Paul Serey est écrivain. L’année dernière, il a fait paraître Le Carrousel des ombres aux éditions des Équateurs, un récit halluciné sur les traces du Baron Ungern. En pleine crise du Coronavirus, les journaux de confinement émanant du monde des lettres se multiplient. Paul Serey prend le contre-pied de cette démarche nombriliste et formule une réflexion de fond sur la nature des sociétés contemporaines.
PHILITT : Alors que nous entamons la troisième semaine de confinement général, il semble de bon ton d’interroger les écrivains, voire de leur demander de publier leur « journal de confinement ». Comment vivez-vous cet épisode ? Qu’est-ce qui pourrait inspirer un écrivain dans la période que nous vivons ?
Paul Serey : S’il s’agit pour moi de décrire ma propre vie comme un diariste, alors, factuellement, cela pourrait ne présenter aucun intérêt. Je dois dire que mon mode de vie, mon emploi du temps n’ont pas changé, n’était ma sortie hebdomadaire au bistrot sur laquelle je me vois obligé de tirer un trait.
Mais dire que rien n’a changé serait faux. Et c’est sur un point assez évident que doit se concentrer l’écrivain s’il doit décrire sa vie au jour le jour pendant cette période qui est autrement plus complexe pour chacun qu’un simple confinement. Nous sommes en effet plongés dans une certaine atmosphère. Et cette atmosphère est loin d’être neutre. Notre soi disant solitude, qui n’est à mon avis que matérielle, qui n’est qu’un isolement très relatif, est constamment polluée par la rumeur qui nous parvient de l’extérieur et par un je-ne-sais-quoi d’inquiétant qui tient à l’aspect insaisissable de l’épidémie et à son pouvoir de mort. Autrement dit parler de la solitude sans faire surgir cette ambiance pathologique, sans y voir le biais que constitue l’inquiétude serait passer complètement à côté du sujet.
L’individu se retrouve esseulé, isolé, mais en aucun cas solitaire au sens positif que l’on peut donner à la solitude vécue intérieurement, qui est une ascèse : une mortification du corps et un exercice spirituel exigeant, lesquels nous portent vers le haut, l’absolu ou Dieu selon nos croyances.
Deux choses sont donc essentielles pour l’écrivain, s’il devait écrire, dans la mesure où il est isolé : l’inquiétude et la rumeur dont sont sujets et objets les simples gens. L’inquiétude, parce que c’est un sentiment et qu’il transforme notre vision du monde et la façon dont nous l’interprétons ; la rumeur parce que c’est justement elle qui nous parvient de l’extérieur, d’un lointain, et qu’elle est à la fois sujet et objet de l’inquiétude évoquée précédemment.
Si je devais écrire, je décrirais par conséquent mon intranquillité, cette inquiétude diffuse qui me fait soudain voir le monde d’une façon autre. Et, à cette aune, j’interpréterais la rumeur qui me parvient dans mon huis clos. Mais qu’on me comprenne bien. Il ne s’agit pas nécessairement d’une impression qui serait vague, dans une atmosphère flottante. Je pourrais parfaitement décrire un certain nombre de faits, qu’ils soient ceux de ma vie quotidienne ; comme les changements d’aperception des plus simples objets ou modifications de mon comportement ; ou des événements dont l’écho parvient jusqu’à moi, comme l’agitation politique ou les emballements provoqués par la peur, ou que je peux vivre dans la vie réelle, comme la désertification du territoire ou les contrôles policiers, par exemple.
Même si, vous l’avez deviné, je pense que l’écrivain doit nécessairement faire la part belle à l’irrationalité de certains phénomènes de perception personnelle ou de développement de la rumeur, cela ne doit pas l’empêcher d’avoir une analyse rationnelle de son propre comportement et du monde qui l’entoure. Le brouhaha et les phénomènes psychiques engendrés par la peur ne sauraient lui faire perdre pied et lui épargner le sang froid et la responsabilité qu’il a en tant qu’interprète et descripteur de la réalité.
