Michel Bernard est écrivain. Il est l’auteur du roman Le bon cœur aux éditions de la Table Ronde et vient de publier Hiver 1814, récit de la campagne de France, chez Perrin. Il publiera en janvier Le Bon Sens, roman sur la réhabilitation de Jeanne d’Arc par Charles VII, à la fin de la guerre de Cent ans. Il est également spécialiste de l’œuvre d’Elie Faure, le grand critique d’art dont les éditions Perrin viennent de republier dans la collection Tempus son Napoléon de 1921. Un livre étonnant qui inspira Abel Gance et qui n’est pas sans rappeler le livre de Léon Bloy sur l’empereur.
PHILITT : Quelle place la critique d’art occupe-t-elle dans la société française et plus précisément dans le monde littéraire de ce début de XXe siècle durant lequel commence la carrière d’Elie Faure ?
Michel Bernard : Beaucoup de romanciers à la fin du XIXe siècle écrivent sur la peinture, beaucoup moins sur la sculpture, très peu sur la musique. Zola, Huysmans, Mirbeau sont les plus célèbres, Apollinaire et Léon Werth pour la génération suivante. Ces écrivains qui penchent plutôt à gauche, parfois à l’extrême gauche, accompagnent avec enthousiasme et vigueur la révolution esthétique en cours. Soutenir la peinture moderne contre l’académisme, c’est contester l’ordre bourgeois, c’est participer au débat sur l’évolution de la société, agir sur les sensibilités et le goût du public. Barrès, à cette époque, consacre significativement de longs textes aux maîtres du passé : Le Greco, Le Lorrain, Delacroix et n’exprime aucun intérêt pour la peinture de son temps. Toutefois, pour l’ensemble, écrire sur la peinture reste une activité annexe à la construction de leur œuvre. Elie Faure sera le premier Français à consacrer quasi exclusivement son talent d’écrivain à la critique d’art pour y dresser une œuvre originale et ambitieuse.
On est toujours saisi par le style étincelant des livres d’Elie Faure. Quelle place prend celui-ci dans l’expression de sa pensée ?
Faure aborde les œuvres en écrivain, non en amateur d’art ou connaisseur. L’écriture n’est pas le support de la pensée, le langage, l’instrument de la pensée, mais la pensée à l’œuvre. Le style n’est pas une séduction, mais un élan, un mouvement qui trouve sa forme et son itinéraire au contact de l’œuvre et la pénètre. L’écrivain ne commente pas, il restitue par le rythme de ses phrases, la surprise et l’intensité des images, le son et l’agencement des mots, l’énergie de l’œuvre observée. Le style cherche, explore, fouille. La démarche n’est ni scientifique, ni objective, elle est consubstantiellement littéraire, de sorte que l’œuvre esthétique de Faure peut être aussi lue sans référence immédiate aux tableaux et sculptures qui en sont les objets. Elle peut être lue pour elle-même, comme l’on peut lire Le Tableau de la géographie de la France de Vidal de La Blache sans le support des cartes ou des photographies, mais comme un grand poème en prose.
En plus du style, qu’est ce qui forme le caractère unique de sa critique d’art ?
La place donnée à l’intuition est première. Elle est l’agent actif de la création artistique. Elle s’exprime chez Faure par le style. C’est dire qu’il a conscience en écrivant sur l’art d’être lui-même artiste et de bâtir avec son Histoire de l’art, une œuvre d’art qui vaut par elle-même.
Son expérience militaire durant la Grande Guerre est-elle, selon vous, l’élément déclencheur qui l’amène vers la figure de l’empereur ?
L’épreuve de la guerre, qu’il connaît d’abord comme médecin, puis comme artilleur volontaire, ce qui était le moyen de la faire littéralement, a évidemment été importante dans l’accouchement de son Napoléon, mais je ne crois pas qu’elle soit décisive. Ce livre singulier est une extension, ou une excroissance de L’Art moderne publié l’année même, 1921, où le « poète Napoléon », né de la révolution française, est décrit dans les termes réservés aux plus grands créateurs.
Pour quelles raisons le livre fit-il scandale à sa sortie en 1921 ?
La Sainte Face publiée en 1918 avait déjà choqué un certain nombre des amis de Faure à cause de ses vues paradoxales sur l’énergie dans la guerre, des réflexions dissonantes dans l’humanisme teinté de pacifisme du milieu intellectuel qu’il fréquente, auquel il appartient. Napoléon, à leurs yeux, aggrave son cas. Mais ce livre bouleverse surtout les catholiques, à cause du premier chapitre intitulé « Jésus et lui ». Le parallèle entre le fils de Dieu et l’Empereur, héros sacrifiés pour l’accouchement de l’humanité, leur est évidemment insupportable. De violentes réprobations sont exprimées par des lecteurs qui ont pris pour un éloge, au sens moral du terme, une méditation esthétique.
On s’étonne de voir un homme si engagé à gauche se livrer à un tel panégyrique de Napoléon. Qu’est ce qui le séduit chez lui ?
Elie Faure envisage Napoléon comme artiste. Le génie de Napoléon, expose-t-il, est dans son intuition et son imagination. L’intelligence, la rapidité et la puissance du raisonnement, la clarté et la précision des vues, le travail acharné sont des qualités portées chez lui à un niveau exceptionnel, mais sont secondaires. Il est deux fois artiste : par son éloquence, ses talents de metteur en scène et de « communiquant », d’une part, par ses conceptions stratégiques et politiques, d’autre part. C’est sur le deuxième terme qu’il peut être qualifié de proprement génial. Il est un artiste parce qu’il est un grand politique et un grand militaire, et qu’on ne peut être l’un ou l’autre que si l’on possède des qualités qui excèdent le raisonnement, que si l’on a en soi cette force intérieure qui projette l’esprit vers l’inconnu, l’inconnu dont précisément l’intelligence, le raisonnement logico-déductif a horreur. L’inconnu, c’est ce qui appelle les grands artistes, c’est ce qui appelle Napoléon ; il en avait lui-même conscience. En fait, si Elie Faure s’intéresse tant à Napoléon, c’est pour mieux comprendre ce qui fait un artiste, cette aspiration vers l’inconnu, le désir de ce qui n’a jamais été vu, jamais été fait, de ce qui n’existe pas. Pas encore.
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