En analysant différentes traditions religieuses et mythologiques, Mircea Eliade a disséqué le sens donné par les sociétés traditionnelles aux cataclysmes (guerres, épidémies, famines…). Au delà des spécificités propres à chaque peuple, l’historien des religions a mis en exergue l’opposition entre deux conceptions, traditionnelle et moderne, et a vu dans la pensée judéo-chrétienne une rupture majeure de la tradition ayant conduit à la modernité.
Dans Le mythe de l’éternel retour, Mircea Eliade rappelle que de nombreuses mythologies reposent sur l’existence de cycles éternels de destruction et de renaissance du monde. Du Ragnarök germano-nordique à la conflagration universelle d’Héraclite, des âges sombres de la tradition védique indienne au déluge biblique, les mythologies et traditions fourmillent d’exemples d’inéluctables annihilations du cosmos. Mais cette destruction cataclysmique n’est jamais définitive : « [L]e déluge ou l’inondation met fin à une humanité épuisée et pécheresse, et une nouvelle humanité régénérée prend naissance, habituellement d’un “ancêtre” mythique, sauvé de la catastrophe, ou d’un animal lunaire. » Mircea Eliade remarque en effet la similarité de ce cycle cosmique avec le cycle lunaire de croissance et de décroissance telle qu’observable sur terre. Malgré l’inéluctabilité des grands cataclysmes, la pensée traditionnelle présente un certain optimisme puisque la renaissance est aussi certaine que la catastrophe qui la précède. Cet effondrement est même nécessaire à la survie du cosmos : « [U]ne forme quelle qu’elle soit, du fait même qu’elle existe comme telle et qu’elle dure, s’affaiblit et s’use ; pour reprendre de la vigueur, il lui faut être réabsorbée dans l’amorphe, ne serait ce qu’un seul instant ; être réintégrée dans l’unité primordiale dont elle est issue ; en d’autres termes, rentrer dans le “chaos” (sur le plan cosmique), dans l’“orgie” (sur le plan social)… »
Aucune relation strictement causale n’existe entre ces différents stades, mais la catastrophe et le renouveau surviennent organiquement. Parce que l’un doit survenir et que l’autre doit lui succéder. L’expression de cette logique cyclique a atteint son paroxysme dans la tradition védique dans laquelle chaque cycle est réputé durer douze mille ans et être lui même composé de quatre « sous cycles », de durée décroissante, allant de l’âge d’or à l’âge sombre. Cette vision, très précise, documentée et chiffrée chez les Indiens, trouve son pendant grec dans le mythe de la succession des « races métalliques » d’Hésiode. Mircea Eliade voit également dans le Ragnarök, effondrement du monde devant advenir lorsque le loup Fenrir parviendra à rompre ses chaines, l’expression germanique de l’âge sombre védique avec un mythe indo-européen pour origine commune. Cette vision cyclique rattachait systématiquement de nouveaux événements à des catégories mythiques et archétypales déjà connues. Seuls les faits s’inscrivant dans ces archétypes pouvaient acquérir un caractère réel.
La rupture de la pensée hébraïque
Il y a environ 2500 ans, la tradition hébraïque rompt avec cette conception traditionnelle en donnant un sens aux catastrophes qui affectent le peuple élu. Les maux que subit celui-ci, notamment les invasions étrangères, résulteraient d’une intervention divine. Expression de la volonté de Iahvé visant à punir un peuple qui le délaisse, ces malheurs collectifs ont un sens, ils découlent d’une cause. Alors que la succession sans fin de cycles suppose que le temps ne s’écoule pas mais se régénère sans cesse en abolissant l’histoire, les patriarches hébraïques inaugurent une vision linéaire du temps au cours duquel les événements s’accumulent et créent l’histoire. Le dieu hébraïque ne procède plus à la simple répétition de gestes archétypaux. Il intervient dans l’histoire qui matérialise la volonté divine. Pour Mircea Eliade, cette rupture est illustrée par le mythe hébraïque du sacrifice d’Isaac. Alors que le sacrifice du premier né est une pratique reconnue dans le monde paléo-oriental, Abraham ne comprend pas la demande de Iahvé. Il consent pourtant à sacrifier Isaac. Ce consentement ne se fonde plus sur la répétition d’un archétype mais sur une idée nouvelle : la foi. La demande même de Iahvé avait pour objectif d’éprouver la foi d’Abraham et Isaac n’est pas sacrifié. La répétition n’a pas lieu mais la foi est née. La foi prime sur le rite. Cette conception nouvelle sera reprise et amplifiée par le christianisme.
