Dans cet entretien testamentaire accordé à PHILITT deux jours avant son décès (survenu le 5 février 2020), le Professeur Yves Pouliquen, ophtalmologue, éminent chirurgien de l’œil, membre de l’Académie française et de l’Académie nationale de médecine, revient sur la tumultueuse histoire de l’Académie française durant la période trouble de la Révolution, qu’il a traitée dans son dernier ouvrage Les Immortels et la Révolution aux éditions Odile Jacob (2019). Il bat notamment en brèche l’idée communément admise que l’Académie française est une institution conservatrice, en démontrant le rôle crucial qu’elle a joué dans le déclenchement de cet épisode fondateur et traumatisant de notre histoire.
PHILITT : En exergue de votre ouvrage figure une citation des mémoires de l’abbé Morellet[1] qui oppose deux courants a priori irréconciliables : les pro et les anti-révolutionnaires. L’Académie française a souvent été le théâtre de guerres des clans. Peut-on considérer son histoire sous le prisme de ces débats fratricides ?
Yves Pouliquen : L’histoire de l’Académie a été relativement calme, sauf en des périodes très particulières que je rappelle dans ma préface et qui correspondent à l’affirmation de comportements individuels égoïstes de personnes essayant de tirer profit de leur présence et de leur position à l’Académie. C’est le cas par exemple d’Antoine Furetière, qui pose une réelle question : a-t-on le droit, en tant que membre de l’Académie, d’utiliser ses ressources documentaires pour son propre intérêt ? Ce qui, a priori, s’oppose à l’intérêt de l’institution. Cette dernière a tranché d’une façon assez nette[2].
Auparavant, il y a eu la querelle du Cid de Corneille en 1637, qui avait contraint Richelieu à intervenir et à arbitrer. Nous pouvons également évoquer la querelle des piccinistes et des glückistes, entre partisans de la musique italienne et défenseurs de l’opéra français. Enfin, de nombreux débats autour des candidatures ont émaillé l’histoire de l’institution et ce, jusqu’à aujourd’hui. À la différence près que les relations nouées avec la Cour et les salons littéraires et mondains (ceux de Mme du Deffand, de Mme de Genlis etc.) étaient primordiales pour se faire élire, ce qui n’est plus le cas de nos jours.
Cependant, en dehors de la crise qui a opposé, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et de manière très violente, les conservateurs royalistes et les religieux d’une part au parti des philosophes des Lumières d’autre part (Voltaire a ainsi rencontré une très forte opposition lors de son élection et d’Alembert a été éliminé sans être élu), la courtoisie et les échanges intellectuels nourris et constructifs ont toujours prédominé. Les membres sont convaincus de leur propre position politique, sociale et religieuse mais respectent l’opinion des autres. Les éventuelles oppositions qui peuvent naître sont sous-jacentes et ne font surface qu’à l’occasion d’épisodes ponctuels et qui sortent de l’ordinaire.
La Révolution a été l’occasion majeure, pour tout un chacun au sein de la société, de s’impliquer dans des responsabilités, assumées ou non. Et j’ai trouvé très intéressant de me pencher sur le comportement qu’ont pu adopter à ce moment de basculement de l’histoire de France les trente-cinq académiciens présents en 1789. Je n’ai pas pris ce thème au hasard : je me suis beaucoup penché sur le XVIIIe siècle, j’ai écrit les biographies de Vicq d’Azyr[3] et de Cabanis[4], qui ont d’ailleurs été académiciens et ont vécu ces événements. C’est sur ce fond de connaissances historiques que j’ai pu, moi ophtalmologue et médecin mais épris d’histoire, me pencher assez aisément sur le parcours de ces personnages. Cela m’a permis de remonter l’histoire de l’Académie mois par mois, année après année, depuis 1789 jusqu’à la Restauration. J’ai ainsi découvert chez certains membres, et non des moindres, une volonté farouche de perpétuer l’existence de l’Académie et son esprit malgré l’adversité et les circonstances qui leur étaient par trop défavorables.
Au moment où éclate la Révolution, l’Académie est partagée entre conservateurs et réformateurs, monarchistes et partisans des Lumières qui plaident pour des réformes et une plus grande place à accorder au Tiers État. Quel courant domine alors à l’Académie ? Peut-on dire qu’elle a joué un rôle dans le déclenchement de la Révolution ?
