François Merlin est l’homme d’un seul livre : la Chrestomathie du désespoir, qu’il considère comme son chef d’œuvre mais qu’il n’a en réalité jamais écrit. Surnommé Cripure par les potaches, le héros du roman Le Sang noir de Louis Guilloux enseigne la philosophie. Sorte de « Hoffman retourné » selon son propre aveu, Cripure incarne le penseur bourgeois aux concepts oiseux dont la démarche chancelante dans des rues dépeuplées reflète les vacillements intellectuels. Le professeur ne se déplace jamais sans les brouillons de sa Chrestomathie, autant d’infirmités qu’il porte sur lui et qui l’encombrent. Pourtant, son sérieux grotesque lui attire des disciples et il réussit, par sa seule présence, à semer le chaos dans un village breton où ceux qui ont évité d’aller au front mènent une existence conformiste et lâche, une existence de « cloportes ».
Disons-le d’emblée : François Merlin, surnommé Cripure, n’a pas la consistance d’un Monsieur Teste ou d’un Ouine. Encore qu’il ait comme eux « l’air d’un vieil antiquaire, ou d’un expert, d’un docteur Faust à la manque » indique le jeune Étienne, lorsque son ancien professeur de philosophie, Cripure, le reçoit chez lui. À première vue, le personnage de Louis Guilloux partage beaucoup avec ceux de Valéry et Bernanos. Tous trois sont des maîtres à penser, des pédagogues aux disciples rares et aux leçons succinctes : seul Cripure est professeur à proprement parler. Seul lui a laissé une trace de son enseignement : Edmond Teste a brûlé ses papiers et ne possède plus un livre ; Ouine, ancien professeur de langues vivantes, a simplement écrit une méthode d’enseignement dont il est rarement fait cas dans le roman de Bernanos. Autrement dit, ils enseignent d’abord par le dialogue, comme Socrate. Ouine est un « causeur exquis » ; Cripure, le plus cultivé des professeurs et reconnu par tous comme un esprit de grande valeur, a le sens de la formule. Quant à Teste : « À ce qu’il disait, il n’y avait rien à répondre. Il tuait l’assentiment poli. On prolongeait les conversations par des bonds qui ne l’étonnaient pas. » Enfin, tous ont découvert des lois de l’esprit encore ignorées des hommes.
Pourtant, les chemins de ces trois personnages se séparent – nous suivrons ci-dessous celui de Merlin-Cripure – quant à la nature de leur enseignement. Eloignons d’abord Teste de ses deux homologues : contrairement à eux, il ne représente pas une menace pour les êtres dont il a décelé les vérités. Le premier être rongé par Teste, c’est Teste lui-même : obsédé par l’injonction cartésienne de la réduction au connu, il surveille sans cesse l’activité de son esprit et se refuse les idées aisément concevables, faciles, c’est-à-dire monstrueuses. Contrairement à Teste qui n’exerce une fascination que malgré lui, Ouine et Cripure sont craints par beaucoup dans leur ville respective, à commencer par leurs proches. Madame Marchal, sage-femme qui s’occupe de Ouine, remarque que ce dernier a « un mauvais air qu’il apporte avec lui » ; de même, la mère de Lucien déplore que son fils fréquente Cripure, « ce professeur de désordre, cet ennemi de la famille et de la société qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable et crachait le mal autour de lui comme un tuberculeux des bacilles ». Certes, le dégoût qu’inspirent les deux hommes est d’abord visuel : Ouine est dévoré par la tuberculose, Cripure souffre de difformités physiques. Pour autant, la méfiance générale à l’égard de ces deux monstres vient essentiellement de ce qu’ils semblent « ne s’intéresser qu’au problème moral », selon les mots du doyen de Lescure à propos de Ouine. Le dixième chapitre du Sang noir, au cours duquel les professeurs discutent de patriotisme sauf Cripure, plongé dans ses pensées, se conclut par cette phrase du professeur : « Allons enseigner la morale. »
Immoralisme et anti-maïeutique
