Alors que la rupture entre l’architecture et le grand public semble être consommée depuis plus d’un demi-siècle, le patrimoine est quant à lui devenu une valeur refuge dont chacun reconnait l’importance. L’intérêt et les interrogations qui se sont saisies de l’opinion publique à la vue de l’incendie de Notre-Dame de Paris ont mis en lumière un attachement inattendu, mais également une grande méconnaissance par rapport au sens et à l’architecture de ce bâtiment hors norme.
Devant ces édifices gothiques qui font partie de notre imaginaire commun, l’historien de l’art Erwin Panofsky (1892-1968) apporte une réflexion magistrale sur l’origine et les objectifs formels de l’architecture gothique, en relation avec la pensée médiévale en plein essor au moment de l’éclosion de ce style. Sous une apparence universitaire, l’historien de l’art apporte une réponse à une question bien simple : que signifie l’architecture gothique ?
L’historien pose la base de sa démonstration en la concordance, selon lui quasi-parfaite, dans l’espace et le temps, de l’éclosion et du développement de la pensée scolastique et de l’art gothique, à savoir au tournant du XIIe siècle et en Île-de-France : la scolastique classique apparaît en même temps que les premières grandes réussites de l’art gothique, Chartres et Soissons. De la même manière, la phase finale de la scolastique se place à la fin du XIIIe siècle, ce qui coïncide avec la fin de la construction des grandes cathédrales et le glissement du gothique vers une diversité de styles régionaux
Avant de rentrer dans les détails de son analyse, Panofsky tient à présenter l’homme qui contribua de manière déterminante à l’éclosion de l’art gothique : Suger, abbé de Saint-Denis de 1122 à sa mort en 1151.
L’abbé Suger aux origines de l’art gothique
À la fois fin politique et un grand organisateur, c’est cependant en penseur de la construction que Suger est présenté par l’auteur. Vraisemblablement issu d’un milieu modeste et propulsé à l’abbatiat ainsi qu’aux premières charges du royaume par des capacités exceptionnelles, l’abbé de Saint-Denis fait preuve d’un amour pour les fastes matériels dont nous restent de nombreux trésors. Fastes qui ne sont pas à comprendre au sens d’une accumulation de richesses sans ordre : il faut plutôt y lire l’hommage que l’homme fait à Dieu des plus beaux trésors qu’il tire de la nature, parce qu’Il lui a donné tout pouvoir sur sa création.
La métaphysique de la lumière caractérisant l’art nouveau qui prit naissance à Saint-Denis est quant à elle à chercher du côté d’un théologien mystique chrétien, Pseudo-Denys l’Aréopagite. Confondu avec Saint Denis de Paris dont les reliques étaient honorées à l’abbaye, ce théologien mystique du VIe siècle insiste sur l’importance des beautés matérielles pour accéder aux vérités spirituelles : « Notre esprit peut s’élever à ce qui n’est pas matériel sous la conduite de ce qui l’est » ; « toute créature, visible ou invisible, est une lumière portée à l’existence par le père de lumières ». L’univers matériel serait donc une infinité de petites lumières, qui reflètent la vraie lumière de Dieu.
Cette théologie de la lumière physique comme vectrice de la lumière divine, Suger la met en pratique dans la liturgie autant que dans l’architecture qu’il promeut : « L’esprit stupide s’élève à la vérité grâce à ce qui est matériel. » Cette théologie qui puise dans l’héritage de ce Denys que Suger pensait être le martyr protecteur de son abbaye justifie et transcende le goût de l’abbé pour la beauté et la richesse matérielle.
L’architecture gothique et la pensée scolastique
La pensée scolastique se développe donc en Europe occidentale, dans le creuset culturel et monopolistique que sont les écoles cathédrales au milieu du XIIe siècle : Son objet est d’organiser la connaissance et la philosophie vers la recherche de l’unité de la vérité, en se basant sur les auteurs antiques et les textes bibliques, suivant l’idée que Dieu peut être démontré à travers sa création et non plus à priori.
Si des penseurs précédents avaient déjà eu cette velléité, le XIIe puis le XIIIe siècle avec Saint Thomas d’Aquin voient l’apogée de la « somme », ouvrage philosophique et théologique destiné à recenser et organiser l’essentiel de la connaissance. Panofsky nous rend familiers de grands penseurs médiévaux tels qu’Abélard, Roger Bacon ou Guillaume d’Occam. Il ressort des ouvrages ambitieux de ces maîtres une confiance particulière de l’époque en le pouvoir de la raison, éclairée par la révélation, d’expliquer le monde.
