Pierre-Guillaume de Roux nous a quittés. De magnifiques hommages ont salué cet homme exceptionnel, hors de la grande presse comme il sied à une époque allergique à l’exception. De tous ces hommages se dégage le portrait d’un homme libre, d’une immense culture ; un « cœur pur » écrit Pierre Mari,un « cœur de Saint » dit Maxence Caron. Cet homme est et sera toujours aimé parce qu’il aimait Dieu, la littérature et autrui, non « les autres », les hommes abstraits, mais tel autre, de chair et de sang. À lire les hommages de ses amis, on est saisi par la singularité de chaque témoignage, gage d’authenticité. Pierre-Guillaume a tissé, avec chacun de ses auteurs, une relation d’amitié à nulle autre pareille.
Notre amitié aura été brève puisque je l’ai rencontré pour la première fois, grâce à Maxence Caron, en avril 2018 ; l’importance d’une amitié ne dépend pas du nombre des jours. Elle est née de notre commune passion pour Cristina Campo, dont il connaissait l’ œuvre en profondeur et, pour le reformuler à la manière de cette grande dame, je dirais que c’est elle qui a voulu notre rencontre prévue par la Providence de toute éternité. Les Impardonnables, recueil de méditations poétiques d’une provocante beauté stylistique, était l’un des livres de chevet de Pierre-Guillaume. Cristina Campo pensait que les œuvres que nous aimons nous sont « destinées »,en ce sens qu’elles correspondent à notre être profond, insu. On trouve dans cet ouvrage un passage qui correspond parfaitement à Pierre-Guillaume tel que je l’ai connu : intitulée Avec des mains légères, c’est une méditation sur la sprezzatura.
Cette notion, intraduisible en français, est aujourd’hui récupérée et falsifiée par des instances publicitaires, inévitablement narcissiques. J’ai même lu quelque part ( dans le quotidien Le Monde ?) que le négligé vestimentaire de Brad Pitt l’illustrerait. Pour dissiper ce funeste contresens, il faut rappeler que cette notion fut inventée au XVIe siècle par Baldassare Castiglione, diplomate et nonce du pape, dans son célèbre Traité du courtisan. Cristina Campo avait compris que ce traité n’était pas qu’un manuel de savoir-vivre, qu’il recelait une vérité beaucoup plus profonde, qu’en ce siècle où la féodalité européenne était révolue, il était une tentative de transmutation des idéaux chevaleresques et courtois afin qu’ils perdurent dans la noblesse de cour : « La sprezzatura est en réalité une attitude morale qui, comme le mot, participe d’un contexte à peu près disparu dans le monde d’aujourd’hui, et qui risque de connaître une éclipse définitive » écrit-elle.
Cette « attitude morale » est le contraire le plus strict de l’esprit bourgeois, matérialiste, intéressé, calculateur, utilitaire, prédateur, égoïste, en un mot, le contraire de la bassesse. La sprezzatura ne subsiste que chez les êtres d’exception que Cristina Campo nomme les « impardonnables », ceux à qui l’esprit bourgeois ne pardonne pas. Castiglione ne pouvait savoir que la noblesse disparaîtrait dans sa fusion avec la bourgeoisie, absorbée par elle, comme le montrent magnifiquement La Comédie humaine de Balzac et La Recherche du temps perdu de Proust. Aujourd’hui, elle a disparu des domaines où elle devrait perdurer, l’art et la littérature, sous les coups puissants de vulgarité, de bassesse la plus ignoble, assénés par les idéologies bourgeoises. La sprezzatura, c’était l’un des enjeux, un enjeu tenu secret, du combat de Pierre-Guillaume. Cristina Campo la définit ainsi :
« Avant toute chose, la sprezzatura est en fait une façon alerte et aimable de ne pas entrer dans la bassesse d’autrui, c’est une acceptation impassible […] des situations auxquelles on ne peut rien changer et dont la sprezzatura décide paisiblement « qu’elles n’existent pas » – ce qui est une manière indéfinissable de les modifier. Toutefois, on ne saurait la transmettre ni la conserver durablement si elle ne se fonde pas, comme une entrée en religion, sur un détachement presque complet des biens de ce monde, une constante disposition à y renoncer quand on en possède, une indifférence évidente à l’égard de la mort, un profond respect pour ce qui est plus haut que soi et pour les formes impalpables, ardentes, ineffablement précieuses qui en sont ici-bas l’emblème. À commencer par la beauté, intérieure avant d’ être visible, la noblesse d’âme qui en est la racine et l’humeur joyeuse. »
Refusant d’entrer dans la bassesse d’autrui malgré les coups qu’il reçut, Pierre-Guillaume avait cette âme noble, enracinée dans sa foi chrétienne. Comme l’a écrit Rémi Soulié dans son hommage : « Tous les aristocrates ne sont pas nobles. Lui l’était. » J’ai aimé en lui la persistance de l’esprit chevaleresque, celui des romans de chrétien de Troyes, et de la courtoisie des troubadours. Il attendait le retour du Roi, moins animé, me semble-t-il, par la pensée de Maurras que par la saudade, le sébastianisme qui est l’une des formes de l’Espérance en l’Esprit Saint (évoquée par son père dans Maison jaune et surtout Le Cinquième Empire) de même que le retour du roi Arthur, si cher à Cristina Campo :
« Les cerfs enfermés dans un parc, offerts hagards et pleins de grâce aux regards distraits, ne se demandent pas : pourquoi avons-nous perdu la grande forêt et notre liberté, mais : pourquoi ne nous chasse-t-on plus ?
Une jeune main parfois les caresse : “Le roi Arthur est mort, expliquent aux cerfs les enfants, et avec lui les chasses et les tournois, les duels prodigieux et les saintes réjouissances. Jamais plus un cerf ne sera poursuivi par les douze Cavaliers, jamais plus on ne ceindra son encolure d’une couronne d’or. Jamais plus il n’arrêtera une meute en faisant se lever entre ses bois la croix du Sauveur, ni son corps ne sera nourriture à la cène du Saint Graal. Désormais, plus rien ne menace votre harde – et voilà, c’est de nos mains que vous recevez votre pâture.”
Les cerfs inclinent la tête. De leurs cornes massives, ils heurtent à coups légers les grilles de l’enclos. Mais la nuit une douce fièvre les prend, ils brament, ils s’appellent. Ils entendent ou croient entendre, le cor d’Arthur. “Il n’est pas mort, se disent-ils, il reviendra. Et de nouveau notre vie sera suspendue à la pointe d’une flèche1”. »
Élisabeth Bart
1Cristina Campo, Le Parc aux cerfs in Les Impardonnables (Gallimard, coll. L’Arpenteur, 2003) pp. 206-7