Une majorité d’académiciens est favorable, en tout cas au début, à la Révolution et à l’évolution de la société qu’elle induit et qu’ils jugent nécessaire et inévitable. À la réunion des États généraux le 5 mai 1789, cette majorité appartenant à l’élite intellectuelle est bien consciente que la situation ne peut pas durer : l’État est quasi en faillite et le pouvoir vacille. Si un tiers est fermement convaincu que seuls l’absolutisme royal et la religion comme soutiens du pouvoir sont à même de garantir l’ordre, les deux autres tiers sont ouverts aux réformes, voire sont très radicaux dans leur volonté de changement, jusqu’à avancer des idées, osées pour l’époque, sur l’établissement d’une monarchie constitutionnelle épurée. Tel Condorcet, qui avait fait le menu de la Révolution dans ses divers Essais et Réflexions avant même qu’elle ne commence effectivement.
Cela va à l’encontre de l’idée commune selon laquelle l’Académie est par essence une institution conservatrice, voire réactionnaire.
Tout à fait. On peut même affirmer que l’Académie a fait la Révolution. Les principaux acteurs de la Révolution en 1789 en étaient issus, ce qui est paradoxal. Ils ont joué un rôle majeur dans les travaux de l’Assemblée constituante, notamment Jean-Sylvain Bailly[5]. Cet astronome et mathématicien, a priori éloigné des considérations très terre-à-terre de la politique, est poussé par hasard dans la compétition électorale et s’affirme à l’Assemblée comme un chef révolté par l’injustice qui consiste à accorder une inégale répartition entre les forces du Tiers État et les autres ordres. Il n’a pas cédé et, en deux mois, est parvenu à transformer les États généraux en une Révolution structurée. Il a pu assumer, dans cette pétaudière, un certain nombre de règles et résister d’une part aux extrémistes violents (comme le Club breton, qui annonçait les Jacobins et qui était très en avance dans sa réflexion puisqu’il imaginait déjà une France post-10 août 1792) et d’autre part aux ordres du clergé et de la noblesse qui ne voulaient rien céder. L’habileté de Bailly est à saluer, mais il en a payé le prix d’une façon tragique.
Pour en revenir à l’Académie, il faut corriger l’idée reçue selon laquelle il s’agit d’une institution par essence conservatrice. Si l’on fait un saut dans le temps jusqu’à aujourd’hui, le site du dictionnaire est un bon argument contre ce cliché. En effet, et en partie grâce aux efforts que j’ai pu coordonner, l’Académie est extrêmement présente et à la pointe des dernières évolutions de la langue, ce qui est en général ignoré.
Les philosophes étant majoritaires à l’Académie en 1789, comment expliquer l’animosité, voire la haine que celle-ci inspire chez ses plus virulents détracteurs, dont certains même (comme Chamfort qui parle de « royaume des lettrés, titrés, mitrés ») en font partie ?
C’est du langage révolutionnaire. Je relisais récemment les Réflexions sur l’esprit de parti d’André Chénier et cela saute aux yeux. Lui-même a un style brutal et violent, mais dans une moindre mesure que Chamfort[6] qui était caricatural dans ses écrits, alors que cela ne correspondait pas du tout à sa personnalité de mondain. Chamfort était très paradoxal : il a été fait par les nobles, le comte de Vaudreuil l’a nourri et logé, Madame Élisabeth, sœur de Louis XVI, l’a rémunéré, mais son comportement ne laissait pas d’être étrange. S’il a évolué dans le sillage des salons mondains aristocratiques, cela ne l’a pas empêché de se muer en ardent révolutionnaire et de se lier avec Mirabeau et Sieyès. Pour autant, il fuyait la violence. Ainsi, dès 1789, Chamfort qualifie l’incendie de Saint-Lazare « d’un des désastres précurseurs de la révolution, celui qui l’annonçait sous les auspices les plus sinistres[7] ».
Un autre académicien est également paradoxal : il s’agit de Jean-François de La Harpe. De farouche anticlérical jusqu’en 1794, il devient, après un court passage en prison, un dévot fanatique. J’ai les plus grandes suspicions à son sujet : intelligent et grand rhétoricien, il sait jouer des circonstances pour son propre intérêt. Il n’hésite pas à donner ses cours de littérature (qui ont été édités en 18 volumes) avec le bonnet phrygien sur la tête et à entonner des chants grivois. Sous la menace de la guillotine, il est converti par une voix qui lui parle et l’enjoint à faire repentance. Il devient alors, après la Terreur, le violent ennemi de tous ceux qu’il a encensés ; en somme, il brûle ce qu’il a adoré et adore ce qu’il a brûlé.
