Le 16 janvier 2018 mourait l’archéologue et historien Robert Turcan. Il léguait à la postérité une œuvre de référence, consacrée aux influences orientales dans les cultes de Rome. Particulièrement intéressé par le culte de Mithra dans sa forme romaine, son travail permet non seulement de s’essayer à une comparaison entre christianisme et mithriacisme mais surtout de s’interroger sur les forces qui jouent dans le destin temporel des religions, et cela au delà des simples raisons sociologiques.
Robert Turcan a produit deux ouvrages devenus des références francophones contemporaines incontournables pour qui s’intéresse à l’histoire du dieu tauroctone : Mithra et le Mithriacisme, publié en 1993, et Recherches mithriaques. Quarante ans de questions et d’investigations, publié en 2016. Son travail sur Mithra, novateur par bien des aspects, permet de se pencher sur la comparaison entre le christianisme et le mithriacisme qui depuis le XIXe siècle fait florès chez une partie des historiens de l’Antiquité. Cette comparaison, à l’aune de l’œuvre de Robert Turcan, permet non seulement de relativiser les influences qu’auraient pu exercer ces deux religions l’une sur l’autre, mais surtout de s’interroger sur les raisons de la mort d’un culte qui s’étendait du golfe Persique à l’Écosse. Comprendre la mort du mithriacisme permet, en miroir, de comprendre la survie du christianisme, et peut-être même plus largement d’appréhender certaines logiques qui, à l’échelle humaine, décident de la vie ou de la mort des religions.
Le culte de Mithra, tel qu’il était pratiqué dans l’Empire romain, est un culte à mystère très éloigné de ses origines persanes. Les mithraïstes suivaient un parcours initiatique et célébraient la Tauroctonie : la mise à mort salvatrice du taureau par Mithra. Du mithriacisme romain, Ernest Renan disait que « si le christianisme eût été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eût été mithriaste ». Rien de tel ne s’est produit, et si le christianisme est aujourd’hui la première religion de la planète, il ne subsiste que quelques pierres de ce que fut le culte de Mithra.
Convergences mithrao-chrétienne
Apparaissant tous deux au début de notre ère, christianisme et mithriacisme semblent se rapprocher par un certain nombre de points. Que ce soit dans la forme du culte, dans les récits ou dans la philosophie et la doctrine de ces deux religions, certains décèlent des éléments de convergence. Rapprochement qui n’avait pas échappé aux Pères de l’Église, Tertullien parlant du mithriacisme comme d’une « contrefaçon diabolique ».
Si certains chercheurs ont longtemps considéré que Mithra, tout comme Jésus, était né d’une vierge, on sait aujourd’hui que le Mithra romain est pétrogène. Cet élément est visible sur une stèle de Dieburg, mais aussi sur une statue sous l’église Saint-Clément de Rome. Deux personnages aident Mithra à sortir de la pierre. Il s’agirait de bergers comparables à ceux venus adorer le Christ à sa naissance. Par ailleurs, il semblerait qu’à la fin des temps, Mithra devait vivre une ascension sur un char solaire, que certains interprètent encore comme une analogie de l’Ascension. Sur la tombe du pape Jules Ier figure d’ailleurs une mosaïque représentant Jésus conduisant un char sous l’apparence du soleil. De même, l’exemple du 25 décembre est assez édifiant. Aurélien fait de ce jour une fête officielle, jour de la naissance du soleil (Sol Invictus) sachant que les mithraïstes y célébraient déjà la naissance de Mithra. La première attestation du 25 décembre comme fête de la Nativité date quant à elle du Chronographe de 354, soit 80 ans plus tard. Le dimanche est également fête de Mithra et fête de la résurrection de Jésus. Enfin, de nombreuses églises ont été érigées sur d’anciens mithraeums – comme sur bien d’autres lieux païens – notamment à Saint-Clément de Rome.
