Ancien directeur des études sur l’Antiquité de l’École française de Rome, aujourd’hui directeur d’études à l’EHESS, Yann Rivière est spécialiste de l’histoire politique et juridique de la Rome antique. Il vient de publier une biographie de Germanicus aux éditions Perrin. Pour PHILITT, il revient sur ce prince romain, père de Caligula, mort en 19 ap. J.-C et dont le destin tragique plongea la population de Rome dans le deuil et l’affliction.
PHILITT : Le travail de l’historien antiquisant est marqué par le manque de sources. Comment avez-vous travaillé sur l’enfance de Germanicus sur laquelle ces dernières sont presque inexistantes ?
Yann Rivière : Sur l’enfance de Germanicus nous ne disposons que d’un témoignage unique. La silhouette en bas-relief d’un enfant debout entre ses deux parents, Drusus l’Ancien et Antonia Minor, sur la frise de l’Autel de la Paix Auguste, un monument achevé en 9 av. J.-C. et presque intégralement conservé jusqu’à nos jours à Rome dans le musée que lui a consacré Richard Meier, au lieu du monument mussolinien qui avait précédé. Il s’agit là d’une représentation officielle de la famille impériale où cet enfant n’occupe encore qu’une place marginale en comparaison des héritiers présomptifs d’Auguste, Caius et Lucius César. Ce n’est qu’après la mort de ces deux jeunes princes, que Germanicus prendra le devant de la scène en 4 ap. J.-C. après avoir été adopté par Tibère, son oncle, et l’héritier en première ligne d’Auguste. Jusqu’à cette date – il a alors dix-neuf ans – nous ne savons pratiquement rien de lui. Toutefois, des auteurs plus tardifs, évoquent les talents qu’il a manifestés très tôt dans le domaine des lettres (rhétorique, poésie…). Et l’on peut supposer par ailleurs qu’il s’est aussi distingué très vite dans le métier des armes (dès l’année 6 ap. J.-C., il reçoit un commandement important au cours de la guerre contre les Pannoniens (en Slovénie, Croatie et Serbie actuelles). Il fallait bien qu’il ait acquis auparavant une formation dans ce domaine. Bref, pour parler de l’enfance de Germanicus on ne peut recourir qu’à des recoupements avec ce que l’on sait de la formation des jeunes gens des classes dirigeantes de l’époque, en considérant qu’il s’est distingué très tôt parmi ses pairs.
Quelle valeur accordez-vous à Suétone et Tacite, deux historiens romains souvent contestés pour leurs partis pris ? Comment l’historien d’aujourd’hui que vous êtes utilise-t-il les écrits de ces deux auteurs pour comprendre la vie de Germanicus en particulier et l’Histoire de Rome plus généralement ?
On découvrira toujours un parti pris chez les historiens anciens – chez les modernes également, mais différemment –, plus ou moins délibéré, et contrebalancé par une plus ou moins grande préoccupation d’exactitude. Pour faire bref (car le travail exégétique conduit sur les textes de ces deux auteurs est considérable), disons que Tacite est hautement préoccupé de « liberté » (c’est-à-dire que son récit est guidé par une nostalgie de l’époque républicaine, et un rejet de l’autocratie impériale), tandis que Suétone, un biographe, plutôt qu’un historien à proprement parler, est souvent gagné par un souci de dramatisation et de « sensationnel ». Le premier dit de Germanicus, par exemple, qu’il aurait souhaité, à l’instar de son père, rétablir le régime républicain. Le second brosse une sorte de « contre-portrait » ou de « portrait en creux » de Germanicus dans la galerie des monstres et des tyrans qui s’égraine dans Les vies des douze Césars. Mais un examen minutieux, attentif aux recoupements d’informations et au croisement des données permet, même à partir des partis pris de nos auteurs, de parvenir à un certain degré de certitude ou d’absence de doutes sur des faits. À condition évidemment de ne pas s’engager dans la représentation fantasmatique et psychologisante du personnage en question. Elle est nécessairement insaisissable.
En plus d’être un grand militaire et un politique de talent, Germanicus fut aussi un homme de lettres. Que sait-on sur cette part littéraire ? Est-ce étonnant pour un prince romain ?
Cela n’a rien d’étonnant pour un prince romain. Que l’on songe par exemple au militaire d’exception qu’étaient son père, Drusus l’Ancien, et son oncle, Tibère. L’un et l’autre, le second assurément, avaient également une grande maîtrise des lettres. Il n’en demeure pas moins que Germanicus, en dehors de ses talents de rhéteur et d’avocat, était également poète et dramaturge. Nous avons conservé de lui une traduction et une adaptation des Phénomènes d’Aratos, un traité à succès, relevant de la science de la divination. Pour ce qui concerne le métier des armes, Germanicus obéissait à une tradition de chefs de guerre, eux-mêmes combattants, à l’instar de son père. Alors qu’un Tibère, militaire hors pair, était plus enclin aux calculs stratégiques et à l’économie des moyens. Germanicus était le fils de son père qui aurait sans doute voulu un jour tuer de sa main, en première ligne, l’un des chefs ennemis.
Pourquoi est-il rappelé à Rome par l’empereur Tibère alors qu’il s’apprête à soumettre les peuples d’outre-Rhin ? Sans faire de l’histoire fiction, peut-on supposer qu’il aurait pu pacifier cette région ?