À quoi peut ressembler une leçon de morale dispensée par un farouche ennemi des hommes et de Dieu, par un athée selon qui « toute croyance est une fêlure » ? D’après Lucien, son disciple, Cripure enseigne le mépris, en tout cas l’enseigne-t-il jusqu’au moment – la veille de sa mort – où il découvre que le mépris n’est plus possible, excepté le mépris de soi. Leur enseignement n’a aucun objet ni objectif, sinon de pénétrer les âmes et de les détruire, espèce d’anti-maïeutique qui avorte les esprits. Nihilistes, ils se définissent comme des pédagogues du néant pour qui, selon la formule de Ouine : « Il n’y a rien. Retenez ce mot : rien. » Ensemble, les deux immoralistes luttent contre les avocats de Dieu : Moka dans Le Sang noir, surnommé « qu’est-ce que Dieu ? » (« Quant à savoir pourquoi on l’avait baptisé Qu’est-ce que Dieu ? on ne répondait à la question qu’en se touchant le front d’une certaine manière ») ; le curé du village dans Monsieur Ouine, le seul à s’intéresser aux âmes comme Ouine, mais qui finit par céder à la tentation du désespoir bernanosienne. Ensemble, ils attendent la mort comme le dénouement d’un drame moral. Pourtant, contrairement à Ouine, il semble que les vêtements de Faust soient trop grands pour Cripure : à l’image de ses pieds légendaires, il produit un effet « à la fois comique et atroce » sur son entourage, et ceci volontairement, tant la passion pour la dérision prime, chez lui, sur toute exigence de sérieux. Le professeur de philosophie, respecté par ses confrères et humilié par les potaches, comme chez Vallès auquel Guilloux a consacré quelques textes, tourne en dérision sa propre discipline – le mépris de soi lui sert d’axiome primordial, en attendant de devenir une science : « Depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent, ou font semblant, ce qui est kif kif… »
« Est-ce vrai, mossieu, qu’Emmanouel Kant, l’immortel auteur de la Cripure de la Raison tique… » Bien qu’admirateur de Rousseau auquel il se compare fréquemment – même misanthropie, atteint lui aussi du délire de persécution, le génie en moins –, François Merlin reste définitivement associé à Kant comme Nabucet, son collègue et rival, est identifié à Spinoza lorsqu’il déclare d’un ton savant : « Un grand philosophe a dit que toute tristesse est une diminution de soi-même. » Cripure incarne même la première critique, dans l’imaginaire des non-philosophes : épais mais fastidieux, révolutionnaire et original pour les uns, incompréhensible et délirant pour les autres. Pourtant, sa Chrestomathie du désespoir, dont le brouillon est détruit par ses propres chiens à la fin du roman, n’aurait rien eu de kantien. Certes, Cripure sait combien tous les hommes désirent la profondeur, non celle de la pensée, mais celle de l’être. Il sait aussi qu’aucun n’acquiert cette profondeur et que tous demeurent phénomènes. Or « les apparitions ont un heureux instinct, dit Cripure citant Rivarol : elles ne viennent qu’à ceux qui doivent y croire ». En cela, Cripure ressemble à un kantien qui aurait atteint la chose en soi et qui, une fois parvenu à ôter le voile pudique qui enveloppe le noumène, découvre avec déception mêlée d’horreur qu’il n’y a rien en-dessous. Cripure, homme singulier comme celui du « rêve d’un curieux » de Baudelaire, s’écrit alors : « — Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ? // La toile était levée et j’attendais encore. » Or le lecteur déçu de Kant, puis critique à l’égard de sa philosophie, porte un nom : il s’appelle Nietzsche.
Le corps du philosophe
Au début du roman, l’esprit de Cripure est déjà traversé par certaines pensées nietzschéennes : « La vie est une affirmation. » Une autre fois, il suscite chez son disciple Lucien une réflexion que l’on trouve en termes presque similaires dans Le Crépuscule des idoles : « Que valait-elle, cette pensée qui s’employait à justifier le mépris de la vie ? À justifier la honte imposée aux hommes […] ? » Cependant, la véritable révélation de Cripure a lieu alors qu’il longe les murs grisâtres de sa ville, semblables aux murs d’une prison, et que lui revient en mémoire un épisode lugubre, survenu assez récemment.
