Patrick Chastenet est professeur de science politique à l’université de Bordeaux et membre de l’Institut de Recherche Montesquieu (IRM-CMRP). Proche de Jacques Ellul pendant une vingtaine d’années jusqu’à sa mort en 1994, il est devenu l’un des principaux spécialistes de l’œuvre ellulienne, qu’il étudie depuis environ quarante ans. Directeur des Cahiers Jacques-Ellul, président de l’Association internationale Jacques Ellul et membre du conseil de direction de l’International Jacques Ellul Society, il a publié de nombreux ouvrages sur cet auteur. En particulier, son dernier livre, Introduction à Jacques Ellul (La Découverte, 2019), aborde les grandes lignes de la pensée ellulienne.
PHILITT : Jacques Ellul est avant tout connu pour sa critique du « système technicien ». Dans votre Introduction à Jacques Ellul, vous identifiez huit caractéristiques qu’Ellul prête au phénomène technique. Pouvez-vous les résumer ?
Patrick Chastenet : La première grande caractéristique du système technicien est la rationalité, ce qui veut dire que le mécanisme, le standardisé, le normé remplacent l’irrationnel, le spontané et le personnel. En second lieu, l’artificialité voit la technique s’opposer au milieu naturel, qu’elle subordonne voire qu’elle détruit sans lui permettre de se reconstituer. D’autre part, l’automatisme conduit à ce que le choix se fasse a priori sur le seul critère de la plus grande efficacité, sans autre type de considérations. Dans tous les domaines, le choix authentique n’existe plus car la technique absorbe et convertit le non-technique. Avec l’auto-accroissement, en quatrième lieu, la technique s’engendre elle-même. Le progrès technique étant devenu le référentiel de tous, chacun y contribue sans même le vouloir. Ce n’est plus l’inventeur de génie qui fait progresser la technique. Chaque invention en amène une autre qui rend encore un peu plus irréversible le processus de technicisation de la société. C’est une progression géométrique car chaque découverte a des répercussions dans son propre domaine mais aussi dans les autres branches plus ou moins liées entre-elle.
En cinquième lieu, l’unicité de la technique, c’est-à-dire la propension du phénomène technique à former un tout homogène, interdit le tri entre les « bonnes » et les « mauvaises » techniques. C’est une illusion de croire en la possibilité de supprimer les aspects négatifs d’une technique tout en conservant cette technique, les techniques n’étant pas isolées les unes par rapport aux autres. Elles forment un ensemble composé d’éléments interdépendants. C’est pourquoi Ellul contestait la pertinence de cette antienne : « ce n’est pas la technique qui est mauvaise c’est l’usage que l’homme en fait ». Faire un « mauvais » usage d’un objet technique c’est ne pas savoir comment l’utiliser au mieux, techniquement, et non pas moralement. La technique en tant que recherche du one best way est indépendante de la loi morale. Selon Ellul, si une technique est efficace, elle sera nécessairement utilisée un jour ou l’autre.
L’entraînement des techniques est une autre caractéristique : les techniques s’enchaînent les unes les autres dans le sens où les précédentes rendent nécessaires les suivantes. Et il ne s’agit pas seulement de machines. Par exemple, l’innovation de l’industrie demande de la main d’œuvre, ce qui conduit à l’exode rural et à la concentration urbaine avec une population déracinée susceptible de sombrer dans l’anomie. Cette évolution soulève à son tour la nécessité de trouver de nouvelles techniques de distraction comme le cinéma. Le progrès technique est donc un phénomène auto-entretenu.
En septième lieu, l’universalisme du phénomène technique signifie qu’il s’étend à la fois à toute la surface du globe mais aussi à tous les domaines au sein de la vie sociale. Ellul observe ainsi que, tout en se mondialisant, la technique occidentale bouleverse totalement le fonctionnement des communautés traditionnelles et des écosystèmes naturels et sociaux. Par le commerce et la guerre, la technique occidentale se répand irrésistiblement, et ce mouvement de technicisation du monde va en s’accélérant, au rythme du progrès toujours plus rapide des moyens de communication. Notre société moderne est construite par et pour la technique. Ce « cadre de fer » s’impose à toutes les civilisations. La technique occidentale est foncièrement totalitaire et elle tend au monopole dans tous les domaines y compris les plus inattendus comme l’art, la littérature, l’amour, le sexe ou la vie spirituelle. La technique moderne a provoqué un renversement total. Tout au long de l’histoire, la technique appartenait à une civilisation alors que désormais c’est toute notre civilisation qui appartient à la technique.
