Théologien majeur du siècle passé, précurseur du renouveau liturgique de l’Église catholique, philosophe dont l’érudition a fait l’admiration d’Henri de Lubac et de Joseph Ratzinger, Romano Guardini a partagé l’inquiétude de ses contemporains devant l’avènement de la technique. Soucieux de dévoiler l’essence profonde de celle-ci, il a formulé dans les Lettres du Lac de Côme (1927), une décennie avant Heidegger, une critique du phénomène technique, et proposé une vision catholique du monde moderne — Weltanschauung — qui vaut encore pour le siècle présent.
Rêveries d’un promeneur solitaire et nostalgique en Italie, méditations métaphysiques mêlées de poésie, discours d’un théologien sur la technique ou dialogue d’un philosophe chrétien avec son temps : les Lettres du Lac de Côme (Briefe vom Comer See) ressemblent à tout sauf à des lettres, justement. Conscient, à mesure qu’il les rédige, que ces « lettres deviennent autre chose » (Lettre V), Romano Guardini a-t-il recours au style libre et simple de la correspondance par négligence ou par choix ? Dans un cas, il donnerait raison à la maxime de Nietzsche : « j’écris pour me débarrasser d’une pensée ». Dans l’autre, il s’inscrirait dans la grande tradition du dialogue socratique : celle du διαλέγεσθαι, c’est-à-dire de la pensée comme dialogue de l’âme avec elle-même.
À l’évidence, l’auteur de La mort de Socrate s’inspire de la méthode platonicienne, et d’abord dans sa façon de formuler un problème. La préoccupation première de Guardini dans les Lettres est de saisir — fassen, verbe qui structure la philosophie néo-kantienne — une question jusque-là informulée. D’où la nécessité pour le théologien de trouver une langue qui épouse la forme de la question. Plus encore, il s’agit pour Guardini de répondre à la question telle qu’elle se pose : geste du chrétien qui contemple Dieu tel qu’il est et se révèle ; geste du phénoménologue, aussi, qui étudie l’être tel qu’il se montre ou se donne. L’entreprise, on l’aura compris, est éminemment heideggerienne avant la lettre : en son exigence — penser l’impensé, revenir à la question originelle, fondamentale —, ainsi qu’en son objet — la technique.
Car tel est bien le cœur de la question — Die Frage —, une fois celle-ci formulée. Quand Guardini pose son regard sur le monde du XXe siècle naissant, il lui apparaît « saccagé », « détruit », « inhabitable » (Lettre I), « dévasté » (Lettre VII). Cette « prise de conscience », qui fait l’objet de la Lettre IV, bien qu’elle précède ou accompagne toujours la formulation de la question, n’est rendue possible au philosophe qu’en tant qu’il recule et se place hors du monde pour mieux l’observer — attitude de la philosophie moderne par excellence. Cette soustraction méthodologique a lieu à la fois dans l’espace et dans le temps. La question apparaît véritablement à Guardini lorsqu’il fréquente l’Italie et, dans un autre registre, lorsqu’il se réfère au monde ancien, celui de l’Antiquité et du Moyen Âge, c’est-à-dire à un monde qui non seulement précède « l’apparition de la technique », mais qui donne à voir « l’effraction » progressive de cette dernière dans l’existence. « Vois-tu, ce qui là-haut, dans le Nord, est déjà presque accompli, cela ne faisait ici que débuter : je voyais la machine envahir un pays qui jusqu’alors avait eu une culture » (Lettre I).
Heidegger avant Heidegger
Science moderne et avènement de la technique : le propos nous est familier. La question de Guardini, en cela, n’a rien d’original que sa précocité. Sinon, le grief est connu : nous avons perdu la culture ancienne — au sens large de l’allemand Kultur —, celle « née de la vie même de l’homme et de ce qui restait en lui d’intime cohérence avec la nature ». Un effort séculaire tendant à la connaissance de la nature a abouti à l’intelligence rationnelle des lois qui la régissent. L’homme est entré par effraction dans la cohérence qui clôt la nature sur elle-même et les forces prises isolément ont été libérées. En Allemagne, remarque le théologien, le processus est tellement familier qu’on ne le remarque plus. Dans certains villages ou régions, comme en Italie, « l’effraction est sensible partout » : « On vit ici étape par étape la liquidation de l’ancien monde » (Lettre VIII). Ce que Guardini nomme la « ligne de partage des temps », et qu’il situe entre 1830 et 1870 — même si les racines se situent bien avant —, vaut aussi pour l’espace, entre le Nord et le Sud. Aujourd’hui, un siècle après, il n’y a guère plus de « Sud » ni de refuge, semble-t-il, sinon d’ordre exclusivement spirituel.
