Après Accélération (2010) et Résonance (2018), Hartmut Rosa revient avec Rendre le monde indisponible. Dans cet ouvrage, le sociologue allemand interroge la relation qu’entretient l’homme de la « modernité tardive » avec son environnement naturel et culturel. Selon lui, la mise à disposition du monde par la technique empêche l’homme d’avoir des expériences de résonance et produit un cadre de vie profondément ennuyeux et triste. Pire, cette trop grande disponibilité aboutit à une nouvelle forme d’indisponibilité, à la fois monstrueuse et hostile.
Il est possible d’évaluer la pertinence d’un concept philosophique à l’aune de son adéquation avec le réel. Alors que les éditions de La Découverte viennent de publier le dernier livre d’Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, on apprend via plusieurs médias que l’Antarctique, une des régions les plus hostiles qui soit pour l’homme, voit sa fréquentation touristique croître considérablement depuis quelques années. Si le tourisme en Antarctique existe au moins depuis le début des années 90, il se développe de manière exponentielle depuis le début des années 2010. Nous sommes passés de 3000 visiteurs en 1990 à 37 000 en 2014. En plus du caractère gravissime d’une telle tendance d’un point de vue écologique, aussi bien pour la banquise que pour les espèces animales qui peuplent ce continent, cela nous dit quelque chose de particulièrement désespérant sur le rapport que l’homme de la « modernité tardive », pour reprendre la terminologie de Rosa, entretient avec le monde.
C’est la question de cette relation de l’homme au monde qui est au centre de l’œuvre du sociologue allemand et c’est tout particulièrement la question de la « disponibilité », c’est-à-dire de la mise à disposition du monde, qui fait l’objet de son dernier livre. Pour Rosa, la volonté moderne de rendre le monde disponible, c’est-à-dire de le maîtriser et de le soumettre par la technique, empoisonne la relation que nous pouvons avoir avec lui. « Le monde rendu disponible sur les plans scientifique et technique, économique et politique semble se dérober et se fermer à nous d’une manière mystérieuse ; il se retire, devient illisible et muet, et plus encore : il se révèle à la fois menacé et menaçant, et donc au bout du compte constitutivement indisponible. » En particulier, un monde ainsi disponible pour nous nous empêche d’avoir des expériences de « résonance », concept développé dans son livre précédent qui signifie, en résumé, la capacité que possède l’homme de s’émouvoir face à l’inattendu. Cela peut aussi bien concerner les expériences esthétiques, philosophiques ou relationnelles. « Un fragment de monde rendu complètement disponible perd, dans ce sens, sa qualité de résonance : il ne tarde pas à se taire et nous inspire plus alors que de l’ennui. » C’est pourquoi, nous dit Rosa, les récits biographiques dignes d’intérêt ont toujours à leur origine des expériences de résonance. Car pour faire un héros de roman, il faut bien qu’un événement se produise, que le quotidien soit bouleversé, que le risque soit présent. En bref : que quelque chose se passe.
Atteignabilité et disponibilité
L’exemple du tourisme en Antarctique permet de comprendre le problème que pose la disponibilité du monde du point de vue de l’authenticité et des expériences de résonance. En effet, ce continent qui était autrefois une terre de prédilection pour les scientifiques et pour les aventuriers, se méritait. Il fallait y aller par ses propres moyens ou dans le cadre d’expéditions à haut risque. On ne savait pas exactement ce qu’on allait y trouver et si on allait en revenir. L’Antarctique, s’il était « atteignable » grâce à des efforts colossaux, n’était pas « disponible » comme il l’est aujourd’hui pour les touristes du XXIe siècle. Aux yeux de Rosa, la différence entre l’ « atteignabilité » et la « disponibilité » est décisive et détermine en grande partie notre relation au monde. Dans son livre, le sociologue ne prend pas le cas de l’Antarctique mais celui du safari, exemple canonique de disponibilité, dans lequel rien n’est laissé au hasard et où le danger est absent. « […] nous voulons qu’on nous garantisse que nous verrons un lion, mais il faut aussi qu’on nous certifie qu’il ne nous approchera pas de trop près, que la rencontre ne durera pas trop longtemps (nous voulons quand même être de retour à l’heure pour dîner) et que nous ne serons pas trempés par la pluie ou brûlés par le soleil au cours de cet épisode. »
Pour Rosa, le monde moderne fait primer la disponibilité sur l’atteignabilité et transpose, dans une logique consumériste un « désir de relation » en un « désir d’objet ». Ainsi, l’homme de la modernité tardive ne veut plus découvrir, contempler ou s’aventurer mais posséder. « […] une erreur fondamentale de la culture moderne tient au fait qu’elle transforme la nostalgie de l’atteignabilité du monde (toujours ouverte quant au résultat) en exigence de disponibilité (certaine) et qu’elle a institutionnalisé cette revendication dans le programme de l’extension de l’accès au monde, dans la mise à disposition quadridimensionnelle du monde. » Cela signifie que le désir de découverte ou de résonance habite toujours les hommes, mais qu’il se heurte à une nouvelle donne : l’exploration et la domestication, si l’on veut, de l’intégralité du monde. Et cette situation aboutit à un paradoxe qui est au cœur de la réflexion de Rosa. En rendant le monde entièrement disponible, on le rend par la même occasion indisponible, mais sous une nouvelle forme, aliénée, monstrueuse. En d’autres termes, le monde se dérobe à nous en même temps que notre contrôle sur ce dernier devient plus grand. Plus nous voulons l’apprivoiser et plus il devient hostile. Les accidents nucléaires – la maîtrise de l’atome étant à la fois le sommet de la technique et le risque de la perte du monde – nous le rappellent exemplairement. L’indisponibilité « originelle » que regrette Rosa semble perdue, ce qui donne à son ouvrage une tonalité pessimiste. Mais il faut néanmoins postuler, pour notre propre santé mentale, que, dans les marges, certaines expériences de résonance sont encore possibles. Si l’exploration du monde à la façon de l’homme du XIXe siècle est désormais impossible, les créations de l’esprit, qu’elles soient musicales, littéraires ou philosophiques, peuvent encore échapper au règne de la disponibilité.
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