Livre d’exégèse biblique rédigé par le rabbin Moïse Maïmonide en 1190 et adressé au Juif érudit embarrassé par le sens littéral de la Loi, le Guide des égarés indique la façon dont il faut lire la Torah et démontre rigoureusement les vérités qu’elle révèle, tant que cela est possible.
On n’exagère à peine en disant, avec Leo Strauss (1), que tout le Guide des égarés est consacré à la critique de l’imagination. Que l’irraisonnable ou le mécréant s’écarte, avertit Maïmonide dès son introduction : le vice de l’un et l’autre est de conférer trop d’importance à la faculté imaginative ou pas suffisamment à la faculté rationnelle. Maïmonide poursuit : ce livre s’adresse à l’homme religieux, convaincu de la vérité de la Loi et guidé par la raison. Écartons d’emblée toute confusion : Maïmonide ne prend aucune part au débat théologique qui oppose foi et raison. Non seulement cette opposition est propre aux « lumières modernes » – Maïmonide appartient aux « lumières médiévales » selon l’expression de Strauss -, du moins faut-il attendre la philosophie moderne pour que la séparation nette élaborée par Thomas d’Aquin acquière la connotation qu’on lui connaît ; mais encore parce que rien dans le Guide ne laisse supposer l’existence d’une telle distinction. L’ambition de Maïmonide n’est jamais de justifier la Loi révélée devant le tribunal de la raison : le Guide ne fait pas œuvre de théodicée, ni d’eschatologie, encore moins de théogonie. Appartenant au genre du traité plus qu’à celui de la somme, le Guide vise à justifier l’exercice rationnel devant le tribunal de la révélation.
Acte fondateur du judaïsme, la Loi est révélée par Dieu à Moïse, prophète au-dessus des prophètes, et, au sens strict, désigne d’abord les dix commandements énoncés en deux lieux vétéro-testamentaires (Exode 20:2-17, Deutéronome 5:6-21). D’emblée, la Loi apparaît à l’homme sous la forme d’un livre scellé : « Toute la révélation est pour vous comme les paroles d’un livre scellé » (Isaïe 29:11), verset cité par Maïmonide (II, 28). Nul ne peut comprendre seul la révélation : ni celui qui ne sait pas lire – le vulgaire -, ni celui qui sait lire – celui qui est initié à la philosophie -, puisque le livre est scellé. Le Guide a donc pour vocation de briser l’ignorance de l’un et l’embarras de l’autre et, pour cela, d’expliquer, autant que cela est possible, les allégories obscures, et parmi elles deux récits en particulier : celui de la création (Genèse) et celui du char céleste (Ézéchiel, Isaïe, Zacharie). En somme, le Guide exhorte le lecteur juif à étudier et observer la Loi : il rappelle l’exigence du Chema Israël et, puisque la révélation commande à l’homme d’améliorer sa connaissance de Dieu, bonheur suprême, il l’aide à saisir le sens des Écritures par l’usage de sa raison.
Lumières médiévales contre lumières modernes
Il n’y aurait pire excès que d’exclure la raison ; pire erreur que de prendre tout littéralement. L’adage pascalien convient au projet initial du Guide : le traité encourage le Juif érudit à se laisser guider par la raison tant que son intelligence le lui permet et tant qu’il ne rejette pas les fondements de la Loi. Le Guide n’a pas pour but premier d’établir le rapport qui existe entre la Loi et la philosophie, contrairement au Traité décisif d’Averroès par exemple. Et pour cause : depuis la révélation, l’activité philosophique est entièrement justifiée, non plus comme une mission reçue d’une autorité extérieure comme chez Platon ou comme une exigence de méditation sur toute chose comme chez Aristote, mais comme un commandement de la loi mosaïque. Il s’agit, selon l’expression de Leo Strauss, d’une « fondation de la philosophie à partir de la Loi ». Maïmonide réaffirme avec autorité à la fois la distinction et la subordination de la science philosophique à la science de la Loi au dernier chapitre du Guide : « selon eux [les docteurs], la science de la Loi est une chose à part et la philosophie une chose à part ; celle-ci consiste à confirmer les vérités de la Loi au moyen de la spéculation vraie ». Autrement dit, le primat est toujours donné aux vérités révélées enseignées comme des dogmes : « d’abord on doit connaître les idées en question traditionnellement » (III, 54). « Ensuite on doit savoir les démontrer », ajoute Maïmonide, autant que cela est possible. Devant le tribunal céleste, il sera d’abord demandé à l’homme : « As-tu fixé certaines heures pour l’étude de la Loi ? As-tu discuté sur la science ? » (Chabbat 31a, cité en III, 54). Le Guide commande au Juif de se comporter comme un philosophe qui aurait pour objet d’étude la Loi, c’est-à-dire comme un être rationnel qui croit en la révélation.
