À la fin du quatrième siècle, un jeune homme, Jean Cassien, se lance avec un compagnon à la rencontre des Pères du désert afin de se former à la milice spirituelle. Après un séjour en Palestine, puis en Égypte, il rapporte en Occident un recueil d’entretiens en langue latine : les Conférences.
Le livre des Conférences est un ouvrage à l’influence considérable. Premier inspirateur de la règle de saint Benoît, il est une œuvre de référence du monachisme occidental. Véritable traité de pédagogie spirituelle, il est aussi un témoignage de l’expérience des solitaires égyptiens, passés maîtres dans l’exercice de l’ascèse. Le récit de ces entretiens est un manuel destiné au novice décrivant les méthodes de ces « hommes sublimes » pour atteindre la maîtrise parfaite du corps et de l’esprit.
La première conférence traite du but et de la fin de l’ascèse. Si le moine éprouve les fatigues et les veilles, le travail, les privations et la solitude, s’il consent à tout cela, c’est en vue du royaume céleste. La fin de l’ascèse est la vie éternelle. Quant à son but, c’est de garder le cœur pur, de le tenir écarté de toute passion mauvaise. Le but de l’ascèse est la pureté du cœur, qui est la charité. Ainsi les exercices corporels ne sont pas la perfection, mais les instruments de celle-ci. Ils ne sont pas une fin en soi, mais les moyens qui permettront au moine de s’ouvrir les portes de la perfection.
À propos des pensées, il dépend de l’ascète de les accueillir ou de les rejeter. Il dépend du novice de « hausser le ton » de ses pensées, saintes et spirituelles, ou terrestres et charnelles. C’est l’objet de la lecture, du jeûne et de la prière, affiner l’âme et lui faire perdre le goût des choses terrestres. L’abbé Moïse compare l’âme à un moulin : il dépend du maître du moulin de faire moudre du blé, de l’orge ou de l’ivraie. Il existe ainsi trois principes de nos pensées : Dieu, le démon, et nous-mêmes. Il faut ainsi devenir « d’habiles changeurs », capables de déceler l’origine, la cause et l’auteur de ces pensées.
D’où l’importance de la vertu de « discrétion », dans le sens de distinction, discernement. Elle est ce que l’Évangile nomme « l’œil et la lampe du corps ». La discrétion est, dit l’abbé Moïse, « la mère, gardienne et modératrice de toutes les vertus ». Or celle-ci ne se gagne qu’au prix d’une grande humilité. Le jeune novice doit s’abreuver quotidiennement des conseils des anciens, à condition que leur vertu soit suffisamment éprouvée.
La lutte entre la chair et l’esprit
Il est utile au novice que Dieu s’éloigne parfois quelque peu, afin de l’exercer et de l’aguerrir. Il doit se confronter aux manœuvres de l’adversaire afin de s’instruire et de s’habituer au combat. L’abbé Daniel compare cette lutte intérieure aux guerres et aux épreuves que Dieu réservât au peuple d’Israël. Le Seigneur agit ainsi en vue de son bien, afin de ne jamais altérer son courage par un amollissant repos ou par une fausse paix. De la même manière, il offre en permanence au solitaire un terrain de confrontation face aux esprits du mal.
Cette guerre est décrite comme une « providence divine », obligeant le moine à faire l’expérience de la lutte entre la chair et l’esprit. Dans cette guerre intestine, la volonté tient généralement un milieu qui est pire. Elle ne désire ni la turpitude du vice, ni les souffrances de la vertu. Elle dirige le novice vers un dangereux état de tiédeur, pareil à celui que le Seigneur condamne dans l’Apocalypse : « Je sais tes œuvres ; tu n’es ni froid ni chaud. Que n’es-tu froid ou chaud ! Mais tu es tiède et je vais commencer à te vomir de ma bouche. »
C’est pour cela que cette lutte intérieure est utile : elle oblige l’âme à choisir entre le vice et les passions ou la pureté du cœur. Elle oblige l’âme à donner la royauté de son cœur soit au diable soit au Christ. « Si Dieu, dès le début, a toujours supporté qu’on assiège Jérusalem, c’était afin qu’elle soit pour les hommes forts une occasion aussi bien de manifester leur courage que de trouver le salut » dira plus tard Bernard de Clairvaux dans l’Éloge de la nouvelle chevalerie.