Les hommes honnêtes, quant à eux, vont au bout de leurs positions et assument leur engagement. Condorcet en tant que révolutionnaire modéré, Malesherbes et l’abbé Maury[8] en tant que monarchistes etc. en sont de bons exemples. Il y a eu à l’Académie une véritable émulation, une confrontation d’idées et de convictions qui en ont fait un foyer de réflexions durant toute la période révolutionnaire jusqu’à la Terreur.
L’Académie est représentative de la partition de la France en plusieurs ordres : elle compte des nobles, des ecclésiastiques, des roturiers et des partisans du Tiers État. Comme l’a dit Chamfort dans ses « Maximes » : « À voir la composition de l’Académie française, on croirait qu’elle a pris pour devise ce vers de Lucrèce : rivaliser de génie, se disputer la gloire de la naissance (certare ingenio, contendere nobilitate). »
Les aristocrates et les roturiers coexistaient effectivement jusqu’à la Révolution. À la création de l’Académie, les roturiers étaient assis sur des tabourets, contrairement aux nobles. Après une ou deux séances, Louis XIII et Richelieu ont décidé que tous les membres bénéficieraient des mêmes avantages et du même apparat (notamment l’épée). Par l’octroi de l’épée, tout le monde était finalement anobli dans l’enceinte de l’Académie, même si ce n’était qu’une apparence. Ainsi, bien avant la Révolution, l’égalité était de mise dans la forme, bien que cela ne gommât pas les inégalités de classe (le duc de Coislin, par exemple, ayant été élu à 16 ans en 1652, avec son nom pour seul mérite).
Les roturiers ont pu éprouver un sentiment de revanche à la Révolution. À titre d’exemple, l’Assemblée nationale constituante, dont la mise en place en juillet 1789 a été notamment impulsée par Bailly et que Chénier et François de Pange abominaient en permanence, était une merveille de modération, de compromis et de sagesse. Elle a pourtant été élaborée dans des conditions épouvantables et sous d’énormes pressions. Mais la confiance qu’elle générait à ses débuts auprès du peuple s’est effritée sous les coups de butoir des clubs comme les Jacobins ou les Cordeliers, alors que le petit peuple n’a pas vu ses conditions de vie s’améliorer. L’Assemblée a rédigé une constitution, laquelle a été balayée dès la mise en place de l’Assemblée nationale législative en octobre 1791. C‘est ce qui désespère les modérés, les Feuillants, qui ne sauront pas s’imposer dans la Législative alors qu’ils étaient majoritaires. On note une grande faute de l’abbé Maury qui, représentant les modérés dans la Législative, se retire de l’Assemblée après la suspension des pouvoirs du roi le 25 juin 1791 (conséquence de la fuite de Varennes). Il a emporté avec lui 200 votes modérés cruciaux. Même si les pouvoirs ont été restitués à Louis XVI par la suite, la partie est d’ores et déjà perdue et les Jacobins peuvent s’allier aux Montagnards pour devenir majoritaires.
Les débats à l’Académie française se poursuivront, sous une autre forme, à l’Assemblée nationale. Peut-on dire que l’Académie préfigure ou constitue l’antichambre des grands débats politiques qui décideront par la suite de la tournure que prendra la Révolution ? Comment l’Académie appréhende-t-elle ce bouleversement de la société ?
L’Assemblée nationale puis Législative concentrent plus de débats qu’au sein de l’Académie, où l’on essaie d’éviter les heurts. Être académicien devait signifier quelque chose d’important, car même Chamfort qui disait pis que pendre de l’institution y passait ses journées. Il est intéressant de se pencher sur les membres qui abandonnent le jeu en cours de route, tels Jean-François Marmontel, secrétaire perpétuel de l’Académie. Ce dernier voyait la Révolution d’un bon œil mais était un modéré incapable de s’adapter aux circonstances comme ses confrères Condorcet, Chamfort ou La Harpe. Dès le mois d’avril 1792, il se rend compte que la tournure des événements s’assombrit et prend dès lors le parti de s’éloigner. Il confie ainsi dans ses Mémoires : « L’orage allait croissant, nous le voyions s’étendre à la France entière ; ce n’était point une guerre civile, car l’un des deux partis était soumis et désarmé ; mais d’un côté une haine ombrageuse ; de l’autre une sombre terreur… » Son retrait est représentatif de l’échec d’une Révolution modérée théorisée au sein de l’Académie.