Postulat fondamental du Guide, la nécessité de la raison humaine dans la compréhension de la Loi fait dire à Maïmonide que le vulgaire qui adopte une position anti-rationnelle vis-à-vis de la révélation et qui ne croit pas à l’existence de Dieu, à son unité et à son incorporalité, est plus dangereux que celui qui adore des idoles – et devrait être supprimé à ce titre (I, 36). En un sens, Maïmonide prépare donc le procès que fait Spinoza au début de son Traité théologico-politique à l’égard des religieux crédules, dominés par la superstition et qui ont éteint toute lumière de l’entendement. Le Guide s’adresse en partie au vulgaire qui nourrit des opinions fausses sur Yahvé, lui attribue un corps et des qualités qu’il n’a pas. « Ce qui a amené à tout cela, c’est qu’on suivait le sens littéral des livres de la révélation », écrit le rabbin (I, 51). Sans l’appui de l’entendement, le vulgaire sombre dans la superstition : il exclut la raison et comprend tout littéralement. Pourtant, Spinoza entre en contradiction avec Maïmonide lorsqu’il considère que l’Écriture laisse la raison absolument libre et n’a rien de commun avec la philosophie. Le rationalisme absolu de Spinoza opte pour la première alternative que dresse Maïmonide au Juif érudit dans son introduction : « Se laissera-t-il guider par sa raison et rejettera-t-il ce qu’il a appris en fait de ces noms ? Il croira alors avoir rejeté les fondements de la Loi ». Autrement dit, si Maïmonide prône une attitude philosophique, il ne remet jamais en cause le primat de la révélation qui commande de philosopher mais ordonne aussi d’interpréter le sens littéral de la Loi si celle-ci contredit la philosophie.
Pourtant, la philosophie rationnelle de Maïmonide interroge. Si l’on considère que l’entendement humain est capable de connaître la vérité, à quoi sert le révélation pour le philosophe ? Elle est certes utile pour l’éducation du vulgaire, mais pour celui qui exerce correctement sa raison, quel intérêt a-t-il à admettre la révélation s’il peut acquérir seul les conceptions qui se trouvent dans le document révélé ? Ici réside la différence entre la philosophie médiévale et la philosophie moderne : concernant la révélation, la première établit que seuls ceux qui pratiquent la philosophie peuvent acquérir une connaissance rationnelle de certaines vérités révélées, moyennant des préparatifs difficiles ; la seconde considère que la Loi ne révèle rien que des vérités de sens commun. En bref, au tribunal de la raison il n’y a pas de vulgaire – « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » – tandis qu’au tribunal de la révélation, il n’y a presque que cela. De sorte que la philosophie de Maïmonide s’avère modérément rationnelle : il s’accorde, à rebours, avec Spinoza pour dire que l’étude directe de la Torah nous démontre bien mieux les vérités sans le secours d’aucune fiction ; il le contredit lorsque Spinoza ajoute que chacun a le pouvoir d’interpréter seul les fondements de la foi.
« Qui augmente sa science augmente sa douleur » (Ecc 1:18)
Autre excès serait de n’admettre que la raison ; autre erreur serait de prendre tout spirituellement. Certes, le Guide garde le vulgaire des mauvaises interprétations qu’il pourrait faire. En ce sens, il l’aide à concevoir la révélation afin de mieux croire, puisque « il ne peut y avoir croyance que lorsqu’il y a eu conception ; car la croyance consiste à admettre comme vrai ce qui a été conçu » (I, 50). Pour autant, il avertit aussi qu’un esprit trop jeune ne peut comprendre les vérités métaphysiques révélées par la Loi car « les intelligences, dans le commencement, sont incapables de les accueillir » (I, 33). Aussi le Guide comporte-t-il deux enseignements : l’un public et l’autre privé, et l’interprétation des « secrets de la Torah » doit rester inconnue à ceux qui n’ont pas vocation de philosopher. Le vulgaire ne peut être rendu égaré, ni embarrassé, encore moins perplexe par l’enseignement de la Torah puisqu’il ne le connaît pas, ou en tout cas puisqu’il en a une connaissance confuse, naïve, et ceci pour une raison simple : pour faire connaître Dieu, les prophètes le représentent dans le Pentateuque comme s’il percevait, parlait, agissait avec un corps (I, 46). Lorsque le vulgaire lit le récit de la création ou celui du char céleste, il n’en saisit pas le sens tant qu’il n’a pas admis que « l’Ecriture emploie le langage exagéré » (II, 47). Il vaut mieux qu’il accepte comme dogme ce qu’il ne peut comprendre comme vérité, qu’il se soumette à la révélation tant qu’il n’est pas capable d’en saisir la portée philosophique.