Le rappel de Germanicus tient à la raison évoquée précédemment, à savoir la prudence de Tibère qui craignait peut-être une nouvelle aventure. « L’histoire fiction » n’a pas sa place en histoire « tout court » à moins qu’elle ne permette de nous convaincre, en songeant à ce qui était possible. Rien n’était « acquis » ou « clos » sur le front rhénan en 16 ap. J.-C. Germanicus avait remporté des victoires significatives, il pensait pouvoir achever l’effort de guerre mais sa flotte avait failli disparaître au retour dans une tempête. Tibère lui a demandé de rentrer. Ces régions n’ont pas été pacifiées par Rome, en raison peut-être des difficultés momentanément rencontrées, mais songeons que la péninsule ibérique avait été conquise en près de deux siècles (pour ce qui concerne la durée des opérations) et que la « Bretagne » (la Grande-Bretagne) fera l’objet d’une offensive victorieuse quelques décennies plus tard. Il y a une grande part d’aléatoire et de facteurs conjoncturels. Jamais rien de « déterminant en dernière instance », et surtout pas la profondeur des forêts de Germanie ou l’étendue de ses marécages. La chaîne dalmate où Germanicus s’était illustré entre 6 et 9 ap. J.-C. n’avait pas offert aux légions un relief plus accessible !
L’empereur Tibère l’envoie en Orient où il trouvera la mort. Quel est le l’objectif de cette mission ? Quelle place prend alors cette partie du monde dans l’Empire romain du Ier siècle Ap. J.-C ?
L’envoi d’un membre de la famille impériale en Orient n’était pas une première. Il s’agissait de superviser le gouvernement des provinces, d’affirmer l’autorité de Rome sur ces régions correspondant pour la plupart aux territoires sur lesquels s’étendaient les royaumes hellénistiques conquis par Rome, et de renforcer la puissance romaine face à « l’autre empire », c’est-à-dire l’empire parthe, la puissance si redoutée et qui entrait au contact de Rome sur l’Euphrate et plus au Nord dans les montagnes d’Arménie. L’Arménie était un état tampon entre ces deux empires, le choix du souverain de cet état tampon était une question essentielle à l’équilibre entre les deux puissances. C’était l’objectif principal peut-être de la mission de Germanicus en Orient. Il l’accomplit à merveille en faisant le choix d’un roi d’Arménie, Artaxias, qui convenait également au roi des Parthes. Lequel aurait plus tard pris le deuil en apprenant la mort de Germanicus, à l’issue d’échanges diplomatiques emprunts d’un respect mutuel.
Longtemps, on a cru que Germanicus fut empoisonné par le légat Pison, son rival. Pour quelles raisons en êtes-vous venus à écarter cette thèse pour innocenter Pison ?
La formulation de votre question est particulièrement significative, car elle laisse supposer qu’un historien d’aujourd’hui pourrait disculper, innocenter ou au contraire tenir pour coupable un personnage de l’Antiquité romaine. La « vérité » est difficile à connaître, elle n’est peut-être même pas du ressort de l’historien, dont l’unique effort, la seule visée consiste plutôt en l’exactitude des faits qu’il découvre dans la documentation qu’il doit analyser de la façon la plus scrupuleuse, et dont il agence les données établies ensuite dans son propre récit. Mais je vais vous répondre sur l’empoisonnement de Germanicus, avec exactitude, précisément, en évoquant nos sources, ce qu’elles laissent entendre les unes et les autres et ce qu’il est permis de supposer avec la plus forte probabilité à défaut de trancher tout à fait. Germanicus est mort en étant persuadé lui-même (ou en souhaitant livrer cette vindicte à la postérité) d’avoir été empoisonné par son adversaire Pison. C’est la scène du serment qui aurait été prononcé sur son lit de mort auprès de ses amis selon Tacite (une scène immortalisée par le tableau de Poussin conservé à Mineapolis, La mort de Germanicus), c’est également ce que laisse entendre le texte épigraphique de la sentence prononcée par le sénat : Germanicus aurait « témoigné » officiellement (sans doute par écrit) avoir été empoisonné. Et pourtant, l’historien Tacite écrit que cet empoisonnement n’a pu être réalisé et que la défense a repoussé aisément une telle accusation. Quant au verdict publié officiellement il n’évoque que le propre témoignage de l’intéressé et prend donc ses distances avec une telle thèse : c’était la conviction du défunt, considérons-là comme « un témoignage » en respect de lui, mais écartons cette hypothèse. Et c’est là que l’on retrouve évidemment le parti pris des auteurs que vous évoquiez précédemment. Alors que Tacite (en dépit de son admiration pour Germanicus) écarte la thèse de l’empoisonnement, Suétone cultive le doute, tandis que Flavius Josèphe ou Dion Cassius s’enfoncent dans la brèche et ne retiennent que cette interprétation dramatique.
Sa mort laisse Rome profondément endeuillée. Qu’est-ce qui explique une si grande popularité ? Voyez-vous des équivalents à une telle ferveur dans le reste de l’histoire romaine ?
La popularité de Germanicus est remarquable, auprès des armées, auprès du peuple. On en connaît peut-être pas d’équivalent, en raison précisément de sa mort tragique qui a cristallisé toutes les attentes et les frustrations. Cela ne doit pas pourtant nous conduire à relativiser ses qualités personnelles en les considérant comme une pure construction ou une simple idéalisation a posteriori. Toujours est-il qu’à notre connaissance, en dehors de la tradition littéraire, toujours suspecte de déformation, aucun autre prince n’a pu figuré deux siècles encore après sa mort, dans un calendrier religieux officiel de l’armée romaine parmi les empereurs divinisés (les divi), alors même qu’il n’avait pas régné. Le jour anniversaire de sa naissance, le 24 mai, est célébré dans ce calendrier (le feriale duranum découvert à Doura Europos sur l’Euphrate), à l’instar également du jour anniversaire de la naissance de Rome, le 21 avril…
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