Une dizaine d’académiciens sont élus à l’Assemblée constituante, comme Bailly ou Condorcet. Cet engagement politique est-il la suite logique de leur activité à l’Académie ? Leur statut d’académicien a-t-il joué un rôle quelconque dans leur engagement ?
Condorcet avait déjà travaillé avec Malesherbes (autre académicien) et Turgot et s’était impliqué politiquement. Ils ont échoué mais disposaient déjà de toutes les données de l’évolution politique à laquelle ils allaient assister. Ne parlons pas des royalistes absolutistes qui considéraient que la réunion des États généraux était une erreur et qu’il fallait écraser la révolte et le Tiers État. Encore une fois, ce n’est pas la Révolution des académiciens qui a gagné, elle leur a échappé. Ils l’ont faite mais n’ont pas pu appliquer leurs principes et se laissent emporter par une Révolution dure. C’est la fin du bonheur révolutionnaire et le début de la Terreur.
Si l’on doit chercher une morale dans mon livre, je dirais que les sincères perdent toujours. Ils sont engloutis dans une médiocrité et des pulsions sociales populaires qui annihilent tout ce qui les caractérise. C’est l’éternel combat entre la passion et la raison.
Vous sortez certains académiciens de l’oubli, tels l’abbé Maury, Vicq d’Azyr etc. Quelle figure mériterait selon vous d’être mieux connue ?
De nombreux académiciens, qui étaient des hommes de valeur tant du niveau du caractère que de leur apport artistique ou scientifique, sont malheureusement oubliés de nos jours. Ainsi, Vicq d’Azyr est un grand homme méconnu, qui a connu une fin dramatique, dans la frayeur d’être guillotiné. Cabanis n’a pas été un élu à l’Académie mais un nommé[9]. C’est aussi un homme aux motivations politiques et humanistes pures. Le maréchal de Beauvau[10] est un exemple étrange de grand aristocrate qui n’a pas été inquiété par la Terreur : nanti, célèbre, grand propriétaire (de l’actuel hôtel de Beauvau, du château du Val à Saint-Germain-en-Laye…), réformateur et totalement athée, il échappe à la guillotine, ainsi que son épouse, qui est elle aussi philosophe. Loménie de Brienne[11] prête serment à la constitution civile du clergé en 1790 mais est considéré par Marat et d’autres extrémistes comme un conspirateur. Nicolaï[12] avait une certaine droiture et a accepté d’en payer le prix. Tous deux reviennent d’émigration et deviendront les victimes de la Terreur. Ces hommes sont des exemples, au destin romanesque pour certains, qui mériteraient d’être davantage mis en avant.
Certains académiciens jouent un rôle trouble lors des massacres du 10 août 1792 : Condorcet, Chamfort, La Harpe se taisent sur les violences et approuvent la proclamation de la République.
À ce moment-là, il y a une concession faite à la violence de la part d’hommes à qui l’on pardonne peu. Le silence de Condorcet est étonnant, alors que dans le même temps, il témoigne d’une grande indulgence pour les manifestants qui réclament la déchéance du roi. Il voit dans ces événements un avantage et estime qu’ils feront diversion à l’état insurrectionnel permanent que connaît Paris depuis le début de l’année. Danton profitera de la situation et portera une terrible responsabilité dans les massacres de septembre. Et pourtant, Condorcet s’est rallié à ses mesures de salut public. Cette violence primale, tapie au fond de chaque homme, resurgit au gré des situations exceptionnelles (l’Histoire regorge d’exemples de massacres gratuits et de cruautés qui apparaissent même parfois chez les gens les plus civilisés) et la Révolution concentre un degré d’atrocités qui fait frémir.
Un épisode, très bien écrit par Chamfort, me semble illustrer justement ce contraste : au Palais Royal, en juillet 1789, l’atmosphère est festive, les gens sont engagés dans des discussions animées et joyeuses, on se croirait « dans une tabagie, dans un bal, dans une foire, dans un sérail, dans un camp, à Athènes, Constantinople, Sybaris et Alger », quand soudain un tambour se fait entendre, des torches s’élèvent et une tête au bout d’une pique apparaît dans le silence, seulement perturbé par le cri lugubre d’un homme qui s’exclame : « Laissez passer la justice du peuple. »
Son existence remise en question dès 1790, l’Académie française est finalement supprimée en août 1793 comme toutes les académies après avoir été peu à peu désertée. Elle a pourtant été ressuscitée sous une autre forme deux ans plus tard par le Directoire. Pour quelle raison ?
