéresse que les gens de pouvoir. Cette conception est notamment ancrée chez les penseurs du XVIIe siècle, comme Bossuet et Descartes ; pour eux, l’histoire n’est utile que pour les hommes qui exercent le pouvoir en tant qu’elle permet une connaissance des erreurs à ne pas faire en politique. Le reste ne serait que de la curiosité, de l’intérêt malsain pour la vie des autres. Mais dès ce XVIIe siècle, certains penseurs comme l’auteur du Dictionnaire historique (1696), Pierre Bayle, vont commencer à affirmer que la connaissance de l’histoire n’est pas seulement une vanité. Elle serait en effet une matière utile au progrès humain car elle permettrait de faire le point sur ce que l’humanité a réalisé, et donc sur ce qui lui reste à accomplir. Ces personnalités vont structurer le positivisme qui émergera au XIXe siècle.
Après la question de l’utilité de l’histoire, se pose ensuite le problème de la méthode : doit-on faire l’histoire de tous les hommes, ou s’intéresser seulement à celle des grands hommes qui guident la marche à suivre ? Malgré l’autonomisation progressive de l’histoire par rapport à Dieu, le récit des événements à travers les grands hommes est profondément ancré dans le logiciel chrétien et ses vies de saints, dont on va seulement changer les modèles et les personnes. Cette réflexion instaure la conception que, sur l’échelle du progrès, il y a des hommes qui vont plus vite que d’autres selon la géographie. À cette période germe l’idée qu’on peut regarder les Amérindiens comme un miroir de ce que nous étions à l’origine, dans l’enfance de notre raison. Et ainsi, peu à peu, la notion jusqu’ici assez floue de « civilité » devient, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le concept de « civilisation » incluant l’idée que certains sont supérieurs et d’autres inférieurs.
Votre livre décrit un double mouvement : l’histoire a d’abord été pensée et arrachée à Dieu avec la philosophie, puis elle s’est mariée avec la science. Comment cette évolution s’est-elle opérée ?
La jonction entre l’histoire et la science s’esquisse déjà dans certains propos de Turgot (1727-1781) lorsqu’il définit ce que doit devenir cette histoire moderne. Mais le réel passage de la philosophie de l’histoire à l’histoire pratique se fait tout bêtement lorsque l’on veut commencer à l’enseigner à l’école. Et cet enseignement découle directement d’une conception enracinée depuis la fin du XVIIIe siècle selon laquelle ce ne sont plus quelques grands hommes qui font évoluer l’histoire, mais l’État qui doit en être le moteur en participant au progrès. Les lectures de Condorcet, l’encyclopédiste auteur de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), ou de Pierre-Simon Ballanche (1776-1847) sont criantes à cet égard. Ils légitiment ces régimes nouveaux, issus de la Révolution de 1789. Quelques années plus tôt, la réflexion de Nicolas-Antoine Boulanger (1722-1759), qui a proposé une lecture de l’histoire humaine fondée sur la progression de sa raison, est de se demander : est-ce que la société doit changer l’homme, ou l’inverse ? Il penche plutôt vers l’idée que les hommes doivent changer la société. Quand Condorcet s’empare de la notion de progrès, son propos est tout autre. Ce progrès n’est pas humain ou économique : ce sont des lois qui l’encouragent, en d’autres termes l’État. En conséquence, l’État ne doit pas être passéiste, s’accrocher à une tradition, mais être le vecteur de l’adaptation.
En quoi la figure de Jules Michelet (1798-1874) est-elle centrale dans l’élaboration de la discipline historique ?
Sous la Restauration de Louis XVIII, il est décidé d’enseigner l’histoire à l’école. Jules Michelet, qui a une formation de philosophe, est le point de départ de cette nouvelle ère. Il sera parmi les premiers à avoir un poste pour enseigner et participer à l’écriture de manuels. C’est ainsi qu’il développe, à l’instar d’autres figures comme Guizot, des ambitions d’écrire l’histoire et d’écrire sur l’histoire. Michelet va peu à peu structurer son discours en s’inspirant beaucoup de Giambattista Vico (1668-1744), mettant l’idée divine de côté mais en gardant l’idée de cycles d’évolution progressifs de l’homme. Se développe alors une conception selon laquelle les sociétés naissent et meurent, mais que le savoir et leurs acquis seront fructifiés par les sociétés ultérieures qui les amélioreront.