La fonction régénératrice du cataclysme n’est cependant pas abrogée par la pensée hébraïque. Mais seul l’effondrement final devant intervenir à la fin des temps conserve ce rôle. L’histoire n’est plus qu’un seul cycle menant du paradis perdu à l’apocalypse finale à la suite duquel le monde sera définitivement sauvé et l’histoire cessera. Bien sûr cette rupture intellectuelle et spirituelle imposée par les élites hébraïques a dû faire face à des résistances populaires. Face au poids de l’histoire, la tentation était grande en effet de revenir aux croyances de régénérations périodiques et aux pratiques d’abolition de l’histoire. Pour Mircea Eliade, ces dernières sont d’ailleurs toujours perceptibles au sein du dogme chrétien, par exemple dans le cycle liturgique annuel, mais surtout dans la pratique effective du christianisme : « [L]a christianisation des couches populaires européennes n’a réussi à abolir ni la théologie de l’archétype, ni les théories cycliques et astrales. »
Indépendamment de cette révolution religieuse judéo-chrétienne, l’historien des religions rappelle la tentative romaine de se soustraire au fatalisme des cycles sans en abolir la logique. L’anxiété des romains quant à la postérité de leur cité les a menés à rechercher une clé de conversion entre les douze vautours de Romulus et le nombre d’années avant le cataclysme final. Pour résoudre cette angoisse, certains ont tenté de voir dans l’avènement d’Auguste une nouvelle naissance remettant les compteurs à zéro. Les décennies de troubles marquant la fin de la République auraient constitué à elles seules un cataclysme permettant la nécessaire régénération. On s’épargnerait ainsi une apocalypse de plus grande ampleur. Cette conception ne survécut pas au règne d’Auguste et le dernier empereur est déposé environ douze siècles après la fondation mythique de Rome.
L’angoisse moderne face à l’histoire
Comme beaucoup d’auteurs, Mircea Eliade voit dans la conception moderne du temps une sécularisation de la pensée linéaire judéo-chrétienne. Il souligne cependant le fait que l’âge d’or primitif n’existe plus dans cette vision progressiste moderne. Seul l’avenir est source de salut et celui-ci ne peut en aucun cas consister en un retour aux premiers temps. Foi en l’avenir, valorisation de l’innovation, rejet de la nostalgie et dévalorisation de la répétition sont les racines communes de bien des modernismes. Dans ce progressisme moderne, toute régénération du temps est donc exclue. L’homme doit supporter la pesanteur de l’histoire et ses tourments. Alors que la vision cyclique et archétypale satisfaisait la « soif de l’être » de l’homme archaïque en ancrant celui-ci dans le rite et le sacré, le progressisme moderne projette l’homme dans le vertige d’un temps infini et irréversible.
Certes, à ses débuts cet « historicisme » moderne a pu être source de liberté puisque l’homme devenu démiurge créait l’histoire au lieu de l’abolir. L’abandon émancipateur de l’archétype pouvait être source de liberté et de sens. Mais, dépassé par sa création et laissé sans défense face à la « terreur de l’histoire », l’homme moderne a perdu pied et a sombré dans l’angoisse. L’histoire s’impose désormais à lui et le somme de suivre son prétendu sens. Mircea Eliade s’interroge alors sur la capacité de cette conception moderne « historiciste » à perdurer : « [I]l n’est pas interdit de concevoir une époque, pas trop éloignée, où l’humanité, pour assurer sa survivance, se verra réduite à cesser de “faire” davantage “l’histoire” au sens où elle a commencé de la faire à partir de la création des premiers empires, se contentera de répéter les gestes archétypaux prescrits et s’efforcera d’oublier, comme insignifiant et dangereux, tout geste spontané qui risquerait d’avoir des conséquences “historiques”. »
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.