La classe intellectuelle a toujours besoin de se réunir. Même Robespierre avait hésité à mettre un terme à l’Académie. Après sa fermeture, l’élite au pouvoir pense immédiatement à sa réouverture. Bien sûr, elle ne pouvait pas renaître dans sa forme antérieure, l’Académie étant trop liée à la monarchie. C’est pourquoi le Directoire a créé trois classes[13], sous l’égide de l’Institut de France. Cette nouvelle institution est alors sous la mainmise du groupe des idéologues (dont la principale figure est le philosophe Destutt de Tracy), qui est l’organe de réflexion du Directoire et qui a à cœur de se distinguer des anciens académiciens. C’est ce groupe qui propulsera plus tard Bonaparte sur le devant de la scène avec la ferme intention de le manipuler, en vain comme on le sait.
On note un paradoxe : les académiciens ont été, dans leur majorité, des partisans d’une Révolution modérée et pourtant, ils sont largement ignorés dans le cadre de cette réorganisation, alors que le contexte politique s’est apaisé. Comment expliquer cela ?
En effet, la classe de littérature ne comptait que trois anciens académiciens, qui ne siégeaient d’ailleurs pas. Cela s’explique par une certaine frilosité ou, pour utiliser un anachronisme, une pensée politiquement correcte qui empêche de revenir sur les acquis récents de la Révolution. Au moment du Consulat en 1803, Bonaparte supprime la classe des sciences morales et politiques, dont il se méfiait, et réorganise l’Institut en quatre classes. Mais même si l’Académie française est reconstituée de facto au sein de la deuxième classe (les membres sont de nouveau élus et non plus nommés), Bonaparte n’osera pas réutiliser cette appellation trop connotée, malgré le souhait de Lucien Bonaparte et du secrétaire perpétuel Morellet. La Révolution est encore trop fraîche dans les esprits.
Le coup d’Etat du 18 brumaire signe le retour en France de nombreux académiciens. Ils trouvent protection notamment auprès de Lucien Bonaparte, qui a pour projet de refonder l’Académie et pour ambition d’en faire partie. Dans quelle mesure l’Institut peut servir à Napoléon dans son projet de réforme de la France ?
Bonaparte était lui-même membre de l’Institut depuis 1797. Pour lui, c’était un souci accessoire. Il accordait davantage d’importance au Conseil des Cinq-Cents et au Tribunat et n’a jamais souhaité siéger en tant que chef d’État à l’Académie après sa réorganisation en 1803. Contrairement à son neveu Napoléon III… ou à Giscard d’Estaing.
L’Institut a été le théâtre d’une importante émulation animée entre autres par Daunou[14], qui pensait qu’après la libération des esprits, on trouverait le moyen d’imposer une pensée universelle, multiple, associant les grands savants à la vie de l’État. Ce fut le cas pendant le Directoire. Puis le Consulat a posé une frontière : les savants sont faits pour penser, non pour faire de la politique. Bonaparte, dès qu’il s’est aperçu que les sciences morales et politiques commençaient à se mêler de politique, les a dissoutes. L’Académie bénéficiait pourtant d’une longue tradition d’indépendance par rapport au pouvoir, inscrite dans ses statuts voulus par Richelieu. L’Institut dans sa nouvelle version a évacué cette notion et subordonné les classes au pouvoir en changeant les directeurs d’académies tous les six mois de façon à empêcher qu’il y ait un pouvoir indépendant. L’Académie française reconstituée n’a d’ailleurs jamais reconnu cette dépendance de l’Institut et c’est un conflit qui dure encore aujourd’hui. Cette situation aurait pu être corrigée à la Restauration quand Louis XVIII décide de restaurer les académies en 1816. Mais il a manqué cette occasion. Il n’a pas osé aller aussi loin dans la négation des acquis révolutionnaires, s’est méfié et a établi un compromis en maintenant l’Institut comme chapeau des académies, sans redonner à ces dernières la liberté dont elles bénéficiaient. Le roi a pratiqué ce que je nomme une épuration en chassant de nombreux académiciens élus sous l’Empire et en en nommant d’autres, par le fait du prince. Des membres de qualité, comme Cambacérès, ont été remplacés par des aristocrates, certains fades et sans saveur. Cela a créé un malaise jusqu’à la mort du dernier nommé car les nommés et les élus ne se sont jamais réconciliés. Comme l’a dit Hélène Carrère d’Encausse dans sa conférence académique du 6 décembre 2018 : « L’Académie n’oubliera jamais la violence qui lui fut faite par le roi en même temps qu’il la restaurait. »
Cela est représentatif de l’échec de la Restauration à accomplir le geste de réconciliation nationale. Il y a ici une volonté manifeste de revanche sur les Lumières, avec le retour d’un pouvoir dirigiste et d’une Eglise toute puissante.
