François Angelier est journaliste, éditeur et auteur. Il produit notamment l’émission « Mauvais genres » sur France Culture. Dans la collection Golgotha qu’il dirige chez Jérôme Millon, il vient de faire paraître et de préfacer une nouvelle édition de L’âme de Napoléon de Léon Bloy.
PHILITT : Vous écrivez dans votre préface que « pour Bloy, Napoléon n’est pas un personnage historique, il est l’histoire même ». Pouvez-vous développer ce point de vue ?
François Angelier : Cette phrase de Bloy définit bien les choses. Napoléon synthétise et résume en lui l’essence de la réflexion bloyenne sur l’histoire. Napoléon connaît une assomption militaire et politique phénoménale. Il a conquis l’Europe, il s’est imposé à tous les pouvoirs traditionnels, notamment monarchiques et républicains. C’est un personnage omniprésent qui a littéralement « barré l’horizon », pour reprendre une autre formule bloyenne. Cet homme incarne la plénitude et l’omnipotence historique. Ses faits et gestes sont connus à la minute près par la science historique et, pourtant, pour Bloy, on ne sait rien de lui.
Pourquoi un tel paradoxe ?
L’homme est confronté à une ignorance radicale concernant la vérité de l’histoire. Il erre dans un tunnel obscur. Il y a une dissymétrie vertigineuse entre la réalité historique supposée de Napoléon et la vérité de son être. Il est possible que Napoléon, en définitive, n’est rien été. Pour Bloy, celui qui est un empereur ou un roi n’a peut-être aucune valeur et aucun sens. En revanche, la valeur et le sens véritables peuvent être détenus par un gueux ou un manant. Bloy le dit explicitement à propos du tsar Alexandre Ier : peut-être que sa capacité d’agir et d’influer sur les évènements est en réalité entre les mains de son valet ou de son écuyer ? C’est la même chose pour Napoléon. Voilà un homme qui a empli l’histoire pendant un quart de siècle et en définitive, on ne sait pas ce que valent cette plénitude et cette omnipotence supposées. Pour Bloy, on ne connait pas la vérité du rayonnement des hommes. Avec Napoléon, comme pour avec Alexandre, cela prend une dimension extraordinaire évidemment. Plus le personnage est démesuré, plus cette idée est puissante.
Que veut dire Bloy lorsqu’il affirme que Napoléon est « la face de Dieu dans les ténèbres » ?
Napoléon, par l’exagération de sa figure et le néant possible de sa vérité, accentue l’hypothèse d’une énigme historique contrôlée entièrement par la puissance divine. L’action de Dieu, en tant qu’elle est fondamentalement mystérieuse, s’incarne au mieux dans Napoléon. Dans ce texte, Bloy pousse au maximum la singularité de sa vision historique. On est à la limite de la rupture.
Comment Bloy aurait-il perçu la célébration du bicentenaire de la mort de Napoléon ?
Comme une manière de se maintenir dans l’illusion en célébrant un homme dont on pense épuiser le mystère grâce aux ressources de l’histoire scientifique, archivistique et matérialiste.
La position de Bloy sur Napoléon rappelle celle qui est la sienne pendant l’Affaire Dreyfus. On voit bien que le clivage se fait entre ceux qui soutiennent que Napoléon est le plus grand Français de l’histoire et ceux qui le réduisent à la figure d’un dictateur sanguinaire. Bloy semble les renvoyer dos à dos…
En effet, Bloy n’est ni pour ni contre. À ses yeux, on ne peut pas évaluer un personnage historique. Dès lors, toutes les polémiques qui reposent sur les contradictions des évaluateurs sont d’une totale innocuité. D’autant plus qu’il était contemporain des grands historiens napoléoniens comme Albert Vandal et Frédéric Masson. Celui-ci a fait toute sa carrière sur l’exploitation des archives napoléoniennes, l’édition des correspondances etc. Bloy arrive avec son petit livre, au milieu d’une quantité vertigineuse de publications, et affirme que, de toute façon, on ne sait rien. Son livre est comme une piqure d’épingle à la surface d’une colossale baudruche. L’enflure de la napoléonâtrie – un livre et demi par jour depuis deux siècles, 200 000 volumes parus – se dégonfle tout d’un coup.
Comment le livre a été perçu à sa sortie ?
Il a été ignoré, il n’a pas fait scandale. Il a dû paraître incongru comme le reste de l’œuvre de Bloy. Mais la thèse d’un Napoléon indicible a dû aller dans le sens d’une certaine fascination.
La tradition catholique a tendance à célébrer les individus qui sont des exemples de simplicité (les saints, les pauvres, les enfants etc.). Est-ce hétérodoxe, de ce point de vue, que de louer un tel conquérant ?
Le rapport entre Bloy et Napoléon est assez particulier. Comme il le dit, il est né dans un milieu napoléonien. Il a un ancêtre qui a fait les guerres d’Empire. Son père, qui était un franc-maçon laïque, l’a orienté vers la mythologie napoléonienne. Il a d’abord été converti à Napoléon avant d’être converti au Christ. Napoléon, c’est la mythologie historique de la famille Bloy ! Il a grandi avec les beaux livres illustrés par Auguste Raffet. Bloy évoque aussi un sanctuaire construit par un Périgourdin où sa famille se rendait en pèlerinage tous les dimanches. Cela rend Napoléon unique dans la galerie des personnages historiques que Bloy évoque (Jeanne d’Arc, Marie-Antoinette, Louis XVII etc.).