Le deuxième point de convergence est celui de la doctrine. En effet, christianisme et mithriacisme sont tous deux issus d’un sacrifice fondateur, le sacrifice de Jésus sur la croix et le sacrifice du taureau par Mithra. Une inscription dans le mithraeum de Sainte-Prisca à Rome dit : « Et tu nous sauves en répandant le sang [éternel (?)] ». S’il s’agit ici du taureau sacrifié pour sauver et régénérer le monde par son sang et non pas de Dieu lui-même par la personne de Jésus, la phrase précédemment citée semble empreinte de christianisme. C’est en tout cas ce qu’en a déduit M. Simon dans Mysteria Mitrae. Ainsi, les mithraïstes sont déjà sauvés. Le mithriacisme, comme le christianisme, est une religion du salut, et le salut a déjà eu lieu par le sacrifice du taureau. Ce sacrifice est célébré autour d’un repas rituel, et comme les chrétiens lors de l’eucharistie, les mithraïstes partagent ce repas rituel et consomment du pain et de l’eau (du vin selon certaines sources). Par ce repas commémoratif, les mithraïstes communient avec Mithra. Là se trouve sans doute l’un des points de convergence le plus intéressant entre les deux cultes. Le mithraeum est le lieu dans lequel est reproduit le sacrifice divin afin de communier avec Mithra. Il en va de même pour les lieux de culte chrétiens, mais absolument pas pour les temples païens qui sont les demeures des dieux auxquels on sacrifie des offrandes.
Influences réciproques ou aspirations communes ?
Remettre en cause les convergences entre les deux cultes, comme l’a pourtant déjà fait Robert Turcan, qui n’évoque presque pas les liens entre mithriacisme et le christianisme si ce n’est pour les nier, c’est remettre en cause le travail de nombreux chercheurs qui défendent l’influence massive du premier sur le second : pourtant, il semble bel et bien que cela ne soit pas le cas.
Il faut ici se méfier d’une démarche historique qui consisterait à chercher des points communs entre mithriacisme et christianisme ; le travail de l’historien est d’observer avant de conclure et non l’inverse. De fait, il existe des divergences majeures qui contredisent les semblants de similitudes. Quant aux similitudes elles-mêmes, elles semblent plus liées à la capacité syncrétique du christianisme, qui s’applique à englober un certain nombre de rites païens afin de convertir plus facilement. C’est sans conteste le cas du choix du 25 décembre comme fête de la Nativité. Il en va de même pour la mosaïque de la tombe de Jules Ier. La logique est la suivante : si Sol Invictus est vénéré dans l’Empire, les chrétiens vont faire en sorte qu’il soit possible pour ses adeptes de voir en Jésus un avatar de Sol Invictus. C’est aussi la raison pour laquelle les chrétiens bâtissent leurs églises sur les lieux de cultes païens – dont les mithraeums. Mais il s’agit ici essentiellement de convergences de forme, qui permettent aux chrétiens de convertir en masse par syncrétisme sans pour autant renoncer au plus important, c’est-à-dire aux dogmes.
Les dogmes et la doctrine chrétienne ne sont quant à eux pas influencés par le mithriacisme ; si effectivement il existe un sacrifice dans les deux cultes, chez les chrétiens c’est Dieu lui-même qui est sacrifié. Nulle trace de cela chez Mithra, qui ne connaît jamais la mort. Il est Deus Invictus Mithra. Il ne ressuscite pas puisqu’il ne meurt pas. Or, plus que la mort du Christ, c’est sa résurrection qui est le fondement même du christianisme. « Et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et votre foi aussi est vaine » écrit saint Paul dans la première épître aux Corinthiens (15, 14). Il n’est jamais question de cela dans le mithriacisme. Par ailleurs, les mithraïstes ont une vision du monde extrêmement optimiste et ne s’inquiètent pas de leur salut individuel, puisque par la tauroctonie, ils sont déjà sauvés. Les chrétiens, s’ils sont déjà sauvés collectivement, peuvent encore être damnés individuellement et adoptent donc une philosophie de vie totalement différente. Concernant les fins dernières, les mithraïstes ont une approche réellement distincte de celle des chrétiens. Il semblerait que de même que les stoïciens, ils voient le monde comme un perpétuel recommencement. Pour eux, après Mithra prenant la place de Sol, Saturne prendra la place de Mithra. Ces éléments sont déduits de l’observation des séquences de l’imagerie sculptée, mais ne permettent pas d’appréhender ce qu’il advient de l’âme des mithraïstes après leur mort. Il n’est nulle part question de métempsychose, affirme Robert Turcan. Cependant, que devient une âme qui ne se réincarne pas dans un monde en éternel recommencement ? Tertullien quant à lui dit que Mithra promet un « semblant de résurrection ». Ici, malheureusement, l’absence de source laisse le chercheur dans l’hypothèse et la spéculation.