Nous avons évoqué, au début de l’entretien, les divisions de l’Académie ; l’élection de Chateaubriand, approuvée par l’empereur en 1811, n’était-elle pas une tentative de réconcilier deux blocs que tout oppose : la tradition et l’héritage de la Révolution ?
C’est une autre occasion manquée, un combat d’hommes, de géants. Napoléon voulait que Chateaubriand soit élu alors que tout les opposait, mais l’empereur était un produit de la Révolution et Chateaubriand une victime, en plus d’être l’héritier de la monarchie. Ce dernier excellait à s’ériger en juge du tyran. C’est une époque où les combats sont nobles, un moment de culture française inouïe et unique. Il est indéniable que la Révolution, même dans ses abominations, a changé le monde. Par la mise à mort du roi, elle a montré que son pouvoir n’était plus divin. Il fallait, dans l’esprit de nombreux hommes de culture de l’époque (et les débats à l’Assemblée nationale le montrent) sacrifier le roi pour changer totalement les mentalités. Napoléon, en exécutant le duc d’Enghien, adoptait sensiblement la même logique et comme le dit Bainville : « Sans le fossé de Vincennes, l’Empire était impossible. » Cela, Chateaubriand ne l’a jamais pardonné. Dans le discours de réception qu’il avait rédigé, ce dernier devait faire l’éloge de l’empereur, protecteur de l’Académie, et également celui de son prédécesseur, Marie-Joseph Chénier, frère d’André. Il s’est sorti relativement bien de la première épreuve, en comparant Napoléon à César, bien qu’il ait chanté une ode à la liberté. Or, l’éloge à Chénier a posé un grand problème car ce dernier avait été un conventionnel, jacobin et régicide et Chateaubriand n’a pas ménagé ses coups. L’empereur a pris connaissance du discours, qui lui a déplu, et l’auteur d’Atala n’a pas pu siéger à l’Académie jusqu’en 1815. C’est à cette occasion que Napoléon a dit : « Depuis quand l’Institut se mêle-t-il de politique ? »
L’Académie française a fait face à de nombreuses contestations et remises en question. Après vous être penché sur ses heures les plus sombres, comment envisagez-vous l’avenir de l’Académie ? Est-elle toujours prescriptrice, à l’heure du langage inclusif, du franglais, de la généralisation d’un parler « jeune » adopté même par les élites ?
L’Académie n’est pas ordonnatrice, elle recommande. À titre d’exemple, j’ai créé l’outil numérique « Dire, Ne pas dire » il y a une dizaine d’années car j’estimais que le travail des agrégés qui venaient en soutien aux académiciens qui travaillent sur le dictionnaire ne pouvait pas être ignoré du grand public. Lors de mon entrée en 2001, j’ai trouvé scandaleux que le dictionnaire mît autant de temps pour être terminé et consultable. Il était important de rappeler avec force aux personnes qui malmènent la langue que l’Académie est là pour défendre un usage correct du français. Il m’a quand même fallu deux ans pour convaincre mes confrères de l’utilité de cet outil. La plupart estimaient en effet que l’existence de l’Académie se suffisait à elle-même et qu’elle n’avait pas besoin de s’exprimer ni de se justifier.
« Dire, Ne pas dire » a été fondé sans aucun souci de correction ni de pédagogie. On suggère des formulations en lieu et place des habituels abus de sens et déformations grammaticales qu’on rencontre souvent. Face au succès rencontré, une version papier a d’ailleurs été publiée. Nous recevons énormément de questions sur le site, dont 50% viennent de l’étranger. Cela montre que les Français et les francophones sont très attachés à leur langue.
L’histoire du dictionnaire numérique se situe dans le même esprit. Tous les trois mois apparaissent de nouveaux mots et nous devons nous adapter, en arbitrant entre les mots qui sont appelés à perdurer et ceux qui ne sont qu’éphémères. L’Académie ne s’oppose pas systématiquement à toutes les nouveautés. Elle est conduite régulièrement à se positionner sur l’évolution de la langue.
