Custine, un mondain sur les terres du despotisme

Nous restons influencés, souvent inconsciemment, par l’image de la Russie que nous a laissé Astolphe de Custine. Ses Lettres de Russie – d’aucuns y voient l’équivalent russe de la Démocratie en Amérique de Tocqueville – sont un portrait dressé par un esprit Mortemart. D’une plume acerbe, Custine diffère des stagiaires de l’esprit. Brillant, y compris jusque dans ses propres caricatures, l’auteur possède ce ressenti aristocratique qui le conduit à juger un système politique sur le double front des mœurs et des institutions. Il semble croire en cette alliance étroite entre la pensée et le style, entre la politique et l’esthétique.

Les Lettres de Russie de Custine éditées ici chez Folio

Le pays où il voyage ne le laisse pas indifférent, tant il est traversé par des passions contradictoires. Au fil des pages, le lecteur sentira néanmoins derrière la fascination un mélange de mépris et de déception face à une forme d’inachevé de l’histoire, et ce sentiment guide encore aujourd’hui une certaine appréciation de la Russie. Custine rappelle à juste titre que l’architecture, les arts et les lettres donnent aux nations leur physionomie. Mais les apparences, comme chacun sait, sont trompeuses, et en Russie, elles seraient ostentatoires dans leur tromperie. Si la beauté de Saint-Pétersbourg subjugue, l’auteur ne peut s’empêcher d’y voir une forme d’effraction et le produit d’une nation esclave : « Pétersbourg me paraît moins beau, mais plus étonnant que Venise. Ce sont deux colosses élevés par la peur : Venise fut l’œuvre de la peur toute simple : les derniers des Romains aiment mieux fuir que mourir, et le fruit de la peur de ces colosses antiques devient une des merveilles du monde moderne, Pétersbourg est également le produit de la terreur, mais d’une terreur pieuse, car la politique russe a su faire de l’obéissance à l’Empereur un dogme ». Ainsi, les tsars ont modernisé un territoire à forte fragmentation culturelle et ethnique, et dans quelles conditions !

Aux antipodes d’une cité classique, la Russie apparaît comme un camp militaire géant où, sous les airs de civilisation européenne, perce toujours un asiatisme brutal : « C’est en Russie qu’il faut venir pour voir le résultat de cette terrible combinaison de l’esprit et de la science de l’Europe avec le génie de l’Asie ». Peu enclin au recul, Custine illustre sans doute « la difficile rencontre entre la Russie tendue vers l’Europe et l’Europe qui ne sut jamais comment traiter et comprendre la Russie[1] »  comme l’écrivit Hélène Carrère d’Encausse, sinon comme une imitation ratée. Il est en effet délicat d’établir une continuité parfaite entre la conscience culturelle et l’espace géographique ; d’où le mantra d’une Russie en Europe bien que non européenne, sur laquelle nous projetons sans cesse des espoirs à défaut d’en saisir pleinement les réalités.

Il serait aisé de voir derrière les mots de Custine une lecture « occidentaliste ». À longueur de lettres, le voyageur ramène souvent la Russie à sa culture byzantine, comme s’il cherchait délibérément à mettre en lumière sa décadence. Pas question pour lui de céder au tropisme russe de certains de ses compatriotes qui, depuis Voltaire, ont fait le lit d’une complaisance hautement coupable à ses yeux. Son discours est au contraire implacable et sans concession, notamment à l’égard du tsarisme qui n’est rien d’autre, selon lui, que la conspiration à ciel ouvert la plus décomplexée qui puisse exister envers la liberté, où le caprice du despote est substitué à la loi. Faire de grandes choses ne suffit pas à faire de grands hommes, et c’est pourquoi un Pierre le Grand ne trouvera guère de grâce à ses yeux. Car une tyrannie reste une tyrannie ; dorer vos chaînes n’abolira jamais votre servitude.

La Russie entre mystique et politique

C’est pourquoi les Russes ne s’appartiennent pas eux-mêmes : ce sont des automates qui s’évertuent à confondre patriotisme et servitude, l’amour de leur pays n’étant « pour eux qu’un moyen de flatter leur maître ». Quant à l’amour qui existe pour le tsar, c’est « l’amour du troupeau pour le berger qui le nourrit pour le tuer. Un peuple sans liberté a des instincts, il n’a pas de sentiments ; ces instincts se manifestent souvent d’une manière importune et peu délicate ». À la manière d’un Montesquieu, Custine s’improvise sociologue du génie national, analysant ce qu’il comporte en son sein d’irréversible : en Russie, c’est la violence. L’homme y semble parfaitement hermétique au mythe du bon sauvage, car ce qui enferme sa sauvagerie ne préside que rarement à des œuvres créatrices. D’où l’impossibilité ontologique de tout libéralisme. La « liberté », en l’occurrence, est un risque bien trop grand à courir. Et Custine d’annoncer avec prophétie : « Figurez-vous les passions républicaines (car encore une fois sous l’Empereur de Russie règne l’égalité fictive) bouillonnant dans le silence du despotisme : c’est une combinaison effrayante, surtout par l’avenir qu’elle présage au monde. […] C’est donc cette tête sans corps, ce souverain sans peuple qui donne des fêtes populaires. Il me semble qu’avant de faire de la popularité, il faudrait faire un peuple. » À bon entendeur, salut !