Qu’est ce que cette épidémie révèle de nos sociétés postmodernes selon vous ?
Nous voilà dans le vif du sujet. Je ne prétends pas détenir la vérité. Mon interprétation est personnelle et l’histoire continue son chemin – Dieu sait ce qu’elle nous révélera !
Je crois que regarder le monde selon le seul angle politique serait une formidable erreur. Le politique n’a qu’une importance marginale dans ce qui se révèle actuellement. Le politique n’influence le cours de l’histoire que de façon limitée car il est largement déterminé par ce que j’appellerai les faits objectifs. Le fait objectif essentiel que l’on doit perpétuellement garder à l’esprit est la naissance et le développement de la société technologique. La démocratie moderne, représentative, n’est née, de façon chaotique et violente, que parce qu’elle est le mode de gestion le mieux adapté à ce qui est le phénomène le plus déterminant qui soit aujourd’hui : le système technologique. Et ce pour une raison simple : la démocratie exige de la part des simples gens une discipline qui confine à la soumission, beaucoup plus que dans le monde féodal, sous la monarchie absolue, voire sous la dictature. La démocratie représentative est à l’exact opposé de l’anarchie, parce qu’elle nécessite, à cause du développement technologique, lequel est autonome, la docilité des citoyens.
Pour vous donner une image de ce que j’avance, disons que les sociétés pré-industrielles étaient comme des organismes primitifs, comme un ver de terre par exemple. Le ver de terre, vous pouvez lui asséner un coup de couteau, il se scindera et les deux morceaux continueront de vivre indépendamment. La société technologique est un organisme complexe. Mettons un mammifère. Otez-lui un organe et il mourra. Cette société ne peut donc pas se permettre de perdre un de ses éléments vitaux. Il lui faut contrôler et tenir en place tout son organisme, sous peine de mourir. L’anarchie est donc ce que la mégamachine craint le plus. La mégamachine, à cause de sa complexité, est très fragile. Et c’est ça que nous révèle l’épidémie : la fragilité d’un système qui s’effondrerait si jamais l’un de ses monstres venait semer la pagaille.
L’épidémie est le grand révélateur. Le bain chimique qui nous dévoile, de plus en plus précisément, la photographie du système. Ce que nous commençons à voir, c’est l’extrême intrication de cette machinerie. C’est son extrême complexité. Nous voyons, et c’est cela même qui rend son analyse particulièrement ardue, une multiplicité d’engrenages, créés par le développement technologique autonome, qui se grippent d’un coup et, à cause de leur complexité même, que les pouvoirs politiques en place ne peuvent plus contrôler. L’on peut même déjà deviner que c’est le système lui-même qui, parce qu’il est incontrôlable, s’autodétruira. Ce système est si volatile qu’il engendre lui-même les monstres qui le dévoreront.
Beaucoup de gens commencent à voir à quel point ce système est malsain, mais une large majorité continueront simplement à vouloir le réformer, alors qu’il faudrait le détruire. La peur, la panique qui s’empare d’une majorité des citoyens ne suffira pas à créer ce nouveau fait objectif qui pourrait faire s’écrouler le système technologique : la révolution. Cette révolution, que j’appelle de mes vœux, n’aura pas lieu si le peuple accepte encore le moindre asservissement à la mégamachine.
Or, l’homme ordinaire, parce qu’on lui a lavé le cerveau, parce qu’on lui a donné le goût du confort, est prêt à se passer de sa propre autonomie, de sa liberté, pour maintenir le système technologique en place. Tout au mieux peut-on espérer un changement de régime. Mais il est plus que probable que nous n’aurons que des réformes, modérées de surcroît. Le système n’a intérêt à se réformer que pour pouvoir mieux se préserver. Le pouvoir politique fait visiblement de son mieux à cet égard. Mais nous ne pouvons que constater son incompétence, sa corruption, son hypocrisie et ses mensonges. La propagande, la filouterie, la magouille feront passer cette fièvre par pertes et profits.
