François Angelier est journaliste, éditeur et auteur. Il produit notamment l’émission « Mauvais genres » sur France Culture. Par ailleurs amoureux des écrivains antimodernes, il a publié des essais sur Claudel et Bloy. Il vient de préfacer la nouvelle édition de M. Ouine de George Bernanos paru chez L’arbre vengeur.
PHILITT : Dans votre préface, vous expliquez que l’élaboration de M. Ouine fut particulièrement longue et difficile pour Bernanos. Pouvez-vous nous dire pourquoi ? En quoi fut-elle plus compliquée que pour ses autres romans ?
François Angelier : La longueur de l’élaboration de M. Ouine est très supérieure à tout ce que Bernanos a pu faire auparavant. Il écrit son premier roman, Sous le soleil de Satan, en sept années (1919-1926). Il écrit Le journal d’un curé de campagne en un an. Bernanos travaille à M. Ouine pendant neuf ans (1931-1940). On a peu d’informations sur les origines du roman, des aperçus seulement sur le déroulement de sa rédaction et sa conception. Il y a des moments d’absence, des moments de relance. Il y a quelque chose d’étrange qui le lie à ce roman, d’autant plus que, quand Bernanos l’écrit, avec la difficulté que l’on connaît, il produit d’autres fictions. La genèse de M. Ouine désempare autant que le texte lui même. À la différence de Sous le soleil de Satan dont on sait qu’en 1919, Bernanos, rendant visite à sa sœur à Berck-plage, perçoit, comme dans une chambre noire, une apparition de Mouchette. Et il y avait comme témoin de la rédaction du livre Robert Vallery-Radot, qui en a été l’accoucheur. On sait aussi beaucoup de choses sur Le journal d’un curé de campagne : Bernanos prend acte de l’apparition du curé d’Ambricourt. Il y a des témoignages précis sur cette année de rédaction et sur son état intérieur, sur ce jaillissement et l’approbation qu’il a à l’égard de son texte. Avec M. Ouine, Rien. On ne connaît pas le point d’ignition, la mise à feu.
Au-delà des éléments objectifs que vous décrivez, on a l’impression que Bernanos est mal à l’aise avec son sujet…
Selon moi, M. Ouine est le ciel noir, la nuit opaque sur laquelle se détachent tous les autres romans de Bernanos. Je pense qu’il avait besoin de cet horizon bouché, angoissant, définitif, de ce bord du monde pour construire des œuvres où l’espoir était présent.
Comment expliquez-vous le relatif insuccès de M. Ouine, en comparaison avec Sous le Soleil de Satan ou Le journal d’un curé campagne ?
Le roman sort en 1946. Vous imaginez bien que la France, à ce moment, n’a pas envie de M. Ouine. C’est une France qui est en reconstruction, qui demande de l’espoir, de la distraction, voire de la frivolité. C’est la France qui découvre le jazz, le roman noir, les bas en nylon, les cigarettes américaines… La France n’est pas prête à recevoir ce trou noir qu’est M. Ouine. Le livre contrevient, de manière fondamentale, à toutes les aspirations et tous les désirs du public français de l’époque. Mais il faut ajouter à cela le problème de la forme du roman.
Que dit la critique quand le livre sort ?
Très peu de gens en parlent. Il y a Claude-Edmonde Magny qui fait, dans une revue littéraire, un texte que Bernanos saluera. Albert Béguin, grand bernanosien, accueille avec enthousiasme le livre. Mais à l’exception de ces rares plumes, la critique ne comprend pas le roman parce que sa forme est trop complexe, trop novatrice, trop aventurée.
C’est étonnant puisque M. Ouine ne détonne pas particulièrement par rapport au reste de l’œuvre de Bernanos. On comprend facilement la filiation qui va de Sous le soleil de Satan à M. Ouine en passant par Le journal d’un curé campagne.
Si on prend la courbe de vie et l’arc créatif de Bernanos, ce roman est d’une parfaite logique. Mais en 1946, un an après son retour en France, Bernanos a réussi à se mettre à dos la totalité des fratries intellectuelles : les communistes, les démocrates-chrétiens, Le Figaro etc. Bernanos redevient alors le suprême emmerdeur, l’homme libre qui ne cède sur rien. Bernanos attaque Mauriac de manière permanente. Il collabore encore avec quelques journaux gaullistes parmi les plus intempestifs comme La Bataille. L’antifascisme de Bernanos a laissé place à un anticommunisme virulent. Il est redevenu un homme seul, très contesté et très attaqué dans la presse. Quand M. Ouine sort, il n’y a donc aucune raison d’être à l’écoute, de faire un effort à son égard.
Le roman a été réévalué depuis…
Toute la critique littéraire, de Béguin à Asensio en passant par Milner, estime que c’est la grande et ultime tentative romanesque de Bernanos.