Il serait cependant injuste, non seulement de traiter le propos de Guardini de « romantisme rétrograde, d’asservissement au passé » (Lettre IX), reproche sans pertinence, mais surtout de réduire la question guardinienne à cette mise en cause de la technique. Présentée ainsi, elle prête évidemment le flanc à la critique répétée par Heidegger à l’égard des insuffisances de l’ontologie traditionnelle, et qu’il a lui-même formulée à l’encontre de Guardini dans ses Cahiers Noirs : « Il nous manque les grands séducteurs de l’esprit (…). L’un des plus sérieux et surtout des plus habiles est le théologien Guardini. (…) Mais nulle part n’est osée une question essentielle, ou seulement conquise une question non encore posée jusqu’ici — on ne fait que réarranger à neuf le dépôt déjà établi de réponses à l’intention de ceux qui veulent échapper à tout questionnement ».
Outre le manque de sagacité de cette critique — qu’aura reproché Heidegger à tous les philosophes, somme toute, sinon de n’être pas Heidegger ? —, la filiation manifeste entre les thèses de Guardini et de l’auteur de Ein Blick in Das was Ist achève de prouver l’originalité fondamentale des Lettres du Lac de Côme, rédigées de 1923 à 1925, c’est-à-dire plus d’une décennie avant qu’Heidegger n’aborde véritablement la question de la technique. L’un et l’autre n’accusent ni ne condamnent la technique, mais tentent plus fondamentalement de saisir ce qui fait son essence. Avant Heidegger, Guardini entrevoit que la τέχνη, qui a toujours existé, a acquis dans les Temps modernes une puissance incontrôlable qui menace l’homme. Ce dernier qui, au commencement, cherchait à dominer le chaos de la nature, a délivré, au fur et à mesure, des forces naturelles que rien ne liait. Ces forces ont grandi et leur déchaînement produit aujourd’hui un chaos nouveau, ce qui nous place dans la même situation que l’homme primitif. « Nous voici de nouveau menacés de tous les côtés, mais cette fois c’est par un chaos que nous avons nous-mêmes fait surgir ».
En bref, la « puissance » naturelle — terme cher à Guardini — a débordé la volonté et le contrôle de l’homme parce qu’elle ne procède plus de lui. Cette intuition est de moindre importance si on ne la conjugue à celle-ci : la machine est un « concept en acier » (Lettre III), une « formule en fer » (Lettre VI). En termes heideggeriens, la technique est la métaphysique achevée. Si toute culture possède dès le départ un caractère abstrait, affirme Guardini, lorsque la pensée moderne s’est imposée, pensée conceptuelle et mathématique pour une bonne part, le caractère abstrait a pris le dessus. De sorte que, ce que le concept, en tant que « forme abstraite pure », « signe » ou « représentation », est à la connaissance théorique des choses, le mécanisme et la machine le sont à l’activité pratique. Alors les Temps modernes, gouvernés par la technique, deviennent bel et bien l’époque de « l’extrême oubli de l’être » dont parle Heidegger, époque inhumaine et anti-naturelle. Loin d’être exclusivement matérielle, Guardini remarque que cette époque est dotée d’ « une monstrueuse spiritualité est tapie dans le vouloir » en guise d’âme.
Humanité neuve et réponse chrétienne
Pourtant, dès 1925, Guardini sait que même ces temps-là sont révolus. Les grandes révolutions du XIXe siècle, dont le théologien observe la venue comme celle d’un bateau à vapeur sur le lac de Côme (Lettre II), ont ébranlé la vieille création mais ne l’ont pas anéantie. Au sein du « cercle magique du problème » (Lettre V) a surgi un « nouveau sentiment du monde » ; au-delà de la technique — laquelle se confond tant au décor post-moderne que la penser en tant que telle n’est plus guère possible — se dessine un langage qui lui survit et qui perdure encore aujourd’hui comme vestige du siècle de Guardini. En ce qu’elle procède d’une « effrayante confusion des formes », la technique aboutit à anéantir l’identité humaine, la défigurer et, en définitive, rendre l’homme étranger à son être. « Nous construisons des théâtres avec des formes de temples, des banques comme des cathédrales, des maisons de rapport avec des frontons de palais ».
La confusion sévit jusque dans la langue : « Aujourd’hui le mot est souillé ». Souillé par le journalisme et la publicité qui usent d’un ton et d’un style de pensée qu’ils n’ont pas ; souillé par « les intérêts minables du premier scribouillard venu qui voudra étoffer sa petite pensée » (Lettre VII). Le ton de Guardini est sévère par endroit, le théologien s’en excuse — « on ne devrait vraiment pas écrire des choses pareilles » (Lettre V) — ; son analyse cède parfois même à la lamentation devant une époque qui « échappe à toute comparaison » (Lettre VIII). Et pour cause : une humanité neuve a vu le jour, humanité dont le propre est d’avoir conscience de son agir et de son fonctionnement. « L’homme de notre époque passe son temps à devenir conscient de lui-même » (Lettre IV), écrit Guardini : la prise de conscience, rendue possible par le journalisme, par exemple, qui ne laisse aucun événement non-observé, est devenue l’« attitude générale » ou l’« ambiance ». Telle est, sans doute, la particularité de cette nouvelle humanité : elle ne se contente plus d’être, d’agir, de vivre ; il faut qu’elle le sache en même temps, qu’elle connaisse les causes, sente une cohérence d’ensemble et voie les mécanismes inhérents aux événements. Même la réaction anti-rationaliste, qui se refuse à tout réduire à des concepts et des formules, est encore une prise de conscience parmi d’autres. En bref, « notre agir est continument interrompu par la réflexion qui le prend pour objet ».