La dernière caractéristique est sans doute la plus importante car, contrairement à la quasi-totalité des sociologues, Ellul défend la thèse de l’autonomie de la technique. Selon lui la technique moderne s’est affranchie de toute contrainte économique, politique, morale ou spirituelle puisque la recherche de la plus grande efficacité s’est imposée comme l’unique critère du juste et de l’injuste. La technique agit comme une puissance autonome qui n’hésite pas à modifier notre environnement naturel et social. Au début des années 1950, Ellul diagnostique une « grande relève », un remplacement toujours plus rapide de l’homme par la machine. Ce n’est plus à la machine de s’adapter à l’homme, mais à l’homme de s’adapter à la machine. Si la technique est autonome, cela signifie que l’homme ne l’est plus. Il est englué dans la société et n’a plus de possibilité de s’en extraire sur les plans matériel ou spirituel. L’homme devient ainsi « l’instrument de ses instruments », comme le dirait Bernanos.
Ellul parle d’ambivalence de la technique. Qu’entend-il par ce terme ?
Il s’agit là d’une idée assez simple mais qui est sans doute son intuition la plus féconde pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Ellul nous dit en substance que la technique moderne est un mélange complexe d’éléments positifs et négatifs qu’il est impossible de dissocier.
Ainsi, d’après Ellul, tout progrès technique se paie car il n’y a pas de gain absolu en la matière. Il est impossible de dire si ce qui est apporté est plus important que ce qui est supprimé. Les valeurs produites ne sont pas de même nature et n’ont aucune mesure avec celles qui sont détruites. À l’usine, la machine moderne économise l’effort physique mais augmente le stress. Le repos musculaire est contrebalancé par de l’usure nerveuse. L’industrie chimique procure des substituts à la résine et à l’hévéa mais, en dépeuplant les forêts, elle augmente considérablement les risques d’incendie. Aux champs et dans les espaces verts de nos cités, les outils mécanisés remplacent les bras de l’homme mais suppriment des emplois et provoquent des pollutions sonores.
Ellul nous dit aussi que le progrès technique soulève des problèmes plus vastes que ceux qu’il résout. Ses effets néfastes sont en effet la plupart du temps irréversibles, et il est impossible de dissocier les problèmes résolus des problèmes engendrés par la technique. En fonction du critère retenu, on peut conclure, par exemple, que l’énergie nucléaire, censée répondre au problème de la pollution, est certes moins polluante à court terme que les énergies carbonées mais qu’elle présuppose plus d’opacité et de risques de catastrophes, comme le montre l’exemple de Tchernobyl (1986).
Ellul pense d’autre part que les effets néfastes du progrès technique sont inséparables des effets bénéfiques c’est-à-dire qu’une même technique comporte une multitude d’effets qui ne vont pas tous dans le même sens. Ainsi, lors de plusieurs marées noires, les détergents ont causé plus de dégâts que les hydrocarbures. Cela illustre bien la thèse ellulienne selon laquelle les solutions techniques entretiennent, voire aggravent, le mal qu’elles prétendent soigner. Pour Ellul, il n’existe pas de progrès définitivement acquis, ni de « progrès sans ombre ».
Enfin, Ellul affirme que le progrès technique comporte toujours un certain nombre d’effets imprévisibles. L’imprévisibilité des effets découle du défaut mais aussi parfois de l’excès d’information. Ellul dresse par exemple la liste des dégâts écologiques causés par la main de l’homme, en commençant par la culture du maïs et du coton. Le souvenir du Dust Bowl des années 1930 aux USA n’a pas empêché des pays comme la Russie et le Brésil de se précipiter sans précaution dans des cultures qui épuisent les sols et les transforment en poussière. Ce qui passe au début pour un progrès technique se mue en son contraire avec le temps. Il en va de même avec les engrais chimiques qui augmentent les rendements mais polluent les nappes phréatiques, les lacs et les océans. Les besoins immédiats priment les conséquences à longue échéance.
Vous décrivez Ellul comme un « penseur de la politique ». Pourtant, sa description de la politique pourrait sembler contradictoire, entre une critique de L’illusion politique et une dénonciation de l’accroissement de l’État. La politique est-elle impuissante ou au contraire nocive d’après Ellul ?