Non seulement les « secrets de la Torah » se laissent difficilement atteindre par l’entendement, mais il existe certaines vérités révélées qui ne peuvent être démontrées rationnellement. Maïmonide annonce dans l’observation préliminaire de la dernière partie qu’il entreprend d’ « expliquer ce qu’il est possible d’expliquer du Récit de la création et du Récit du char céleste », lesquels constituent, selon lui, la science physique d’une part, la science métaphysique de l’autre. Autrement dit, il prévient son lecteur que la seule raison humaine ne permet pas de démontrer et de comprendre toutes les vérités de la Loi. Cela est d’autant plus vrai du problème central du Guide qui occupe les vingt premiers chapitres de la deuxième partie, à savoir les preuves de la création du monde. Maïmonide s’accorde avec les doctrines péripatéticiennes au sujet du monde sous le ciel. Tout ce que dit Aristote sur la nature du monde sublunaire est vrai – à propos des intelligences séparées, de la génération et de la corruption de la matière première etc. -, mais il n’a pu poser aucun principe démontrable quant au monde au-dessus de la lune (II, 10). Or Maïmonide ne parvient pas plus à démontrer rationnellement la création du monde qu’Aristote ne parvient à démontrer son éternité. Sa méthode consiste à prouver que la nouveauté du monde est possible, à faire prévaloir l’opinion de la création sur celle de l’éternité et, enfin, à trouver une méthode pour détruire les preuves de l’éternité du monde (II, 16). Autrement dit, la lumière naturelle ne suffit pas à démontrer la Loi révélée et il faut accepter certaines vérités – notamment celle de la création du monde – comme un dogme qui sert de postulat à la religion. En le niant, on serait nécessairement amené à nier l’inspiration prophétique et tous les miracles, c’est-à-dire à rejeter les « fondements de la Loi » dont parle Maïmonide dans son introduction.
Plus encore, il arrive que l’attitude gnostique éloigne de Dieu, notamment lorsqu’elle établit des vérités en contradiction avec la révélation ou bien lorsque sa méthode contredit les dogmes de la Loi. Toujours au sujet de la création ou de l’éternité du monde, Maïmonide dénonce les « subtilités puériles des mutakallimūn et leurs vaines tentatives pour démontrer les plus hautes vérités religieuses et philosophiques » (II). En ce sens, et si l’on permet l’anachronisme, le Guide opère le même basculement que Kant dans la Critique de la raison pure : il intente un procès à la spéculation philosophique qui, dans sa volonté de s’élever au-delà des choses sensibles, finit par s’abîmer dans des conjectures et des contradictions – des « apories ». Or « les pensées tortueuses éloignent de Dieu » (Sagesse 1:3). Seule la lumière surnaturelle de la révélation peut résoudre ces contradictions, aussi faut-il admettre certaines vérités comme des dogmes. Ici, il semble même que Maïmonide renie son exhortation à philosopher et que son gnosticisme d’alors s’essouffle. À plusieurs reprises, il cite le Siracide : « Ne cherche pas ce qui est trop difficile pour toi, ne scrute pas ce qui est au-dessus de tes forces. Sur ce qui t’a été assigné exerce ton esprit, tu n’as pas à t’occuper de choses mystérieuses. Ne te tracasse pas de ce qui te dépasse, l’enseignement que tu as reçu est déjà trop vaste pour l’esprit humain. Car beaucoup se sont fourvoyés dans leurs conception, une prétention coupable a égaré leurs pensées » (Si 3:21-24). « Ne hâte pas tes lèvres, que ton coeur ne se presse pas de proférer une parole devant Dieu, car Dieu est au ciel et toi sur la terre ; aussi, que tes paroles soient peu nombreuses » (Si 5:2). Le Guide cède-t-il à la tentation apophatique, c’est-à-dire à la sérénité d’une théologie négative peu engageante ? Certainement pas.
Gnose et prophétologie
Ne reprochons pas à Maïmonide ce que ce dernier reproche lui-même aux mutakallimūn – kalamistes dont, selon Maïmonide, la dialectique défensive ne renvoie qu’à une religion positive -, à savoir qu’il résulte de leurs propositions – lesquelles ne sont que « pure raillerie » – « que l’homme n’est pas plus apte à penser que le scarabée » (II, 73). Jamais le Guide ne cède aux deux écueils de la raison : celui qui croit en la révélation ne doit ni se laisser entraîner par l’entendement seul ni refuser ses lumières. La religion révélée n’est pas « l’asile de l’ignorance » dont parle Spinoza dans l’appendice célèbre de la première partie de l’Éthique, pas plus qu’elle n’est totalement accessible à la lumière naturelle – toujours nécessaire, souvent impuissante. Rien n’est moins vrai à propos du Guide que la critique de Spinoza à l’égard des religieux qui auraient « déraisonné avec les Grecs et fait déraisonner les Prophètes avec eux » (Traité théologico-politique). Néanmoins, il serait plus grave de « rejeter les fondements de la Loi » que de « tourner le dos à la raison » (Introduction). Avant d’être un rationaliste « modéré », Maïmonide est un Juif qui croit en la révélation et qui entreprend de la défendre contre celui qui déraisonne : « C’est un grand mur que j’ai construit autour de la Loi et qui l’environne pour la protéger contre les pierres qu’on lui lance » (II, 17).