Ce cheminement conduit forcément à placer la focale sur notre monde et, au sein de celui-ci, sur nous-mêmes, pour montrer que nous sommes meilleurs que les autres. L’histoire rompt avec Dieu, mais en garde l’universalité. Ce discours historique comporte donc une dimension totalisante, car il a l’ambition de saisir toute l’histoire humaine sans aucune limite divine. Il ne faut pas oublier que la notion de progrès comme moteur historique était encourageante, car elle laissait croire que si notre propre existence n’était pas grand-chose, nous formions le maillon d’une chaîne participant à la marche vers le bonheur. Conséquence indirecte de cette conception, ce moment laisse l’idée d’un bonheur pour la génération future, avec l’impératif de préparer le monde pour nos enfants. Ce souci du « quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? » est une idée assez neuve.
Ce nouveau récit historique va de pair avec l’affirmation constante d’un génie français qui aurait une place éminente dans le progrès de la civilisation. Dans quoi s’enracine cette prétention ?
La notion de nation, visible depuis le XIVe siècle avec la guerre de Cent ans, existe depuis longtemps. Elle se forge autant dans la défense face à l’envahisseur que dans la conquête. Elle se consolide notamment durant les guerres de religion – on accuse par exemple Catherine de Médicis de polluer le sang français avec son sang toscan. Si ces attaques sont du domaine de la propagande, la musique finit par s’installer dans les esprits et, à partir du XVIe siècle, la conscience de faire partie d’une patrie se développe très fortement. Les deux siècles suivant seront marqués par l’idée que la France est la première puissance européenne, donc du monde puisque le reste du monde est largement ignoré. La notion de civilisation, qui devait être globale et généreuse, va se resserrer pour finalement spécifier l’imaginaire d’un sentiment national, appuyé par l’art et la culture. Ainsi, au XIXe siècle, cette idée de nationalisme est toujours là ; on y ajoute un parcours historique censé prouver cette supériorité. De Guizot – quoiqu’avec des nuances – à Thiers et Michelet, ils y ont tous participé.
Votre lecture accorde une place particulièrement sombre à Ernest Renan (1823-1892), dont la postérité retient seulement la conception ouverte de l’idée de nation. Vous exhumez certains passages où il professe un scientisme pré-totalitaire, affirmant notamment qu’« être en possession de la science mettrait une terreur illimitée au service de la vérité ». Comment expliquer ces conceptions extrêmes ?
Les mots d’Ernest Renan sur la nation doivent être mis au regard de ce qu’il pense au-delà des frontières de celle-ci. Cet aspect méconnu de sa pensée permet de constater qu’il accepte la diversité en-deçà des frontières, sur le plan régional, mais qu’au-dehors il adopte une grille de lecture déterminant des peuples inférieurs et des peuples supérieurs. En fait, son goût pour la diversité au sein d’une nation s’explique surtout par son régionalisme breton. Il fait aussi preuve d’un scientisme prophétique. Quand on prête attention à son projet en la matière, guidé par l’idée que la science doit être la maîtresse de tout, on ne peut que constater que beaucoup de choses sont arrivées, et pour le pire – que ce soit la sélection des individus, la conception de la puissance par l’armée, voire même la bombe nucléaire, qui entre dans son idée de supprimer les populations inutiles. Les entreprises tragiques du XXe siècle ne sont en aucun cas une extrapolation ou une trahison de ces pensées scientistes : elles ont au contraire été leur application directe. Il nous faut, en tant qu’historiens, tirer les conséquences de cela car l’histoire a servi tous ces régimes en se mettant du côté de ces pouvoirs pour les justifier. Ce passé nous enseigne que l’histoire n’est pas une « science », et qu’elle ne peut prétendre à ce statut. On peut travailler sérieusement, avec érudition, mais prétendre que l’histoire est une science relève de l’escroquerie.
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