Le solitaire doit toujours ou progresser ou reculer, il ne peut rester à la même place. En effet, selon l’abbé Théodore, le solitaire a inévitablement reculé, le jour où il se sent pas qu’il a progressé, car il est impossible à l’âme de rester stationnaire. Le temps perdu et le gain manqué ne se recouvrent plus. « Il n’est pas de saint, tant qu’il vit dans la chair, qui s’établisse tellement sur les cimes de la vertu, qu’il y puisse demeurer immobile, il faut qu’il croisse sans cesse ou qu’il diminue. »
Les huit principaux vices
« Il y a huit principaux vices qui font au genre humain la guerre : le premier est la gourmandise ou gloutonnerie ; le deuxième, la luxure ; le troisième, l’avarice ou amour de l’argent ; le quatrième, la colère ; le cinquième, la tristesse ; le sixième, l’acédie, ou inquiétude et dégoût du cœur ; le septième, la vaine gloire ; le huitième, l’orgueil. » Ce sont ces huit principaux vices, étudiés en détail par Jean Cassien dans les Institutions cénobitiques, que l’on nommera plus tard les « péchés capitaux ».
Ces huit vices font la guerre à tout le genre humain, mais chacun subit individuellement leurs assauts de différentes manières. Le novice doit s’attaquer en premier lieu au vice le plus dangereux, celui qui le serre de plus près, et engager le fer avec lui. Tel devra combattre d’abord le vice qui est marqué troisième ; tel autre, contre le quatrième ou le cinquième.
Une fois délivré, il doit élire parmi les autres vices celui qui est le plus redoutable et reprendre le combat. Avec ses triomphes grandit sa force, sa vertu, ainsi que la foi en la victoire. Cependant, que l’heureuse issue de ses luttes n’enfle pas son cœur inopportunément, de peur que le Seigneur ne l’abandonne totalement afin de l’humilier, car c’est à Lui que revient l’honneur des victoires quotidiennes contre les esprits de malice.
À cette liste de passions, issue de l’enseignement d’Évagre le Pontique, l’abbé Cheremon oppose les trois vertus qui retiennent l’homme de s’y abandonner : la foi, l’espérance et la charité. C’est la foi « qui fait éviter la souillure du vice par la crainte du jugement futur et des éternels supplices ». C’est l’espérance du royaume des cieux qui rappelle la vanité des choses terrestres et exhorte le solitaire à mépriser les plaisirs du corps. C’est la charité, amour du bien et amour des vertus, qui incite le novice à cueillir le fruit des vertus spirituelles.
La prière perpétuelle
Auprès de l’abbé Isaac, le jeune Cassien découvre le mystère de la pureté du cœur. De vrai, c’est l’incessante continuité de la prière qui donne au solitaire la perfection de l’âme. Néanmoins la prière parfaite suppose la pratique de toutes les vertus. L’âme doit être entièrement délestée des pesanteurs charnelles afin de connaître la perfection d’une prière unique et ininterrompue. D’autre part, la prière doit demeurer silencieuse afin que les ennemis invisibles n’en puissent deviner la nature.
L’abbé propose une formule de piété qui permette au novice de garder sans cesse le souvenir du Seigneur : « Mon Dieu, venez à mon aide ; hâtez-vous, Seigneur, de me secourir » (Ps 69, 2). Il décrit cette formule comme une « formule de salut », ainsi qu’un « rempart inexpugnable » protégeant le solitaire des attaques des démons. Il invite le jeune homme à se proposer continuellement cette formule, au quotidien, au travail, en voyage, pendant les offices, dans l’adversité comme dans la prospérité. C’est cette constante prière qui purifiera l’âme des impuretés terrestres et lui permettra d’accéder à la contemplation des choses célestes.
En écrivant ces conférences, Jean Cassien délivre une méthode permettant d’atteindre la perfection chrétienne, non seulement en surface mais également en profondeur, établissant ainsi un véritable manuel d’art de la guerre spirituelle. Dans un monde où les possibilités d’atteindre le salut par les œuvres s’amenuisent, et où au contraire s’accroissent les tentations en tout genre, ceux qui auront conservé le cœur pur se seront montrés plus illustres que les hommes d’autrefois, pourtant riches en œuvres. Gardant les lignes de crête dans ce combat décisif, d’où l’âme de chacun peut sortir couronnée d’une victoire éternelle ou d’une défaite absolue, bloc armé contre les courants de la subversion et du chaos, ils formeront une garde solide contre la grande tentation du monde moderne : la révolte contre Dieu et les valeurs divines.
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