Les architectes et artistes ne faisaient pas partie du monde clérical formé à cette école de pensée, Panofsky insiste sur « l’habitude mentale », dans le sens du « principe qui règle l’acte », qui prévaut à chaque époque : sans être philosophes ni théologiens, les bâtisseurs étaient au contact des foyers de créations et se laissaient imprégner de leurs idées neuves ; à l’instar de tout un chacun qui, selon l’auteur, sans être ni psychanalyste ni médecin, parlera aujourd’hui sans difficulté du complexe d’Œdipe comme d’une chose convenue.
Panofsky dégage les caractéristiques marquantes de la pensée scolastique, avant de montrer comment elles guident l’architecture des cathédrales gothiques :
La scolastique a pour objectif « d’établir l’unité de la vérité », et suit pour cela le principe de la clarification de la doctrine et de la foi. Le but de cette théologie n’est cependant pas de prouver la foi mais de raisonner la doctrine. Elle établit pour cela un schéma de pensée complet et autonome. Ce schéma de pensée prend la forme, dans sa présentation littéraire, d’une « énumération » visant à couvrir la totalité du champ de la pensée. La démonstration est divisée en parties et sous-parties, dans une exigence « d’articulation », marquée par les « interrelations », les relations déductives entre les parties. Panofsky rappelle ici que l’articulation de n’importe quelle démonstration en parties et sous-parties, qui nous paraît tout à fait commun, est un héritage direct de la pensée scolastique.
En architecture, ce principe de clarification semble avoir été tout à fait assimilé par l’art gothique, marquant une différence fondamentale avec l’architecture romane : l’espace roman est « déterminé et impénétrable » et formé de lieux strictement différenciés, en miroir d’une théologie pré-scolastique plus compartimentée.
L’idée scolastique d’un « contenu discernable » trouve ainsi son expression dans les façades des cathédrales gothiques, dont le bâtisseur s’efforce à faire des miroirs de l’espace intérieur : les différentes travées et niveaux sont visibles sur les élévations extérieures, explicitant la composition de l’espace depuis l’extérieur.
Panofsky développe trois idées principales de la scolastique et leur traduction en les principes de l’architecture gothique :
– L’énumération de la totalité des principes existants en vue d’une explicitation et réalisée par la synthèse réussie par les bâtisseurs gothiques des plans issus des traditions antérieures, le plan basilical et le plan centré. Le plan en croix opère effectivement cette synthèse, particulièrement visible dans le plan de la cathédrale de Laon.
– L’organisation selon un système de parties et de parties de parties homologues trouvent leur expression dans la division et subdivision uniforme de la structure gothique. Autant l’uniformité de la voûte d’ogive comme mode de couvrement que la subdivision d’une travée en nef et bas-côtés, la division et la subdivision des supports en piliers principaux, colonnettes majeures, colonnettes mineures, tous les éléments architecturaux composant l’espace intérieur sont organisés selon une hiérarchie d’ensembles et de sous-ensembles cohérents et systématiques.
– La fragmentation apparemment illimitée est toutefois bornée par le 3e principe : « distinction et nécessité déductive ». Pris dans un ensemble fortement unitaire, les éléments particuliers doivent conserver leur identité : chaque élément doit pouvoir dire à quels autres éléments il se rattache ; tout en étant séparés les uns des autres. La colonnette n’est pas le mur ; la colonnette de l’ogive n’est pas celle du doubleau. Le pilier composé, dans lequel se lisent l’entité « mur » ; celle « doubleau », celle « ogive », montre cette diversité d’entités dans une unité matérielle.
Si l’on repère l’idée d’un rationalisme, ce n’est pas au sens de Viollet-le-duc : Ces piliers composés, par exemple, ne présentent pas d’avantage fonctionnel. Mais ce n’est pas non plus un illusionnisme. C’est une démonstration ; un rationalisme de la pensée qui guide la forme.
Après ces exemples, l’auteur nous livre l’essence de son propos : l’architecture gothique devait permettre, pour un penseur scolastique, de refaire la démarche même de sa pensée. Pour lui, la panoplie de colonnettes, arcs, contreforts, remplages, pinacles et crochets est une auto-analyse et une auto-explication de l’architecture, tout comme l’appareil familier de parties, distinctions, questions et articles est une auto-analyse et une auto-explication de la raison. C’est une clarification gratuite de la fonction au travers de la forme ; reflet de la clarification gratuite de la pensée au travers du langage.
À travers cette étude, Panofsky montre comment les habitudes de pensées et la théologie médiévale ont nourri l’architecture de leur époque, pour donner naissance à des chefs d’œuvre qui nous fascinent encore, près d’un millénaire plus tard. Cela peut nous aider à développer une lecture du Moyen Âge renouvelée.
Mais cela peut également nous amener à nous demander quelles sont les habitudes de pensées qui inspirent la production architecturale de notre époque, et quelle est la qualité des lieux qu’elles créent.
Rémi Barsu
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