Louis XIV : un roi gallican face au pape

Le règne des Bourbons contient certes des récurrences dans la conception des relations entre l’État et l’Église, mais la politique religieuse reste à l’image du souverain : celle de Louis XIV ne fut pas celle de Louis XV, et encore moins celle de Louis XVI. Le Roi-Soleil fut un roi catholique, mais surtout gallican : défendre la raison d’État et s’affirmer en champion du catholicisme relevaient parfois d’une approche commune, quand bien même cela signifiait une opposition frontale au Saint-Siège. À ceux qui lui reprochèrent ses ingérences, avérées ou non, Louis XIV s’efforça pourtant de leur opposer la cohérence de ses actes, leur conformité au serment du sacre et un souci du juste milieu.

Le gallicanisme est à la fois une doctrine politique, une pensée juridique et une institution religieuse. Il joue sur deux tableaux aux intérêts parfois confondus : la monarchie et l’Église gallicane. Surtout, il milite en faveur d’une Église où le concile est supérieur au pape. Chez certains ecclésiastiques, cela signifie avoir sa propre pratique canonique et juger au même titre que Rome en matière de dogme. Ce point n’est pas forcément partagé par le roi, sa priorité est ailleurs : pour Louis XIV, l’État est une nécessité physique et morale, avec ses lois propres. Tant est si bien que le souverain absolutiste aurait pu faire sienne la maxime de Richelieu et l’inscrire au frontispice de sa constitution : « L’Église catholique a l’éternité devant elle ; la survie de la France est un combat de tous les jours ». On l’aura compris : l’État avant tout. En revanche, s’il n’est pas l’Église, rien ne l’empêche de s’approprier ses missions. Depuis Charles VII et la Pragmatique Sanction de Bourges (1438)[1], en passant par François Ier et le Concordat de Bologne (1516)[2], les rois de France ont régulièrement cherché à contrôler puis à exploiter les humeurs d’un clergé chauvin et ce, en vue d’exercer des pressions sur le siège de Rome. L’opposition à l’ultramontanisme romain, qui défend une autorité temporelle directe et indirecte[3] du pape sur les empereurs et les rois, occupa dès lors une place de premier ordre. L’obéissance envers l’évêque de Rome en matière de foi ne souffrait guère en soi de contestation. Il était néanmoins de bon ton de rappeler que les rois existaient bien avant les papes, et que leur autorité venait directement de Dieu. Le Roi-Soleil ne dérogea pas à la règle : son règne fut ponctué par de fréquents rapports de force avec la papauté.

L’extension du droit de régale en 1673 et 1675 permit à Louis XIV de s’ingérer directement dans la gestion des évêchés : pendant la période de vacance d’un évêché, le roi percevait « les revenus du diocèse (régale temporelle) et nommait aux bénéfices dépourvus de charge d’âmes, comme les canonicats (régale spirituelle)[4]». On notera ici une certaine continuité avec l’histoire de la royauté : depuis Philippe le Bel l’on savait en effet que le vicaire du Christ n’était pas pour autant celui du fisc[5]. Aucune contradiction donc !

Statue de Louis XIV (Notre Dame de Paris)

Au contraire, « l’affirmation absolutiste, en même temps qu’elle pousse dans le sens de l’indépendance vis-à-vis de Rome, passe par la volonté de puissance temporelle de se subordonner le domaine spirituel, ce qui implique de faire sienne ses priorités[6] », parmi lesquelles la lutte contre l’hérésie protestante. C’est en ce sens qu’il faut rapprocher la Déclaration des Quatre articles (1682)[7] et la révocation de l’édit de Nantes (1685). Seulement, les priorités de la monarchie ne rejoignaient pas toujours celles du Saint-Siège ! Les papes, eux aussi chefs d’Etat, avaient un agenda politique propre, de même qu’une fâcheuse tendance à confondre le salut spirituel avec des intérêts purement privés, et notamment ceux de leur famille. Au fond, la méfiance à l’égard de la cour de Rome était proportionnelle au caractère des pontifes. La relation avec Innocent XI (1676-1689) fut ainsi remarquablement exécrable, la faute au ton très personnel de ses rodomontades envers Louis XIV, auquel il reprochait de soumettre le clergé français à sa volonté propre.

Cependant, s’il s’instaurait volontiers défenseur des « libertés » gallicanes, l’indépendance de la monarchie lui importait davantage que l’indépendance spirituelle de son Église. Gallican, il l’a été, indéniablement, mais sans toutefois réduire cette condition à une opposition systématique à Rome, dont il cherchait à obtenir les bonnes grâces. De plus, l’appropriation de prérogatives au détriment du pouvoir papal, bien que souvent dictée par des considérations politiques, pouvait avoir pour origine la piété personnelle du souverain : le roi très-chrétien voyait en effet dans le pouvoir de nomination évoqué plus haut un levier indispensable à la réforme du clergé. Très sensible aux critiques dont ce dernier faisait l’objet, il s’engagea à favoriser une prêtrise pieuse, loyale et aux mœurs irréprochables. Un tel système, fondé sur un examen poussé des profils – selon les critères fixés par Louis XIV – et le serment de fidélité au roi, permit l’ascension de grands prélats, tels Noailles, Bossuet et Fénelon.

