Les éditions de L’Arbre vengeur viennent de rééditer le quatrième volume de la tétralogie romanesque de Michel Bernanos intitulé Le Murmure des Dieux. Sébastien Lapaque, qui en a écrit la préface, revient sur l’existence singulière de l’écrivain au Brésil, sa vision du monde et sa difficile incursion dans le monde des lettres.
PHILITT : Michel Bernanos a vécu six années de sa courte vie au Brésil. Il est mort à 41 ans, comme son ami Dominique de Roux. Quelle influence a eu ce pays, et en particulier l’État du Minas Gerais, sur son œuvre ?
Sébastien Lapaque : Débarqué au Brésil en août 1938, en compagnie de ses parents et de ses cinq frères et soeurs — Yves, Chantal, Claude, Dominique et Jean-Loup —, Michel Bernanos a connu deux, trois, quatre autres Brésils après s’être éloigné de la splendeur tropicale de Rio de Janeiro pour s’enfoncer à l’intérieur de cet immense pays, seize fois et demi plus grand que la France. D’abord la savane boisée et aride de Pirapora, où il a mené d’octobre 1939 à mai 1940, la vie sauvage d’un vaqueiro, un garçon vacher à la mode brésilienne, tels ceux que le romancier João Guimares Rosa les met en scène dans son roman Diadorim, en portugais Grande Sertão : Veredas. Né en 1923, il avait seize ans lorsque son père Georges Bernanos s’est installé avec les siens de l’autre côté du rio São Francisco, au lieu-dit Buritizeiro, dans la fazenda Paulo Geraldo. Pour le romancier, cette installation au nord-ouest du Minas Gerais répondait à un très ancien désir de liberté que la vie de gendelettre ne lui permettait pas d’assouvir. « J’ai acheté deux cents vaches, et gagné, du même coup, le droit de ne plus me dire “homme de lettres” mais vacher, ce qui me paraît bien préférable. En tant qu’homme de lettres, et homme du monde, j’étais lié par une foule de nécessités superflues, en tant que vacher, je pourrais écrire ce que je pense », écrivait-il ainsi à son ami Joaquim de Salles, le 16 octobre 1939.
Malheureusement, son troupeau n’était pas formé de paisibles vaches normandes mais de zébus brahmanes auxquels l’écrivain à cheval ne comprenait pas grand chose. La race avait beau être rustique et adaptée aux zones chaudes et humides, cette expérience pastorale s’est révélée désastreuse. Très vite, Georges Bernanos est retourné à sa copie, pour achever Monsieur Ouine, notamment. Et il s’est rapproché des grandes villes pour faire entendre sa voix à la radio et dans les journaux après l’armistice du 22 juin 1940. Au grand dam de Michel, probablement, qui aurait aimé continuer à mener la vie pleine d’imprévu d’un vaqueiro de Pirapora. À Barbacena, sur les hauts plateaux du Minas Gerais, il a cependant eu la chance de découvrir un troisième Brésil, plus verdoyant que celui des rives du São Francisco. La tribu Bernanos s’est installée dans la fazenda Cruz Das Almas le 6 septembre 1940. Michel y a vécu jusqu’au 15 octobre 1942, date à laquelle il s’est engagé dans la France Libre et a quitté le Brésil pour l’Argentine avant d’embarquer pour l’Europe. En 1946, à son retour en Amérique du Sud et à son arrivée à Manaus, ville de rêve, de transe et de folie posée au cœur de la jungle, il a découvert un quatrième Brésil. L’Amazonie humide et verte qui sert de décor au Murmure des Dieux.
Vous écrivez que l’éducation dispensée par Georges Bernanos à ses enfants consistait à « savoir monter à cheval, tirer à la carabine et dire la vérité ». Michel Bernanos était-il le produit réussi d’une telle éducation ?