La lecture de Custine nous donne à réfléchir sur cet inconscient qui sert aujourd’hui à expliquer la place de la Russie dans l’histoire, et pourquoi l’Europe se comporte avec admiration et méfiance, fascination et révulsion. Eu égard au contexte où notre continent subit de plein fouet une crise existentielle, la Russie se complaît pourtant à apparaître comme notre conscience perdue, critiquant une Europe oublieuse de son passé, toujours prompte à brader son patrimoine spirituel, à abandonner ses valeurs au nom d’un relativisme aveugle[2]. En parallèle, l’« eurasisme » cultivé avec plus ou moins de conviction parmi les intellectuels russes vient opportunément rappeler la matrice multiethnique, donc multiculturelle, de l’histoire russe[3], et reste un moyen – à l’image du panslavisme – de marquer sa spécificité vis-à-vis d’une Europe jugée ignorante, lointaine et arrogante.

Dimitri Merejkovski 1865-1941

Mais au-delà de toutes ces conjectures d’ordre idéologique, la Russie incarne une certaine idée de la politique[4], cette politique qui nous rappelle que les valeurs ne se valent pas, qui fait de la religion une partie de son essence, y compris au point de survivre au sein de l’antireligion. Ceci explique la formidable analogie entre le discours de Custine et le visage que des intellectuels prêteraient aujourd’hui au régime communiste. Le noble français démontre surtout sa compréhension de la liaison occulte qui unit mystique et politique, ainsi que leurs répercussions sur l’exercice du pouvoir, décrites en ces termes par les deux écrivains russes Dimitri Merejkovski et Dimitri Filosofov en 1907 : « Le tsar n’est pas seulement le tsar, chef de l’empire, mais aussi le chef de l’Église, le pontife, l’Oint du Seigneur. Il n’en est peut-être pas ainsi historiquement, mais, du point de vue mystique, il faut admettre que le tsar est le vicaire du Christ […] Dans l’ordre des idées religieuses — et la principale particularité de l’âme russe, la volonté mystique, ne nous permet pas de sortir de cet ordre — la négation d’un absolu ne peut être que l’affirmation de son contraire. Sainteté contre sainteté. L’autocratie est une religion, la révolution en est une aussi[5]. » Custine ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare que la « foi politique » est en Russie bien plus intense que la « foi religieuse ». Ce constat nourrit d’ailleurs son propre aggiornamento : lui qui avant son voyage reprochait aux Bourbons et aux Habsbourg d’être autoritaires se rend compte combien ces derniers demeurent « adoucis » par les mœurs.

Thierry Maulnier écrivait : « Ce que nous appelons la civilisation et ce que nous appelons la barbarie ne s’excluent pas, et nous apparaissent dans l’histoire comme mêlées inextricablement[6]. » La maxime peut trouver un écho chez le réalisme négatif de Custine, celui qui prêche l’incompatibilité entre l’Europe et la Russie, la première ayant effectué le passage de la barbarie à la civilisation, l’autre s’étant contenté d’habiller sa barbarie avec les attributs de la civilisation. Cette pensée (réductrice ?) a traversé les âges : sa traduction la plus concrète réside sans doute dans la difficulté pour les Européens de juger les progrès de ce pays autrement que par sa capacité à répondre aux canons de la modernité occidentale.

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[1] Custine, Astolphe de, Hélène Carrère d’Encausse, et Julien-Frédéric Tarn. La Russie en 1839. Édité par Michel Parfenov. Paris, France : Solin, 1990.

[2] A l’inverse, comme l’analyse Jean-François Colosimo, les Européens critiquent la capacité des Russes à s’approprier de grands thèmes pour mieux les « russifier ».

[3] Il lui est cependant difficile de faire oublier le versant traumatisant de la « Horde d’Or » : celle-ci a maintenu la Russie éloignée de l’effervescence connue par l’Europe à partir du XVIe siècle. De plus, si la Russie a un pied en Asie, elle n’est pas à proprement parler une puissance asiatique, et il est peu probable que ses voisins orientaux la considèrent comme telle. Les Russes ont d’ailleurs toujours craint la masse chinoise, et, en dépit des récents accords, scrutent aujourd’hui avec inquiétude le renforcement des liens (économiques notamment !) entre la Chine et les anciennes républiques asiatiques soviétiques situées traditionnellement dans la sphère d’influence russe.

[4] Slama, Mathieu. La Guerre des mondes : réflexions sur la croisade idéologique de Poutine contre l’Occident. Paris, France : Éditions de Fallois, 2016.

[5] Le Tsar et la Révolution (1907)

[6] Maulnier, Thierry, L’Étrangeté d’être : 1977-1979. Paris, France: Gallimard, 1982.