Est-ce que M. Ouine peut s’adapter au cinéma ?
Il faudrait un immense génie du cinéma et un immense acteur. Le roman a été lu et enregistré par Michel Bouquet. Il aurait pu – il est aujourd’hui très âgé – faire un M. Ouine. J’imagine aussi des gens comme Charles Laughton ou Orson Welles qui ont cette massivité nécessaire pour incarner le personnage.
Vous dites de M. Ouine qu’il est un roman « énucléé ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Énucléé, au sens propre du mot, cela veut dire être privé de noyau. En définitive, la caractéristique principale de M. Ouine, c’est que le personnage éponyme qui est au cœur du roman, et dont l’influence gagne la totalité du petit univers au centre duquel il s’est placé, est un noyau mort. Ce n’est pas un noyau ardent, il réfrigère le monde qui l’entoure. En réalité, l’élément central existe, mais il ne joue pas le rôle du noyau. M. Ouine est pourvu d’un élément central qui est absent. Ce n’est pas un chaos central, c’est un vide central. Ce n’est pas un feu central, c’est un froid central.
La littérature, française et étrangère, a décliné à de nombreuses reprises la figure du nihiliste. M. Ouine est-il un nihiliste et, si oui, quelle est l’originalité de son nihilisme ?
Si on entend par nihiliste un militant politique qui profère une idéologie, une sorte d’anarchiste radical qui appelle de ses vœux le chaos, alors M. Ouine n’est pas un nihiliste. Au contraire, c’est un professeur de langues qui a eu une carrière, qui correspond avec le ministère de l’Éducation nationale, qui a été l’auteur d’une méthode. C’est donc un homme social. Lorsqu’il arrive à Fenouille, il fait des mondanités, il est reçu, il cherche à se faire une place au sein de la communauté. Ce n’est pas une figure nihiliste telles celles qui apparaissent chez Dostoïevski. C’est quelqu’un qui se loge dans n’importe quel organisme et qui le travaille de l’intérieur. Ce n’est pas un nihiliste, mais un néantiste. Il ne neutralise pas, il anéantit. Son but n’est pas le chaos, mais le rien, le vide. Il tire parti des forces en présence non pas pour créer un conflit généralisé, mais pour créer une sorte de masse morte, de charnier. M. Ouine n’a ni message politique ni message philosophique à partager, il est doué en revanche d’une aptitude à détruire tout ce qui est autour de lui.
Peut-on rapprocher M. Ouine de Méphistophélès, « l’esprit qui toujours nie » ?
Avec Méphistophélès, nous sommes encore à un stade positif de la négation. Satan est dans une confrontation, il s’oppose à Dieu. Avec M. Ouine, il n’y a pas d’affrontement, mais il fait défaillir le monde ontologiquement, métaphysiquement. On sait que, pour écrire, Bernanos descend à l’intérieur de lui-même, s’enferme dans une chambre noire, une sorte de chapelle ardente, où il attend que quelque chose se passe, que des personnages apparaissent. Il faut imaginer Bernanos descendant en lui-même et allant à la rencontre de M. Ouine. Pour quelqu’un qui vit de sa foi religieuse, de la présence du Christ, de l’espérance et de la charité, aller au contact de M. Ouine, c’est jouer l’existence même de son âme et de sa foi. Il est allé aux limites de ce qu’un écrivain catholique peut faire. Il a mis sa foi en jeu de manière beaucoup plus considérable qu’avec Sous le soleil de Satan.
En quoi la description physique que Bernanos fait de M. Ouine (gras, flasque, mou etc.) symbolise-t-elle son être même ?
Il y a chez Bernanos un dégoût, une nausée, pour tout ce qui est le mou, le gras, le dégoulinant. Il ramène cette apparence disgracieuse à la figure du bourgeois, à son côté repu et digérant. Mais cela évoque aussi le malin. Il était normal que M. Ouine adopte un tel physique. M. Ouine est un sable mouvant, un marécage. Si vous tapez contre mur, vous vous faites mal, mais vous sentez l’opposition. Avec M. Ouine, rien de tout ça. Il ne s’oppose pas à autrui, il l’avale et le digère. Ce n’est pas un ennemi contre qui l’on peut se battre. C’est un phénomène qui vous neutralise et qui rend impossible tout conflit. Personne ne se bat contre M. Ouine.
Bernanos fait aussi de M. Ouine une figure satanique, un « Satan en proie à l’acédie », écrivez-vous. Mais l’enfer dont il est issu est un enfer « froid ». Est-ce une invention de Bernanos ou cela renvoie-t-il à une acception classique ?
Dans la tradition catholique, certains visionnaires mystiques ou écrivains ont identifié l’enfer au froid. Max Jacob dit : « L’enfer est froid, car s’il était chaud quelque chose pourrait y pousser. » Le froid est ce qui isole, ce qui rétrécit et ce qui confine.
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