Georges Bernanos rêvait pour ses enfants d’une éducation libre sous le regard de Dieu. Il ne voulait pas qu’ils ressemblent à « ces cornichons sans sève que les curés font pousser dans des petits pots, à l’abri des courants d’air » dont il se moque dans Les Grands cimetières sous la lune. Dans la préface du Murmure des Dieux, quand j’explique que l’éducation dispensée par le romancier consistait leur apprendre à « monter à cheval, tirer à la carabine et dire la vérité », je fais allusion au fameux passage de L’Enquête d’Hérodote sur les Perses : « Après les vertus guerrières, ils regardent comme un grand mérite d’avoir beaucoup d’enfants. Le roi gratifie tous les ans ceux qui en ont le plus. C’est dans le grand nombre qu’ils font consister la force. Ils commencent à cinq ans à les instruire, et depuis cet âge jusqu’à vingt ils ne leur apprennent que trois choses : à monter à cheval, à tirer à l’arc et à dire la vérité. » Il y a un peu de ça, dans l’idéal pédagogique de l’auteur de L’Imposture. Dans les collèges jésuites où il s’était affreusement ennuyé, il avait souffert du dressage. Sans le connaître probablement, il avait fait sien ce conseils de l’abbé de Saint-Cyran aux maîtres des Petites-Ecoles — Sainte-Beuve le rapporte dans son Port-Royal. « Parler peu, beaucoup tolérer, et prier encore davantage. » Cette liberté n’allait pas sans quelques désagréments. Devenu écrivain, Michel n’a jamais cessé de souffrir de dyslexie et de dysorthographie, ce qui a rendu providentielle la participation de Sylviane Hachette, sa femme, à l’accouchement de son œuvre.
Contrairement à son père, dont la plupart des romans se déroulent dans les campagnes françaises, Michel Bernanos n’évoque jamais la France dans ses livres. Comment interpréter cette « ignorance » de la France ?
La patrie d’un écrivain, c’est sa langue. Je n’irai donc pas jusqu’à parler d’une ignorance de la France dans l’œuvre de Michel Bernanos, poète, romancier, aventurier et marin de langue française qui a donné pour décor à la plupart de ses romans des paysages de l’âme à travers lesquels l’artiste apparaît entièrement « penché au dedans », pour reprendre une image employée par Daniel Darc dans une chanson bouleversante. Vous me répondrez que cette tradition à la fois métaphysique et fantastique est plutôt celle du romantisme allemand. Dominique de Roux s’y est rattaché à sa manière avec L’Harmonica-Zug, son deuxième roman publié en 1963. En commençant, vous avez eu raison de rappeler les liens d’amitié qui unissaient les deux hommes. Michel Bernanos a souffert pour être publié. De son vivant, et jamais sous son nom d’état-civil, seuls deux romans policiers et Le Murmure des Dieux ont paru. À ses côtés jusqu’au bout, Dominique de Roux n’a jamais douté de la valeur de son travail. Il comprenait ce beau bizarre, étant lui-même un peu fâché avec la syntaxe. Relisez Maison Jaune pour vous en souvenir… N’importe ! Dominique de Roux citait souvent un mot célèbre de l’écrivain polonais Witold Gombrowicz : « En fait, être français, c’est justement prendre en considération autre chose que la France. » Ce paradoxe apparent éclaire la réelle présence de la France dans l’œuvre de Michel Bernanos, même et surtout où l’on ne l’aperçoit pas.
De son vivant, Michel Bernanos a publié ses livres sous pseudonyme (Michel Talbert, Michel Drowin). Le quatrième enfant de Georges Bernanos était-il contraint de s’émanciper de la figure de son père ?
Tout ce qui concerne la vie et l’œuvre de Michel Bernanos est nimbé d’un halo émouvant et tragique qui m’étreint infiniment. Il touchait les quelques personnes l’ayant connu que j’ai pu rencontrer, au Brésil et en France. Cette errance identitaire, à la fois dans les pas de son père et loin de lui, est poignante. Ce n’est pas facile d’être le fils de l’auteur de Monsieur Ouine et de Dialogues des Carmélites. Pas facile de trouver sa voie et sa voix quand on a infiniment aimé un père universellement admiré et détesté. Michel Bernanos a publié dans la presse quelques textes sous son nom, dans L’Intransigeant et dans les cahiers de L’Herne, notamment. Il a cependant signé ses premiers poèmes Michel Talbert, en reprenant le patronyme de sa mère. C’est sous ce nom qu’en 1963 ont paru au Fleuve noir deux romans policiers, Les Nuits de Rochemaure et La Grande Bauche. En 1964, quand a été publié Le Murmure des Dieux, son auteur, inclassable en plein triomphe du Nouveau Roman, s’est fait connaître du public sous le nom de Michel Drowin. Radical dans sa démarche, Michel ne voulait pas profiter de la «marque» Bernanos, encore très puissante quinze ans après la mort de l’auteur de Scandale de la vérité, notamment grâce à son adaptation au cinéma (Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson, 1951) et à l’opéra (Dialogues des carmélites de Francis Poulenc, 1957). « J’aurais risqué d’escroquer le lecteur qui, entrant dans une librairie, demanderait du Bernanos. J’ai été pauvre et je faisais des économies pour acheter du Dostoïevski. Imaginez ma fureur si on ne m’avait pas donné du Fédor ! », expliquait-il.