Le roi de France : pape en son royaume ?

Jacques-Bégnine Bossuet, évêque de Meaux et figure du gallicanisme

L’image d’un Louis XIV autocrate et byzantin a été cultivée par des générations d’écrivains. Elle est pourtant éloignée de la vérité. On peut être à la fois prêtre et tyran, mais monarchie et dictature sont loin d’être les détaillants d’un même grossiste. Limitez le roi à la « dictature » et il n’a à peu près plus rien d’un souverain au sens premier du terme. La dictature reste d’abord et avant tout une technique au service du pouvoir quel qu’il soit, républicain ou monarchique. Or, la souveraineté royale revêt une dimension morale : la maxime paulinienne « Il n’y a d’autorité que par Dieu, et toutes celles qui existent sont établies par Dieu », en sus du principe du pouvoir, renferme aussi, on a tendance l’oublier, le principe de sa limitation. Voltaire, d’ordinaire peu enclin à la complaisance, le reconnaît : « Si nous cessions de moraliser […] ce n’est pas l’autoritarisme du grand roi qui nous étonnerait. Comparons-le au despotisme, à la vanité, à la démesure du moindre dictateur moderne, brun ou rouge ! Ce qui devrait frapper, c’est au contraire la relative sagesse, la réelle retenue, le souci de raison, la grande part de bon sens, marqués par Louis XIV, alors qu’il réunit tant de pouvoirs et que son règne personnel dépasse le demi-siècle. Or il dut cette mesure, cette réunion de précieuses qualités, à la religion[8] ». Louis XIV était roi comme Dieu était Dieu, mais il regardait l’Église comme l’intermédiaire indispensable entre sa personne et le Tout-puissant. Et bien que dévot, il ne revendiqua jamais le titre d’un souverain théologien destiné à construire ou déconstruire la doctrine selon son bon plaisir. Le roi connaissait d’ailleurs très bien les risques d’une « politisation » excessive de la religion : en dépit de tensions récurrentes avec le Saint-Siège, il se refusa à faire de l’Église gallicane une Église nationale sur le modèle anglican. Plus qu’un choix politique, la question demeurait éminemment éthique : au-delà d’une rupture avec Rome, c’eut été une violation de la déontologie héritée du sacre.

Le roi entendait aussi empêcher l’émergence d’une dissidence religieuse à l’intérieur de la cour de Versailles ; une hantise longtemps sous-estimée. L’« affaire Fénelon », de par ses proportions, est symptomatique. Pur produit du système louis-quatorzien, l’archevêque de Cambrai a été précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils du roi.  Dans son Télémaque, les odes à la paix et à la tempérance furent néanmoins interprétées comme une attaque frontale à l’égard de la politique belliciste de Louis XIV : « si vous comparez un roi qui ne sait que la guerre à un roi sage, qui, sans savoir la guerre, est capable de la soutenir dans le besoin par ses généraux, je le trouve préférable à l’autre. Un roi entièrement tourné à la guerre voudrait toujours la faire […] Un conquérant enivré de sa gloire, ruine presque autant sa nation victorieuse que les nations vaincues. Un prince qui n’a point les qualités nécessaires pour la paix ne peut faire goûter à ses sujets les fruits d’une guerre heureusement finie[9] ». Au-delà d’un pacifisme assumé, le prélat prend le parti d’un système de pensée largement répandu au sein d’une noblesse politiquement bridée et avide d’indépendance : le quiétisme. Cette mystique religieuse défend une quête de la perfection, où la place des intermédiaires traditionnels est relativisée. Tandis que la religion se retrouve réduite au « pur amour », le cheminement personnel s’émancipe de l’autorité ecclésiastique, rendant inutiles la prière, les sacrements, bref tout ce qui nourrit le dogme de l’Église. Jusqu’à présent, l’intrusion de l’opposition nobiliaire sur le terrain religieux s’était révélée timide, soit par fidélité à la monarchie, soit par crainte. Or, le cœur dévot de Versailles se retrouva progressivement gangrené par un christianisme individualiste et mondain, bien éloigné de l’économie collective du salut. Par conséquent, « l’offensive » quiétiste, qui séduisit un temps madame de Maintenon, fut prise très au sérieux par le roi, car elle représentait une attaque non seulement contre son œuvre, mais aussi envers ses augustes prédécesseurs. La querelle entre Bossuet et Fénelon, puis la condamnation papale (1699), mirent fin à cette aventure, en même temps qu’elles interrompirent le développement de la pensée mystique. Tout cela peut nous paraître fort anodin. Ce serait oublier la sensibilité des questions religieuses chez un roi dont la vie était marquée par l’existence liturgique.