La genèse de cette humanité dont Guardini scrute, avec inquiétude, les premières tribulations, rappelle un autre événement radicalement nouveau : « l’apparition de l’âme chrétienne » (Lettre IX). Primo, l’avènement de la technique, en soi, n’est pas anti-chrétien : « seul un homme à qui la perspective d’être sauvé par l’intervention directe de Dieu et la dignité du baptême avaient d’abord donné la conscience qu’il est autre chose que le monde environnant a pu ensuite s’extirper du lien avec la nature, comme l’a fait l’homme de l’âge technique ». L’homme de l’Antiquité, selon toute vraisemblance, aurait repoussé cette hybris comme une horreur. Partant, la « résolution à l’extrême », que l’on retrouve dans la « science qui veut la vérité », provient nécessairement d’un homme qui croit en la vie éternelle. Secundo, quiconque se plonge dans les figures et la disposition intérieure du monde antique païen, et passe ensuite au Nouveau Testament, aux écrits des Pères et à « l’empire grandissant de l’Église », comprend qu’il y a là « quelque chose qui n’existait pas du tout auparavant » et qui a renouvelé la nature humaine d’une façon inédite. La venue du Christ brise la répétition du même et le nihil novi sub sole.
Certes, il n’est pas question pour Guardini d’appeler à créer une nouvelle religion. Ce qui importe est de faire apparaître le « nouveau type humain » qui correspond à cette nouvelle ère, « une nouvelle couche de profondeur à l’intérieur de l’homme ». Et pour cela, « nous devons dire Oui à ce qui nous arrive » : mot d’ordre du courant conciliaire qui invite à saisir le monde moderne tel qu’il est, à le critiquer autant qu’à l’aimer et le chérir, le servir et le corriger – finalement, considérer que naître en ce temps est une aubaine plus qu’un inconvénient. Comme Heidegger le fera plus tard, Guardini invite à affronter la question de la technique, au lieu de la fuir ou de l’ignorer. Là où Heidegger parlera de Gelassenheit, c’est-à-dire d’une sérénité et d’une égalité d’âme qui permet de « dire oui et non » au monde technique, Guardini estime que « nous avons notre place dans ce qui vient ». À condition de mener le combat, non sur l’ancien terrain mais sur le nouveau, celui où la technique redevient à notre mesure et où il nous est possible de maîtriser à nouveau ses « forces déchaînées ». L’essentiel est de constituer une culture à cette humanité profondément inculte, c’est-à-dire informe — « est cultivé l’homme qui a tiré sa forme à partir de l’intérieur » (Lettre IX).
« Je sens venir un désir d’aller au fond des choses. L’homme d’aujourd’hui n’est plus celui du dix-neuvième siècle, cet homme qui, sûr de lui, se promenait avec insolence au milieu du monde physique et du monde de âmes. (…) J’ai la certitude qu’il y a aujourd’hui des hommes, et nombreux, qui se tiennent immédiatement devant Dieu », conclut Guardini. On pourrait lire dans cette promesse une intuition mystique propre au lecteur d’Hölderlin qui voit, « là où est le danger, croître aussi ce qui sauve ». Guardini et Heidegger marcheraient côte à côte vers un horizon métaphysique, sous le regard d’un dieu païen largement indifférent, pourtant, à leur destinée. Il n’en va pas ainsi. Il y a, entre le théologien et le phénoménologue post-Sein und Zeit, une différence manifeste qui témoigne de la divergence fondamentale entre christianisme et paganisme, quel qu’il soit. De quoi sont faits le « oui » et le « non » heideggeriens si l’homme qui les prononce et celui qui les reçoit sont les mêmes ? Sur quoi reposent l’espoir et la Gelassenheit d’Heidegger si l’être qui juge la technique est aussi celui qu’elle manipule et menace de laisser dans l’oubli ? En bref, Guardini a ceci de plus pénétrant que, dans la querelle qui oppose l’homme à la technique, le théologien n’envisage pas l’être hors de son rapport à Dieu, puisque telle est la tentative d’Heidegger dans sa critique de l’onto-théologie. Chez Guardini, c’est en tant que créature capable de Dieu que l’homme prend position vis-à-vis de la technique, comprend combien elle est étrangère à sa nature, voire hostile, et entreprend de répondre à sa « provocation », pour utiliser un terme heideggerien ; non pas comme le berger qui protègerait son propre bétail — l’être —, mais comme le créateur qui ordonne et rend toute chose semblable à lui.
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