Le Murmure des Dieux, comme La Montagne morte de la vie, est à mi-chemin entre le roman d’aventures et le roman fantastique. Connaissons-nous des œuvres du même genre qui auraient pu l’influencer ?
Michel Bernanos nous met sur la piste en évoquant Dostoïevski. Du romancier russe, il a hérité une inexorable envie de comprendre ce qui motive les actions humaines les plus radicales et les plus folles. Dans Le Double, quand Goliadkine perd la raison, on bascule dans un univers fantastique. Et dans Crime et châtiment, on nage en plein roman policier. On s’étonne peut-être de voir que le talent de Michel Bernanos s’est exprimé dans la littérature de genre. On a tort. Son père Georges Bernanos était un amateur de romans policiers, il en a d’ailleurs écrit un : Un crime. À mi-chemin entre le roman d’aventures et le roman fantastique, je songe également à Jules Verne. Georges Bernanos, qui pensait que la lecture de ses romans faisait partie de l’éducation complète de tout garçon français bien né, les a fait connaître à ses fils. En lisant Le Murmure des Dieux, je me suis souvent demandé si Michel Bernanos avait subi l’influence des romans amazoniens de Jules Verne, La Superbe Orénoque (1898) et surtout La Jangada (1881), qui est à la fois un roman policier et un superbe roman d’aventures. Les documents et les données biographiques manquant, il faudrait se livrer à un scrupuleux travail d’analyse littéraire pour repérer ce qui met en relation Le Murmure des Dieux avec ces deux livres.
Le prologue du Murmure des Dieux décrit le meurtre d’un Arbre-Dieu. Quelle est la portée symbolique de cette description ? Peut-on estimer que Michel Bernanos était à l’avant-garde de l’écologie ?
Avant-garde de l’écologie, je ne sais pas. Mais Le Murmure des Dieux est traversé par un sentiment de la nature extrêmement puissant. Ce qui nous renvoie encore une fois à la tradition du romantisme allemand. Les pérégrinations géopoétiques dans le bassin de l’Orénoque et de l’Amazone du naturaliste et explorateur allemand Alexander Von Humboldt dans les années 1799-1804 ont précédé celles de Michel Bernanos de plus d’un siècle. En Amazonie, la géographie est la discipline reine. Associée à la poésie, elle donne naissance à des chefs-d’œuvre, que ce soit dans le domaine de la photographie et du dessin (Hercule Florence), de la littérature (Forêt vierge de José Maria Ferreira de Castro, Neuf nuits de Bernardo Carvalho), de la musique (L’Homme et son désir de Darius Milhaud), de la bande dessinée (L’Oreille cassée) ou du cinéma (Aguirre, la colère de Dieu et Fitzcarraldo de Werner Herzog). Le Murmure des Dieux s’inscrit dans cette tradition. Le face-à-face entre l’homme et la nature y est mis en scène de manière dramatique. Ce qui le rattache assez naturellement aux préoccupations écologiques du XXIe siècle.
Le roman se clôt de façon pessimiste par une mise en accusation de la « civilisation ». Michel Bernanos a-t-il hérité de son père une défiance vis-à-vis de la technique et de la modernité occidentale ?
Le progrès, la technique, l’organisation, la réglementation, l’invasion de la Machinerie : tout ce que vomit Georges Bernanos dans Le France contre les robots, le dernier livre qu’il a écrit avant de quitter le Brésil, le 2 juin 1945, est maudit dans Le Murmure des Dieux. La fidélité du fils à son père n’a pas besoin d’être démontrée. Ici et là, l’on découvre des hommages appuyés. Ainsi au début du cinquième chapitre : « Qui n’a pas connu ces immenses étendues de terre, d’un rouge brunâtre de sang séché, où vivent épars des arbres nains aux troncs rabougris, aux branches tourmentées levées vers le ciel comme pour y implorer sa grâce, n’a aucune notion des souffrance de la terre dans ses propres entrailles. » Comment ne pas y entendre un écho assourdi d’une page de Monsieur Ouine ? « Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ces deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait ce que c’est que l’espérance. »
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.