Si l’on a condamné l’écriture inclusive, c’est parce qu’on estimait qu’il s’agit d’un extrémisme qui déforme la langue. C’est faire un Picasso d’un Vermeer. Il n’est pas acceptable d’ânonner le français pour correspondre à des « règles grammaticales » qui ne considèrent l’usage de la langue que sous le prisme de l’égalité des sexes.
Sur la féminisation, en revanche, je suis beaucoup intervenu au sein de l’Académie en plaidant pour la mise en place d’une commission, avec Michael Edwards, Gabriel de Broglie, Danièle Sallenave et Dominique Bona. Le rapport qui en a résulté a été bien reçu, ce qui montre que notre institution est légitime et capable de répondre à des questions actuelles.
Ce qui nous préoccupe actuellement est le problème de la pauvreté extrême du langage auquel ont recours des gens pourtant instruits et qui n’est guère plus riche que le langage des banlieues. Cela est un marqueur de l’appauvrissement de la pensée car il n’y a pas de pensée sans une langue sophistiquée.
L’Académie française est en proie à une certaine crise des vocations ainsi qu’à la baisse de qualité des candidats qui se présentent aux élections. Cela constitue-t-il une menace sérieuse pour la pérennité de l’Académie ?
Pour vous rassurer, cette situation existait déjà dans le passé. Cela fonctionne par cycles. Tout dépend de la composition de l’Académie ; quand elle est fragmentée, comme elle peut l’être actuellement, cela entraîne des difficultés accrues pour trouver les candidats adéquats. Comme on le sait, des gens de grande qualité n’osent pas se présenter. Il m’est arrivé de faire campagne pendant trois mois pour une personne que je trouvais exceptionnelle et au dernier moment, s’est présenté un autre candidat qui a été élu.
Je suis néanmoins satisfait d’avoir contribué à faire élire Maurizio Serra[15], qui est un homme de qualité, au fauteuil de Simone Veil. Après l’épisode fâcheux de la succession, plusieurs fois retardée, de Michel Déon, les académiciens se sont rapidement mis d’accord pour remplacer Simone Veil, qui avait une aura et une dimension européennes, voire internationales. Lui trouver un piètre successeur aurait décrédibilisé durablement l’Académie. Cette élection a donc été de qualité, contrairement à l’élection au fauteuil de Michel Déon dont le résultat n’a pas été brillant. Je dirais comme mon maître Jean Bernard : « S’il y avait encore des Morand, des Mauriac, des Montherlant, vous et moi ne serions pas là. » Sans être Mauriac, je tente d’appliquer ce que j’ai appris dans mon métier et d’être positif, à défaut d’être un génie.
À mon arrivée à l’Académie en 2001, je n’y trouvais que des maîtres. Maintenant que j’ai atteint leur âge, et quand je considère ceux qui entrent, je me rends à l’évidence : je n’en vois aucun. C’est le même processus de « médiocrisation » en médecine où les examens très sélectifs ont été transformés par les réformes successives en lectures d’épreuves, en cooptations ; les médiocres sont devenus encore plus médiocres et l’on assiste à un lent déclin qui ne fait que s’accentuer.
Faire partie de l’Académie est un privilège, qui suppose des devoirs. Cette notion n’est pas partagée par tout le monde. Au demeurant, c’est une compagnie dans laquelle je me plais bien, avec des gens de qualité et je ressens toujours de la joie à m’y rendre le jeudi matin.
Mais la qualité des entrants est effectivement une préoccupation. Se pose aussi le problème de la représentation des femmes. Claude Lévi-Strauss était absolument contre leur admission car il estimait que la tradition ne perdure que si l’on n’y touche pas. Il avait tort, car nous avons des femmes de haut niveau. Mais quand on propose à certaines d’entre elles de se présenter à l’Académie, nombreuses sont celles qui refusent, car elles craignent de ne devoir leur élection qu’à leur statut de femme.
J’ai parlé de cycles. Je pense que la qualité sera de nouveau au rendez-vous. Nous avons quand même élu Barbara Cassin, qui a une réelle connaissance du sens des mots, de la littérature, de la linguistique, de la philologie. Tout ce qui, à mon sens, doit être l’essence, la raison d’être de l’Académie. Vous allez dire que je suis révolutionnaire…
L’Académie vit-elle ses dernières années ? Dans un monde évolutif tel que le nôtre, tout peut arriver. Elle a déjà été supprimée par le passé. Finalement, l’Académie a été une idée de vieillards, qui se réunissent pour ne pas mourir. Vivre en Académie est une façon pour eux de moins mourir, de ne pas se faire oublier et de contribuer, par leurs discours et leur culture, à la réflexion collective.