Si l’on suit le Guide dans l’ordre autant que cela est possible, on peut remarquer combien, malgré sa rigueur philosophique, Maïmonide ne contredit jamais la révélation. Dès le second chapitre, il rapporte une discussion avec un « homme de science ». On y lit qu’Adam possédait la raison avant la désobéissance puisqu’il était fait « à l’image de Dieu et à sa ressemblance » : par la raison, il distinguait le vrai et le faux dans les « choses intelligibles ». Lorsqu’il céda à « l’imaginative », « il fut puni par la privation de cette compréhension intellectuelle » et ne possédait plus que la « connaissance des opinions probables » (I, 2). Dès lors, l’homme tire sa perfection de l’exercice de ses facultés rationnelles, mais cet exercice lui demande autant de travail qu’il en faudrait à Adam pour retourner au jardin d’Eden. Cette affirmation de Maïmonide se trouve à toutes les étapes de sa démonstration et notamment, si l’on parcourt le Guide à pas de géants, au dernier chapitre au cours duquel il distingue quatre perfections. La plus haute d’entre elles, « c’est la connaissance de Dieu, laquelle est la vraie science » (III, 54). En ce sens, la recherche de la sophia se confond tout à fait avec la recherche de Dieu, la volonté gnostique de le connaître, c’est-à-dire de connaître la Loi qu’il a révélée à son peuple. La science absolue « fournit des démonstrations pour toutes ces vérités intellectuelles que nous avons traditionnellement admises par la Loi » (III, 54). Lorsque la raison n’y parvient pas, elle juge raisonnable que, pour parvenir à ces hauteurs inaccessibles, elle cède le pas aux vérités révélées.
Toute l’ambiguïté de la religion révélée que le Guide entend résoudre réside en ceci : lorsque Dieu révèle sa loi au peuple, il le fait par l’intermédiaire d’un prophète. Dans la prophétologie de Maïmonide qui occupe une place importante dans le Guide (II, 32-48), l’émanation de Dieu se répand non seulement sur la faculté rationnelle mais aussi sur la faculté imaginative. Autrement dit, le prophète est toujours supérieur au philosophe ou, pour le dire autrement, le philosophe est un devenir-prophète, puisque la philosophie ne constitue qu’un moment de la prophétie, le moment où l’émanation se répand sur l’intellect actif. Tandis que la lumière naturelle éclaire l’intelligence du philosophe, et notamment du Philosophe entre tous, Aristote, la lumière surnaturelle aveugle celle du prophète car il est en relation avec le monde supérieur, celui de la révélation. Or tout le monde ne peut être prophète dans la loi juive : même le prophète en puissance peut ne pas le devenir, puisque tout dépend de la volonté divine (II, 32). C’est pourtant le vœu de Moïse lorsqu’il répond à une invective de Josué : « Ah ! puisse tout le peuple de Yahvé être prophète, Yahvé leur donnant son Esprit ! » (Nombres 11:29). L’Esprit se donne par fragments à tous les hommes, dont le philosophe : il ne se donne entier qu’au prophète. En somme, la quête philosophique, comme la prophétie, aspire à la connaissance des vérités révélées : le philosophe spécule à partir de la création, le prophète déchiffre des énigmes et des signes révélés par le créateur. Comme le second possède une faculté de plus, il s’approche davantage de la révélation que le premier et doit le guider, lui comme le vulgaire, dans la recherche.
Il n’y aurait de meilleure façon de conclure que de s’en remettre au Guide. Dans la parabole des sujets qui cherchent à pénétrer dans la demeure du souverain (III, 51), Maïmonide condamne ceux qui font usage de philosophie mais qui conçoivent des idées contraires aux vérités révélées ; encourage ceux qui ne s’engagent pas dans la spéculation – soit qu’ils soient ignorants, soit qu’ils admettent par tradition les principes fondamentaux – à se laisser guider par leur raison ; félicite ceux qui sont entrés dans le vestibules ou près du souverain et qui sont arrivés dans « la certitude des choses métaphysiques, là où c’est possible ».
(1) Leo Strauss, « Comment commencer à étudier le Guide pour les perplexes », in Maïmonide, PUF, Mars 2012. Tous les extraits de Leo Strauss cités dans l’article proviennent de cet ouvrage.
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