Le mithriacisme condamné
La mort du mithriacisme a été aussi rapide que fulgurante a été son ascension. En 307, Dioclétien, Galère et Licinius déclarent Mithra fautori imperii sui (protecteur de l’Empire) ; un siècle plus tard, la presque totalité des mithraeums d’Europe ne sont plus que ruines. S’il est facile d’expliquer les raisons politiques qui ont conduit à la mort du mithriacisme, il est encore plus intéressant de se pencher sur les raisons philosophiques et théologiques qui ont mis fin au culte du dieu pétrogène.
Les choix politiques de Constantin et des autres empereurs chrétiens portent sans doute de graves coups au mithriacisme. Le premier interdit la pratique des cultes mystériques et le sacrifice aux idoles. Or, le mithriacisme est fondé sur le sacrifice, et la cérémonie mithriaque ne peut être accomplie sans sacrifice sanglant. Le coup fatal est porté par une loi de 391 interdisant toute espèce de manifestation de culte païen. Mais les lois positives ne sont nullement suffisantes pour gloser sur la vie et la mort d’une religion ; si cela était le cas, alors le christianisme n’aurait pas pu naître dans l’Empire romain ni survivre aux persécutions légales des premiers siècles. Il est également possible de se demander si le mithriacisme n’était pas voué à disparaître du fait de sa fermeture. Interdit aux femmes, il se privait de la moitié de la population de l’Empire, là où le christianisme naissant fut fortement porté par elles. Il était réservé à une petite élite au sein de sociétés secrètes, et n’avait pas vocation à se répandre massivement. Par ailleurs, les mithraïstes adoraient un dieu d’origine persane, alors que la Perse était l’ennemie de l’Empire ; si bien qu’ils furent accusés par les chrétiens de « s’assujettir aux rites et aux lois des Perses » (Firmicus Maternus). Accusations totalement infondées, mais faciles à tenir.
Pour appréhender la mort du mithriacisme, cependant, l’essentiel est sans doute de s’intéresser à ses fondements théologiques. Sous cet angle, deux points apparaissent comme décisifs. Le premier réside dans la vision du salut. L’optimiste extrême du mithriacisme, selon lequel les âmes sont déjà toutes sauvées, ne pouvait pas répondre aux interrogations de ceux qui s’inquiétaient de leur salut personnel. Dans un monde où le mal est une réalité objective, une économie du salut totalement optimiste ne peut paraître que trop éloignée des réalités sublunaires. La vision trop optimiste du salut des individus nourrie par le mithriacisme n’a donc pas survécu à la crise et aux tourments de la fin de l’Empire romain. Le second point est proposé par Robert Turcan dans Mithra et le mithriacisme. Selon lui, le mithriacisme est une religion purement romaine, qui ne pouvait que mourir avec l’Empire. « Toutes proportions gardées, un peu comme la franc-maçonnerie fut la religion clandestine de la IIIe République, le mithriacisme soutenait souterrainement l’idéologie impériale », écrit-il. En effet, le mithriacisme représente à ses débuts le renouvellement de Rome et de ses légions (où se recrute une grande part des adorateurs de Mithra) face à une mythologie désuète. Contrairement aux chrétiens, les mithraïstes ne font pas leur salut individuellement hors du temps, mais sont indubitablement liés à l’Empire et ne survivent pas à la déliquescence de l’ordre romain.
Mithra est mort, aurait écrit Nietzsche s’il était né quinze siècles plus tôt. Mithra est mort parce qu’il était attaché au siècle. À l’heure où certains, se fondant sur des données purement sociologiques, s’interrogent sur la disparition du christianisme en Occident, il pourrait être intéressant de s’essayer à une comparaison entre sa situation contemporaine et celle qu’occupait le culte de Mithra à la fin du IVe siècle. Il semble bien que les raisons positivistes et politiques ne permettent pas à elles seules d’expliquer la vie et la mort des religions ; la survie du judaïsme à travers les vicissitudes de ces deux derniers millénaires en est la preuve indubitable. Saint Jean l’évangéliste, dans son chapitre XVII, écrivait que les chrétiens se doivent d’être « dans le monde » mais pas « du monde ». Si cela est vrai, alors le christianisme devrait survivre à la chute de tous les empires terrestres comme il a survécu à celle de Rome et à celle de la société d’Ancien Régime. Et si, selon l’expression de Chesterton, l’homme est éternel, si ses aspirations sont immuables à travers les siècles, alors l’eschatologie chrétienne devrait trouver autant d’écho dans le monde contemporain qu’aux premiers siècles de notre ère. Sauf à supposer, bien sûr, que la modernité ait véritablement provoqué l’abolition de l’homme dans les régions du monde où elle règne en puissante maîtresse sur les âmes.
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