L’enseignement oral de Platon, synthèse des travaux de l’école de Tübingen, prétend que le cœur de la philosophie platonicienne n’apparaît pas dans les Dialogues. Cet enseignement caché remonterait à Pythagore, qui voyait dans les mathématiques l’architecture de la réalité. L’ascension vers les vérités éternelles serait, voile après voile, une quête des nombres qui gouvernent l’univers.
Dans les années 60, l’école de Tübingen ressuscita de vifs débats autour de l’existence d’un « ésotérisme platonicien ». Deux professeurs de Tübingen, Krämer et Gaiser, y défendaient l’idée que l’enseignement de Platon n’était pas écrit mais oral. Cet enseignement oral, loin d’être un phénomène tardif, serait le cœur de sa philosophie. Une révélation qui nous éclaire sur l’antiquité aristocratique, où la connaissance était transmise physiquement. Platon lui-même méprisait l’écriture ; ses propres Dialogues n’étaient écrits que pour être lus, incarnés, à la façon du théâtre. Platon, avant d’être converti philosophe, s’était rêvé tragédien… Le livre de Marie-Dominique Richard, L’enseignement oral de Platon, retrace le long travail de cette école exégétique, et reproduit les témoignages de la tradition aristotélicienne et de l’ancienne Académie. Cette émouvante recherche de la « parole perdue » est une quête des origines ; c’est le corps du maître qui doit revenir à la vie.
Que nous apprend cet enseignement oral ? Qu’il y avait, chez Platon, une analogie entre la structure du langage et la structure de l’être, et que les mathématiques en étaient la clef. En effet, chez Pythagore, les mathématiques sont la matrice de l’univers. Le cosmos pythagoricien n’est pas un dualisme entre le ciel et la terre, mais plutôt une succession de niveaux de réalité qui s’emboîtent les uns dans les autres, en cascades, en poupées russes. Chaque dimension trouve son fondement dans un principe unique, lui-même porte d’entrée vers une dimension plus pure. Ainsi le monde matériel est-il fait de volumes en trois dimensions ; ces volumes en trois dimensions sont faits de surfaces en deux dimensions ; ces surfaces sont faites de lignes ; ces lignes sont faites de points ; et le point est un nombre. La réalité est donc une suite de nombres, qui ont eux-même pour principe le nombre Un. « L’Un », monade des monades, à la fois seule réalité et principe de chaque atome du cosmos.
Le génie de Pythagore est de considérer l’univers non comme substance, mais comme forme. Il renverse ainsi les quatre éléments en quatre dimensions du réel. Le feu devient le point ; l’air devient la ligne ; l’eau devient la surface ; et la terre devient le volume. Ces quatre nombres, additionnés, forment la sainte « Décade », créatrice de l’espace et du temps. Mais Platon bute encore sur le problème du Parménide : « Si de l’Un doit sortir de l’être, celui-ci ne le peut qu’en étant indéfiniment dualité. » Autrement dit, l’Un ne peut générer seul le multiple. Dieu ne peut créer le monde par lui-même. Platon doit donc postuler l’existence d’un deuxième principe à l’origine des mondes : la « Dyade indéfinie », qui divise l’Un en une suite de nombres. On retrouve alors le dualisme gnostique entre Dieu et le démiurge : combat héraclitéen entre l’union et la séparation, l’identité et la différence, le repos et le mouvement. L’originalité de la démonstration est que c’est ici l’Un qui est fini, suprême limite, alors que le processus de division est infini. Elle confirme cependant la distinction néo-platonicienne entre l’Un et l’Esprit, car l’Esprit est déjà conscience, c’est-à-dire séparation (illusoire) du sujet et de l’objet. L’Un qu’on peut nommer « Un » n’est pas l’Un…
La voie de la transformation
L’escalade dans les principes de plus en plus purs de la réalité débouche donc sur un paradoxe. Au sommet de la pyramide, il n’y a pas un principe ultime, mais deux. On songe au théorème d’incomplétude de Gödel : la cohérence d’un ensemble mathématique dépend toujours d’un axiome qui lui est extérieur. La régression à l’infini des catégories logiques aboutit à l’aporie, au vertige socratique du « Je sais que je ne sais rien ». Dans les cendres de la métaphysique, on se raccroche alors à Kant : la structure de l’univers n’est peut-être que la structure de notre entendement. L’homme, condamné à cartographier mentalement un territoire absolument inaccessible, est enfermé dans sa propre caverne. Est-ce le sens de la maxime de Socrate, gravée à l’entrée du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les dieux » ? Promesse du Graal en même temps qu’avertissement tragique : tu ne connaîtras que tes propres limites.
Reste cependant un espoir. C’est Pierre Hadot qui préface L’enseignement oral de Platon. Or, ce grand universitaire a toujours défendu la vocation initiatique de la philosophie antique. Plus qu’une cartographie du réel, la philosophie est pour lui une voie de transformation. Une transformation de sa propre structure ; une métamorphose de l’être. Dans le règne du devenir, tout se « transforme », puisqu’au fond, rien n’est vraiment. La nature s’entre-dévore, se régénère, évolue, comme pour s’efforcer d’atteindre une forme plus pure d’existence. Comme si l’univers, logiquement inachevé, désirait accéder à l’authentique réalité… Alors, c’est le « Socrate érotique » qui montre la voie : en remontant les degrés de la réalité pour éprouver l’essence des choses, le philosophe achève son existence. Cette ascension se fait moins par la raison mathématique que par l’amour de la connaissance. Dans Le Banquet, l’amour est l’expérience d’une réalité « antérieure », c’est-à-dire transcendante : l’amoureux de la « Sophia » se souvient de l’éternelle beauté de l’Un. Mais peut-être existe-t-il un enseignement ni écrit, ni oral, du « divin Platon » ?
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