Bref, l’épidémie nous révèle que le système est faillible. Il n’est qu’à regretter que selon toute vraisemblance cette faille ne sera pas exploitée. Je crois même que la mégamachine, qui ne vit que de ses crises, en profitera pour croître encore et contrôler et asservir de plus en plus les populations. On en voit déjà les prémices…
Le confinement implique pour ceux qui demeurent seuls un face-à-face peut-être douloureux avec eux-mêmes. On réapprend un peu la phrase pascalienne déclarant que tout le malheur des hommes est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre… On est en plein dedans non ?
Certainement. Mais rester rester seul dans sa chambre dans cette atmosphère est tout autre chose qu’une paisible retraite. Néanmoins vous avez raison. Si l’homme du commun s’était battu pour conserver son autonomie, il goûterait pleinement le plaisir de se retrouver seul dans une chambre, sans avoir rien d’autre à faire que de jouir de la simple joie d’être en vie.
De nombreuses études anthropologiques montrent que dans les sociétés primitives, lorsque l’homme avait achevé sa journée de labeur, il avait le temps de s’adonner au plaisir de ne rien faire. Il avait non seulement plus de temps libre que l’homme moderne, mais en profitait d’autant plus pleinement qu’il avait le contrôle sur sa propre vie. Bien sûr, de nombreux dangers le guettaient, sans doute était-il parfois inquiet, mais n’avoir à se préoccuper que de l’essentiel, n’avoir qu’un travail purement nécessaire et utile, lui donnait la satisfaction indispensable pour jouir de son temps libre.
L’homme moderne, celui du système technologique, est privé par ce même système de son autonomie. Le système est cet homme qui, derrière votre dos, joue votre partie d’échec à votre place. Il joue à votre place et vous perdez le contrôle de la partie. Sans doute joue-t-il mieux que vous et sans doute appréciez-vous ce confort, mais vous avez perdu votre autonomie. Votre vie vous échappe. De là naît une angoisse terrible, que le système soigne à coups de psychotropes et de divertissements.
L’homme du commun est angoissé. Il ne peut plus réellement se regarder en face. Il ne peut que fuir, que se fuir. Se divertir, comme on dit. C’est le monde de Netflix, de World of warcraft et de YouPorn. S’affronterait-il aux grandes œuvres, à Pascal, qu’il serait incapable d’y comprendre quoi que ce soit. Et s’il y comprenait quelque chose, il éprouverait un vertige tel, une telle souffrance de se voir ainsi humilié, dénudé, qu’il cesserait aussitôt, déprimé. C’est une chose terrible que de se confronter à une grande œuvre, à une pensée puissante ou fulgurante… J’en ai peur moi-même…
Pourtant, j’aimerais tant que les gens se mettent à penser. Qu’ils comprennent dans quel monde nous vivons. Qu’ils se révoltent. Qu’ils détruisent ce système abominable. Mais je suis pas persuadé que cela soit possible. Oui, c’est un grand malheur de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre…
Une idée de lecture ou d’occupations pour nos lecteurs ?
Je n’ai pas vocation à prodiguer de bons conseils… Je ne sais pas si les gens « prendront conscience » de quoi que ce soit. Mais peut-être, peut-être, est-ce l’occasion de reprendre le contrôle sur sa vie. Faire une activité utile, créer. Un potager, de la poésie, de la musique. Je ne conseillerais pas à tout le monde de rester seul dans sa chambre à réfléchir. C’est un exercice trop difficile et dangereux. Mais oui, jardiner si l’on en a l’occasion. S’aérer. Réapprendre les joies simples, les simples gestes. Faire attention à ne jamais être vulgaire ; autrement dit réapprendre à s’estimer. Se distraire juste ce qu’il faut. Regarder quelques bons films. Lire de la science fiction, des romans d’anticipation (Je pense notamment à Orwell, Huxley ou K-Dick), genre qui me paraît assez accessible et utile pour entamer une progressive réflexion sur l’avenir… Pour les chrétiens, les gens de foi, prier. Le monde a besoin de la prière. Pour tous, prendre soin de ses proches. Donner autant d’amour que possible…
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