L’Unigenitus : le dernier combat de Louis XIV

Le combat contre le jansénisme occupa la seconde moitié du règne de Louis XIV. Ce christianisme austère aux relents sectaires, en délicatesse avec le libre arbitre et la casuistique jésuite[10], avait été un temps jugulé. Il parvint cependant à réinvestir la scène politico-religieuse à la fin du XVIIe siècle, au point que le souverain vieillissant en appela au pape. Le roi espérait une condamnation ferme, unilatérale et irrévocable du jansénisme. Malgré cela, les pressions exercées sur le Saint-Siège ne produisirent pas l’effet escompté. Une bulle, intitulée Unigenitus, fut publiée mais son contenu posa rapidement problème : elle pointait du doigt sans grande cohérence des idées développées par l’apôtre Paul ou saint Augustin. Les précisions étaient rares, les amalgames nombreux. Ainsi, des propositions hérétiques se retrouvèrent mises sur le même plan que d’autres pouvant être qualifiées d’imprudentes. La condamnation de certaines d’entre elles risquait pourtant de porter atteinte à l’autorité royale et, plus ou moins directement, aux libertés de l’Église gallicane. Suprême maladresse, Rome crût bon de glisser une proposition autorisant le souverain pontife à s’opposer à la puissance temporelle, au point d’inciter les sujets à lui désobéir en cas de condamnation par la papauté. Les défenseurs de la monarchie accusèrent le coup. Ils hurlèrent au scandale ! Une fois de plus, la prétention romaine à s’immiscer dans le pouvoir temporel se dévoilait.

Louis XIV s’imaginait-il que ce texte contribuerait à former sur le long terme un front commun entre jansénistes et gallicans contre Versailles et le Saint-Siège ? Se doutait-il qu’elle serait en partie responsable dissolution du lien entre le souverain et la nation, qu’elle conduirait à l’émergence d’un républicanisme parlementaire ? L’absorption des forces catholiques dans l’État sans rompre avec Rome était, sous couvert d’unité spirituelle, la condition de l’indépendance royale. Mais en s’entendant directement avec le pape sur le dos des instances compétentes, qui plus est acquises au gallicanisme, le roi ouvrait la voie à la rébellion du Parlement et à une crise interne au sein même de l’Église de France. Il mourut le 1er septembre 1715, sans avoir pu dénouer l’imbroglio.

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[1] Dans cette ordonnance, le roi s’affirme comme le gardien des droits de l’Eglise de France.

[2] Fruit d’un accord entre François Ier et le pape Léon X, il donne pour la première fois au roi de France le pouvoir de nommer les évêques et archevêques. Néanmoins, une fois faite, la nomination doit être transmise à Rome afin que le pape accorde l’institution canonique.

[3] La figure la plus associée à ce concept est le cardinal jésuite Robert Bellarmin.

[4] Maral, Alexandre, Le Roi-soleil et Dieu : essai sur la religion de Louis XIV, Paris : Perrin, 2015, p. 130.

[5] En difficulté, Philippe le Bel espérait pouvoir lever une décime en vue de financer sa guerre contre le roi d’Angleterre, Edouard Ier. Après avoir levé plusieurs décimes avec l’accord de synodes provinciaux, il en leva une autre en 1296 cette fois-ci sur les clercs et les laïcs, avec l’accord d’une assemblée de nobles et de prélats. Problème : il s’abstint de demander la permission au pape, en violation du 46e canon du Concile de Latran de 1215.

[6] Maire, Catherine Laurence, L’Église dans l’État : politique et religion dans la France des Lumières, Paris, Gallimard, 2019, p. 37.

[7] Elle est en quelque sorte la « constitution » politique du gallicanisme. Elle définit les « libertés de l’Église gallicane », selon lesquelles :

  • le souverain pontife n’a qu’une autorité spirituelle ; les princes ne sont donc pas soumis à l’autorité de l’Église dans les choses temporelles ; le pape ne peut juger les rois ni les déposer ; les sujets du roi ne sauraient être déliés du serment d’obéissance ;
  • l’usage de la puissance pontificale est réglé par les canons de l’Église ; mais, à côté d’eux, les principes et les coutumes de l’Église gallicane qui existent depuis toujours doivent demeurer en vigueur ;
  • le concile œcuménique, réunion de tous les évêques de la chrétienté, prend des décisions qui ont une valeur supérieure à celles du pape dont l’autorité est donc limitée par celle des conciles généraux ;
  • en matière de dogme, le pape n’est infaillible qu’avec le consentement de l’Église universelle.

[8] Voltaire, Œuvres historiques, Bibliothèque de la Pléiade, 128, Nouvelle éd (Paris : Gallimard, 1987)

[9] Fénelon, François de Salignac de La Mothe, Les aventures de Télémaque, Folio Classique, 2689, Paris : Gallimard, 2009.

[10] La critique des jésuites occupe une large place dans Les Provinciales de Blaise Pascal.