En effet, son rapport à la chose politique peut sembler ambivalent et contradictoire mais il découle d’une analyse préalable. Sa critique ne vise pas le politique en soi mais ce que la politique moderne est devenue dans le cadre des sociétés techniciennes. Ellul, il est vrai, juge le facteur politique secondaire par rapport au facteur technique. Mais dire d’une variable qu’elle est secondaire ne signifie pas qu’elle soit sans incidence.
Ellul avertit néanmoins : croire que tout est politique est une tragique illusion. N’oublions pas qu’il écrit dans un contexte de surpolitisation, où les idéologies jouent le rôle de religions séculières. Durant toutes ces périodes, dominées par des passions politiques et des opinions tranchées opposant des camps irréconciliables, Ellul proposait un pas de côté, une mise à distance pour mieux voir. C’est le rôle de sentinelle du prophète Ézéchiel.
Ellul conteste les deux présupposés voulant que l’État soit le seul représentant du bien commun et que tout soit politique, des choix vestimentaires au style de coiffure. Surtout, il considère que, dans le cadre de la société technicienne, le politique relève du nécessaire et de l’éphémère. En réalité, selon lui, la scène politique n’est qu’un théâtre d’ombres car c’est l’aristocratie technicienne, composée de la haute fonction publique et d’une élite d’ingénieurs, qui détermine les décisions à prendre. Les politiciens promettent, paradent, s’agitent, mais ils ne font que se conformer à des choix présélectionnés par « les bureaux ».
Mais si Ellul juge la politique partisane illusoire, il ne désespère néanmoins pas de l’action collective. Au militantisme partisan, aux batailles électorales, il préfère le combat associatif qui se renouvelle en fonction d’objectifs précis, locaux, « à hauteur d’homme ». Son maître mot est la tension. La démocratie n’est pas seulement un régime, encore moins une chose acquise une fois pour toutes. C’est un état d’esprit supposant des individus libres et responsables qui réinventent en permanence le système politique dans lequel ils vivent. C’est sans doute parce qu’il en a une vision idéalisée qu’il écrit dans L’Illusion politique que la démocratie a disparu depuis longtemps. En reprenant à son compte la formule d’Ortega y Gasset : « exister, c’est résister », il montre que tout n’est pas perdu et qu’il ne faut pas désespérer de l’action politique réalisée en dehors des partis.
Entre la question de la technique et celle des idéologies politiques, le sujet de la propagande a particulièrement retenu l’attention d’Ellul. Vous écrivez que, pour lui, « La démocratie, en tant que régime, doit faire de la propagande pour survivre mais la propagande est, par essence, la négation de la démocratie comme principe. » Pouvez-vous expliquer ce paradoxe ?
C’est en réalité extrêmement simple. La propagande est consubstantielle aux régimes démocratiques. Elle est nécessaire sur les plans intérieur et international, et utile aux gouvernants comme aux gouvernés. Sur le plan international, les régimes démocratiques doivent en effet défendre leur modèle face à leurs ennemis. Sur le plan intérieur, les gouvernants doivent d’autre part convaincre l’opinion. Une information froide et objective ne suffit pas pour persuader les masses car la démocratie suppose un régime de concurrence des vérités. Un gouvernement démocratique aura donc besoin d’user de la propagande pour contrer celle de l’opposition.
D’autre part, confrontés à une information complexe, surabondante et anxiogène, les gouvernés ont besoin d’être rassurés par la propagande qui simplifie, ordonne et désigne des boucs émissaires. C’est particulièrement vrai en situation de guerre ou de crise, qu’elle soit sociale, économique, politique ou sanitaire. Le propagandé est complice du propagandiste. Alors que la majorité des spécialistes considéraient la propagande comme un simple instrument technique, pas plus moral ou immoral que la manivelle de la pompe à eau, Ellul pense au contraire que l’on ne peut séparer le moyen de la fin. L’instrument n’est pas neutre et il est en soi totalitaire car la propagande transforme l’opinion en croyance, le relatif en absolu, le multiple en unique. Il réfute l’argumentation libérale classique selon laquelle en démocratie plusieurs propagandes contradictoires finissent par s’annuler au profit de la liberté de choix de l’individu. C’est selon lui confondre l’information, c’est-à-dire la discussion rationnelle et le débat d’idées, avec la propagande, c’est-à-dire la manipulation psychologique des foules. Il réfute également le lieu commun affirmant qu’en démocratie la liberté des citoyens est garantie par la multiplicité même des propagandes. Au contraire pour Ellul, loin de s’annuler parce qu’elles se contredisent les propagandes ont des effets cumulatifs. Dire que leur nombre constitue une garantie d’innocuité est aussi absurde de dire qu’un mal chasse l’autre. Un boxeur assommé par un coup de poing à gauche ne guérit pas lorsqu’il reçoit un coup à droite : il est encore plus sonné.