Étant un vieillard moi-même, je me demande parfois si j’existe encore dans cette société. Je crois que non. Il m’est demandé de voter pour des gens qui seront encore en poste dans des années, alors que je ne serai bientôt plus de ce monde. C’est une sorte de vote par procuration. Mais à l’Académie française ou à l’Académie de médecine, j’existe encore. Dois-je me sentir triste de mon exclusion de cette société qui se fait sans moi ? Pas réellement car j’ai accompli dans ma vie bien des choses qui étaient adaptées au temps que je vivais. Il faut savoir l’accepter. Mais je n’aurais pas dit cela il y a dix ans car je pensais encore pouvoir jouer un rôle à mes 80 ans. Maintenant, je regarde le monde à distance et il faut s’y résoudre pour qu’on puisse se préparer à s’en aller.
[1] André Morellet (1727-1819), économiste, encyclopédiste, député, secrétaire perpétuel de l’Académie française par intérim en 1793, en l’absence de Jean-François Marmontel.
[2] Antoine Furetière (1619-1688), élu à l’Académie française en 1662, avait obtenu de Louis XIV en 1684 l’autorisation de publier son propre dictionnaire, car il jugeait les travaux de l’Académie trop lents et incomplets (notamment en ce qui concerne les entrées relatives aux sciences et aux arts). Cette édition devait être différente de celle de l’Académie, qui en avait obtenu le privilège exclusif en 1674. Or, Furetière publie en 1684 les « Essais d’un dictionnaire universel », qui concurrence celui de l’Académie. Il en est exclu en 1685 et son Dictionnaire universel paraîtra de manière posthume en 1690 à Amsterdam.
[3] Félix Vicq d’Azyr (1748-1794), anatomiste, naturaliste et médecin de la reine.
[4] Pierre Jean Georges Cabanis (1757-1808), médecin, philosophe et député.
[5] Jean-Sylvain Bailly (1736-1793), astronome, député du Tiers Etat, président du Tiers Etat le 3 juin 1789 puis président de l’Assemblée nationale le 17 juin, il prête serment au Jeu de Paume le 20 juin et est désigné premier maire de Paris le 15 juillet.
[6] Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort (1741-1794), poète, journaliste et polémiste, auteur des fameuses « Maximes et pensées, Caractères et anecdotes ».
[7] In « Tableaux historiques de la Révolution française ».
[8] Jean-Siffrein Maury (1746-1817), écrivain, cardinal et archevêque de Paris, député du clergé aux Etats généraux, ardent royaliste et anti-révolutionnaire.
[9] Distinction faite après la suppression de l’Académie française le 8 août 1793 : les élus désignent les académiciens ayant occupé un fauteuil jusqu’à cette date (et donc élus « à la régulière »), les nommés désignent les nouveaux membres nommés sous le Directoire et le Consulat (jusqu’en 1803) sans processus d’élection. De nouveaux nommés seront mis en place sans élection sous la Restauration en 1816, pour remplacer des élus sous l’Empire.
[10] Charles-Juste de Beauvau-Craon (1720-1793), maréchal de France et membre de plusieurs académies.
[11] Etienne-Charles de Loménie de Brienne (1727-1794), archevêque, cardinal, ministre d’Etat en 1787, il était soupçonné d’être incroyant, ce qui lui valut ce mot de Louis XVI en 1781 alors qu’il était candidat à l’archevêché de Paris : « Il faudrait au moins que l’archevêque de Paris crût en Dieu. »
[12] Aimar-Charles-Marie de Nicolaï (1747-1794), magistrat, conseiller du roi, a été qualifié d’ennemi du peuple par la Commune
[13] Les sciences physiques et mathématiques, les sciences morales et politiques, la littérature et les beaux-arts.
[14] Pierre Daunou (1761-1840), historien, politique, membre de l’Institut (à la classe des sciences morales et politiques puis à celle de littérature) et du Conseil des Cinq-Cents, président du Tribunat et Garde général des archives de l’Empire.
[15] Elu le 9 janvier 2020 au 13e fauteuil.