Sourire après la catastrophe avec Jean Baudrillard

La publication, aux Presses universitaires de France (PUF), d’une sélection d’entretiens accordés par Jean Baudrillard (1929-2007) entre 1968 et la fin de sa vie est une bonne occasion de lire autrement ce penseur si peu universitaire. L’entretien (ou la conversation) est un exercice qui convient plutôt bien à son cheminement intuitif et expérimental et qui complète son œuvre davantage qu’il ne la vulgarise. Les saillies de Baudrillard sont d’autant plus jouissives qu’elles demeurent pertinentes quand il s’agit d’interpréter des phénomènes actuels.

430 pages, 22 euros

Contrairement à un Gilles Deleuze qui trouvait l’écrit plus « propre » que l’oral, Jean Baudrillard prolongeait volontiers son œuvre dans l’art (la photographie et même la chanson), la critique d’art, la conversation et l’entretien. Ni philosophe, ni sociologue, il se définissait plutôt comme un théoricien extérieur au monde universitaire bien qu’ayant enseigné la sociologie à l’université. Germaniste à l’origine, Baudrillard s’inscrivait davantage dans la tradition des moralistes français que dans celle des chapelles philosophiques allemandes.

Sans maîtres ni disciples, Baudrillard aura réussi l’exploit de se rendre incontournable sans faire école. Théoricien de la « disparition du réel », de « l’esprit du terrorisme » ou encore du « mal absolu », il est passé – de son propre aveu – d’une analyse en termes de révolution à une analyse en termes de mutation, à une analyse de l’au-delà d’une catastrophe (accélération, précipitation, démesure) ayant déjà eu lieu.

Disons-le tout de suite, Baudrillard n’était pas un décrypteur. Comme il le reconnaissait lui-même, « puisque le monde nous est donné d’une certaine façon inintelligible, il faut le rendre encore plus inintelligible ». On ne lit pas Baudrillard pour mieux comprendre le monde, et encore moins pour mieux regretter celui d’hier, mais simplement pour le plaisir de saisir l’ampleur de la catastrophe. On ne le lit pas pour se rassurer, mais pour avoir le vertige.

Transgression, dérision et disparition du réel

Le premier texte de ces Entretiens remonte à 1968 et concerne justement le mouvement étudiant. Il s’agit d’une conversation à laquelle participait Jean Baudrillard et, entre autres, Jean-François Lyotard, auteur de La Condition postmoderne une dizaine d’années plus tard. À cette occasion, Baudrillard, qui prenait déjà ses distances avec le marxisme et qui souhaitait dépasser les analyses en termes d’exploitation économique et d’oppression politique (dépassement que l’on retrouve dès 1968 avec Le système des objets, puis deux ans plus tard avec La Société de consommation), identifiait la transgression comme mode d’action politique : par le détournement de l’usage normal des choses. Il faisait ainsi référence à l’occupation par les étudiants de Nanterre du bâtiment de l’administration. Un demi-siècle plus tard, le mouvement des Gilets jaunes apparaît comme un nouveau mouvement de transgression : du détournement du gilet lui-même et du rond-point (érigé en lieu de rassemblement et de pédagogie) au déplacement de la manifestation dans les quartiers les plus aisés.

En 1983, interrogé par le magazine Psychologie, il rappelle l’importance de la ritualité et du jeu : « le monde ça se joue ». Pour l’auteur des Stratégies fatales, les sociétés ne survivent pas sans jeu (on vit le jeu de la bureaucratie plutôt qu’une bureaucratie à l’état pur), sans dérision, sans être « à l’état second ». Il résume ainsi les limites, selon lui, du socialisme : « Le véritable lien social est un pacte contraire au contrat social, un pacte symbolique de séduction, de complicité, de dérision. » Plus tard, notamment dans les années 1990 (Le crime parfait, 1995), il ne se contentera pas de dire que le réel ne suffit pas, il annoncera sa disparition (plus précisément, la disparition du principe de réalité). Il s’explique ainsi dans l’un de ses derniers entretiens (2006) : « À partir du moment où le réel ne peut plus renvoyer à une raison, à une rationalité, à une référence, à une continuité dans le temps, à une histoire ; à partir du moment où on ne peut plus se référer à une instance autre – transcendante ou divine –, on ne sait plus quoi faire de la réalité brute dans sa matérialité. La réalité a besoin d’une caution pour exister. »

Illusion et désillusion

© Jean Baudrillard

Comme le réel (de son insuffisance à sa disparition), l’illusion tient une place centrale dans la pensée « baudrillardienne » (un adjectif qui l’amuserait sans doute). Dès le début des années 1980, il s’interroge sur le risque d’une disparition de l’illusion (comme de l’imaginaire) du fait de la toute-puissance technologique. À la même époque, il s’interroge sur l’émergence du look (singularité sans dandysme ni snobisme, sans la logique de la distinction que l’on retrouve dans la mode) : « Ce n’est ni le chic ni le distingué : c’est un maniérisme désenchanté dans un monde qui ne connaît plus de manières. » Plus trivialement, il le résume ainsi : « j’existe, je suis là, je suis une image, regardez-moi, look, look ! » Si Baudrillard avait vécu quelques années de plus, nul doute qu’il nous aurait régalés par ses commentaires sur le selfie.

Il y a aussi l’illusion de la communication, qu’il s’agisse de « l’auto-communication » des ordinateurs (« c’est soi-même qu’on reçoit. Cinq sur cinq. ») ou de l’information. Il décrit une évolution stupéfiante dans un entretien de 1996 : « Autrefois, quelque chose avait lieu, et ensuite on savait que cela avait eu lieu, on l’apprenait. Non, à présent, on sait tout avant que cela ait lieu et, du reste, cela n’a plus le temps d’avoir lieu. » Cela aurait pu introduire son texte La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, où il est question d’une mascarade meurtrière qui s’est substituée à la guerre annoncée.

Malgré tout cela, malgré la catastrophe qu’il ne peut que constater et décrire, l’œuvre de Baudrillard est dépourvue de nostalgie et d’amertume. Il n’avait aucune sympathie pour les « intellectuels » (qui auront le mauvais goût de lui survivre) dont l’analyse tient, selon ses propres termes, « de la mauvaise oraison funèbre, larmoyante et sentimentale ».

En définitive, ces Entretiens ont le mérite de nous rappeler la singularité de Jean Baudrillard dont la pensée demeure aussi puissante que troublante. Il dédaignait le socialisme et la sociologie à cause de leur attachement au réel, sans jamais se vautrer dans un postmodernisme dont il mesurait l’archaïsme ou dans la célébration d’un passé révolu. En 1987, il constatait déjà une scène politique française déserte, obligeant à aller chercher le spectacle « dans les médias ou le terrorisme ». Le moins que l’on puisse dire aujourd’hui est que le spectacle politique ne se distingue plus du spectacle médiatique : les discours sont vides et les seuls risques politiques identifiables sont des risques médiatiques. Pas de doute, le réel a bien disparu.

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