Ellul est aujourd’hui surtout connu pour son engagement écologiste, allant parfois jusqu’à être qualifié de « précurseur de la décroissance ». D’après vous, « l’écologie d’Ellul est une écologie humaine ». Qu’entendez-vous par là ? En quoi Ellul peut-il être qualifié de « penseur de l’écologie » ?
Qu’Ellul ait été à la fois précurseur de la décroissance et penseur de l’écologie politique, je crois qu’il n’y a aujourd’hui que des gens mal informés ou mal intentionnés pour en douter. Il figure d’ailleurs en bonne place dans l’anthologie intitulée : Aux origines de la décroissance (2017). C’est dommage de voir aujourd’hui quelqu’un comme Edgar Morin l’oublier, ou feindre de l’oublier. Dès ses jeunes années, avec Charbonneau, il réclamait une « cité ascétique pour que l’homme vive ». Il suffit de relire leurs Directives pour un manifeste personnaliste, publiées en 1935, pour voir à quel point ils étaient porteurs d’une exigence tout à fait prophétique et parfaitement inaudible dans le contexte de l’époque. En pleine période de crise, alors que tout le monde en France voulait relancer la croissance et la production, Ellul disait au contraire qu’il fallait plutôt partager le travail et le diminuer. Pour lui, le productivisme, la publicité, la consommation, n’étaient pas la solution.
Ellul a de fait pensé l’écologie dans une perspective « humaine » dans le sens où il se préoccupait davantage du sort des paysans que de celui des batraciens. Il se faisait avant tout l’avocat du niveau local contre l’administration jacobine. Il s’est engagé très concrètement sur le terrain des luttes écologistes. Il a par exemple milité contre la construction du barrage du Chevril qui entraînait la destruction du village de Tignes, le déplacement forcé de ses cinq cents habitants et l’immersion de milliers d’hectares de forêts et de terres cultivables. Pour Ellul, le fait qu’on ignore systématiquement les droits des populations locales au nom de l’intérêt général et du progrès est hautement critiquable. Ellul se fait l’avocat du local contre le national, du droit contre l’arbitraire, des usagers contre l’administration, des petits contre les gros, des gens ordinaires contre les puissants. Il s’oppose ainsi à la mise en tourisme massive et à la balnéarisation de la côte aquitaine voulue par la Mission interministérielle d’aménagement de la côte Aquitaine (MIACA) en créant le Comité de défense de la côte Aquitaine (CDCA). Jouant un rôle de contre-expertise de 1973 à 1978, il multiplie séances de travail, tribunes dans la presse, meetings et réunions de concertation. La MIACA invoquait l’intérêt général et l’industrie du tourisme. Ellul répond : droits de la nature et de l’environnement mais surtout droits des populations locales, peu ou mal représentés par les municipalités et les préfectures. Lorsque les campagnes sont désertées, lorsque le « progrès », ou plus exactement la logique de la rentabilité à court terme chasse des forêts ses habitants traditionnels, ce sont des personnes et des métiers qui sont sacrifiés.
Pour autant, la foi chrétienne et la théologie d’Ellul m’empêchent de parler d’une écologie « humaniste » : l’homme n’est pas, chez lui, « la mesure de toute chose ». Ellul interprète par exemple les règles prescrites dans la Bible comme autant de façons de rappeler à l’homme qu’il n’est qu’un invité sur la terre dont Yahvé est l’unique propriétaire. Si l’homme les viole, s’il franchit toutes les bornes, s’il ignore toute limite, s’il empoisonne l’eau, le sol et l’air, s’il pille la mer jusqu’au fond des océans, s’il torture les animaux, s’il détruit jusqu’aux grands fauves qui le menaçaient jadis, alors Dieu se contentera de laisser faire. Et la sanction viendra sous la forme de catastrophes naturelles ou techniques. Ainsi, chez Ellul, le chrétien rejoint le citoyen épris de nature et de liberté.
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