Bloy n’est pas l’homme de l’enfance ou de la sainteté à l’égal d’un Bernanos. Mais il est l’homme du pauvre, du dénué, de l’errant. Il est l’homme du Paraclet. Si Napoléon préfigure le Paraclet, c’est sans le savoir. Ce qui intéresse Bloy, c’est que, malgré le caractère démesuré du personnage, il est possible que Napoléon n’ait rien fait du tout. D’une certaine manière, Bloy appauvrit Napoléon de toute gloire terrestre.
Bloy insiste beaucoup sur la solitude de Napoléon – « sans compagnons pour le comprendre ou l’assister », « sans anges visibles », « sans Dieu », « seul au milieu des rois et des autres empereurs qui ressemblaient à des domestiques ». Cette solitude métaphysique est-elle la condition de possibilité de son action ou le résultat de sa marche en avant effrénée ?
Napoléon est radicalement seul dès le départ et jusqu’à la fin. Sa solitude est celle des saints et des prophètes. Le personnage se mêle à la gloire terrestre des monarques, des batailles et des décisions politiques, mais demeure dans une profonde solitude nécessaire à l’accomplissement de sa mission prophétique. Il y a une insularité métaphysique de Napoléon. Malgré un entourage apparent, il est seul sur son île quoi qu’il fasse.
Napoléon est « sans Dieu » au sens où il est agi par Dieu sans le savoir. Il n’y a pas chez lui de désir de Dieu ou de sainteté, il y a un formidable désir de pouvoir. Il est agi par Dieu comme un instrument. Comme dit Bloy, le compas ne peut excéder le cercle qu’il est susceptible de tracer. Le cercle de Napoléon est immense mais limité. Bloy pointe le paradoxe entre l’omnipotence visible et l’instrumentalité invisible. Selon l’invisible, il n’est qu’un instrument. Selon le visible, il est le roi du monde.
Malgré tout, pour Bloy, Napoléon demeure supérieur aux autres rois et empereurs…
Napoléon est seul et il s’est auto-créé d’une certaine manière. Il entretient un mépris considérable pour les dynasties européennes qu’il a contribué à détruire et à humilier. Chose qui plaît beaucoup à Bloy qui déteste les grandes familles monarchiques. Napoléon se pense au-dessus du Pape lui-même : « Vous êtes l’évêque de Rome, j’en suis le roi. » Pour Bloy, le vrai pouvoir est un troisième pouvoir. Ce n’est pas celui de l’Église visible ni celui de l’Empire. Ceci dit, Napoléon est bien plus le serviteur de la volonté divine que ne l’est le Pape. Pourquoi ? Parce qu’il l’ignore. Le fait de se croire étranger à toute forme de sacerdoce renforce l’action sacerdotale inconnue.
L’écrivain va jusqu’à faire de Napoléon un homme désintéressé. Comment celui qui veut conquérir le monde peut-il être désintéressé ?
Napoléon est impliqué dans un processus historique intéressé à tous points de vue. Mais lorsqu’il se retrouve face à lui-même, il éprouve cette nudité et ce dénouement absolus. Tout le faste historique de Napoléon est une gigantesque tenture que Bloy arrache pour se retrouver face à une muraille aveugle qui est celle de l’énigme historique.
Pour Bloy, le fait que Napoléon ait été vaincu par le « médiocre » Wellington à Waterloo apparaît comme une terrible injustice. Pourquoi cette haine envers le général britannique ? Qu’incarne-t-il précisément de si odieux ?
Il incarne la figure de l’Angleterre. Il est le valet des rois schismatiques !
L’auteur de L’âme de Napoléon va jusqu’à comparer les accomplissements de l’Empereur à ceux du Christ (« les plus grandes choses qui eussent été vues sur terre, depuis dix-neuf siècles »). Il fait aussi l’hypothèse que Dieu était son compagnon caché (« En réalité ses monologues étaient les dialogues d’un absent avec un Invisible… »). Si Napoléon était le nouveau messie, comment Bloy explique-t-il, d’un point de vue théologique et téléologique, le fait qu’il n’ait pas triomphé ?
Napoléon n’est pas un nouveau messie, il est celui qui annonce la survenue de l’Esprit. Avec Bloy, nous sommes dans l’eschatologie joachimite (en référence à l’abbé Joachim de Flore), dans la perpétuelle attente du Paraclet. Tout ce qui se signale comme évènement historique d’importance doit participer de cet avènement mystérieux. Napoléon y participe de manière grandiose mais ce n’est qu’un préfigurateur. C’est un éclaireur de l’histoire. Tous les grands évènements historiques traumatisants – Byzance, l’épopée napoléonienne ou la Première Guerre mondiale – ne sont pas considérés comme des apocalypses au sens plein du mot. Ce sont des roulements de tambour dans la fosse, des répétitions de l’orchestre avant la levée de rideau apocalyptique et l’arrivée du Saint Esprit. Mais nous n’avons pas encore entendu l’accord d’ouverture.
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