« Un beau jour, [un] bœuf était arrivé dans le cimetière, il s’y était rué, grattant la terre de ses sabots et faisant sauter les morts. Plus de cimetière. Mais les morts s’étaient vengés : ils avaient aussitôt transformé les maisons qui entouraient la place en tombeaux et c’est là qu’ils demeuraient depuis sous des déguisements divers. On pouvait sonner à leurs portes : ils ne se montraient jamais sans masques. Généralement, ils étaient très convenablement vêtus, ils avaient même des apparences de vivants, mais un œil un peu exercé pouvait aisément déceler la supercherie : c’étaient bel et bien des morts à qui l’on avait affaire, et malgré toutes les précautions dont ils s’entouraient, allant jusqu’à se faire décorer et “fabriquer” des enfants pour mieux cacher leur jeu, jusqu’à devenir quelque chose dans la cité, les uns professeurs ou médecins, les autres employés de banque ou commis d’enregistrement, ou même soldats, et ils étaient partis pour la guerre, ce qui était pousser un peu loin la plaisanterie, ils étaient quand même bel et bien des morts, des fantômes. »
« L’étonnante petite veille, que cette Mme de Villaplane. Si elle imitait la vie, l’imitation était parfaite. » Pourtant Cripure n’est pas dupe, et il conçoit justement sa Chrestomathie comme un plaidoyer, un réquisitoire qui viserait à « révéler le mot du complot universel, le secret de polichinelle », à savoir qu’on meurt volé. Idée qui germe dans l’esprit de Lucien lorsque, après avoir discuté avec Cripure, il se rend compte qu’il y a en tout homme un homme écrasé, « à qui on avait commencé de voler la vie en détail avant de tenter le grand coup de la lui voler en bloc ». L’œuvre que Cripure voudrait écrire, en somme, c’est un second Voyage au bout de la nuit, publié quelques années avant Le Sang noir, seul achèvement que sa médiocrité puisse lui promettre. Même s’il manque au roman de Guilloux le souffle célinien du Voyage, Bardamu et Cripure sont tous les deux des témoins d’apocalypse et la « bombe morale » dont parle Céline dans D’un château l’autre doit être assez proche de la Chrestomathie, que François Merlin qualifie aussi de « bombe ». Malgré lui, Cripure apparaît comme le Buster Keaton de la philosophie, penseur aux concepts hasardeux et à la démarche intellectuelle claudicante, caricature de celui qui prétend méditer – or « personne ne médite », dixit Monsieur Teste. À travers Cripure, Guilloux offre à voir le grand absent de la philosophie, à savoir le corps du philosophe, la honte de tout penseur puisqu’il met à mal son idéalisme et ralentit ses abstractions infinies. Intuition de Pinche, poète raté et hostile à Cripure : « C’est toujours la même histoire, mon cher, on n’en sort pas : l’intellectuel contre le pot-au-feu, quoi. »
Y a-t-il une vie avant la mort ? Cripure interroge le dogmatisme immanent autant que les autres dogmatismes. Ses pieds de géant lui empêchent toute élévation « mais non l’horreur du sol où le plumage est pris » (« Le vierge, le vivace, et le bel aujourd’hui », Mallarmé). Cripure n’est pas « fou d’absolu », comme Turnier, philosophe sur lequel il a fait sa thèse, jugée trop « fantaisiste » par la Sorbonne. Ce dernier s’exile pendant dix ans dans une chambre de bonne munie d’une simple croix sur le mur, avant de se suicider, dans un accès de tristesse, comme Pavel Sosnovsky, le compositeur russe dans Nostalghia de Tarkovsky. Et pourtant, Cripure meurt comme Turnier, Gortchakov perd la vie sur les traces de Sosnovsky. L’histoire se répète : comme farce ou comme tragédie ? Même si Cripure tourne tout en ridicule, même sa propre mort, on croit entendre le Requiem æternam de Verdi lors du cortège funèbre que le village lui accorde, comme au début et à la fin de Nostalghia.
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