Marien Defalvard est écrivain et poète. Révélé en 2011 avec Du temps qu’on existait (Grasset), il avait publié en 2016, Narthex (Exils), son premier recueil de poésie. En début d’année, il a fait paraître L’Architecture (Fayard), un livre étonnant qui a déstabilisé plus d’un lecteur. Ambitieux, exigeant, écrit dans un style virtuose, ce « roman » interroge la possibilité de la création artistique à travers le regard d’un architecte, stupéfait de redécouvrir Clermont-Ferrand, la ville de sa jeunesse, anéantie esthétiquement.
PHILITT : Certains, même dans le public dit « cultivé », estiment votre livre « illisible ». Si L’Architecture est un livre exigeant en réalité bien plus qu’illisible, comprenez-vous qu’il déstabilise par sa structure, ses digressions ou encore la richesse de son vocabulaire ? Dans quelle mesure le lectorat du XXIe siècle est-il encore capable d’accueillir un véritable objet littéraire ?
Marien Defalvard : Je commencerai par vous remercier de m’offrir une petite tribune pour évoquer, mieux que je n’ai pu le faire ailleurs jusqu’ici, ce livre qui semble-t-il a déconcerté presque tous ceux qui l’ont lu (davantage les critiques professionnels que les lecteurs « professionnels », à vrai dire, et j’en connais de superbes : qui semblent loger à Paris dans des appartements où les livres soutiennent les murs plutôt que l’inverse, et qui mériteraient autant que les joueurs d’échecs en Union Soviétique jadis d’être rétribués par l’État, mieux que tant d’« acteurs culturels », pour leur travail de soutiers admirables, prouvant que tout n’est peut-être pas perdu). Je ne sais pas exactement ce qu’on entend par « lectorat », seulement vous dire que je trouve ce mot laid. Le chiffre d’or historique de la NRF, je ne vous apprends rien, était de dix mille ; et Malraux avait de la même façon évalué à dix mille le nombre de vrais lecteurs en France (considérant qu’au-delà, il ne pouvait exister que malentendu). Quelques années plus tard, Angelo Rinaldi (critique littéraire un peu oublié) avait donné cinq mille : capables de se souvenir d’un premier roman difficile, tortueux, raté, mais annonçant quelqu’un. T.S. Eliot écrivait qu’il existait à ses yeux environ trois mille vrais amateurs de poésie de par le monde ; c’est déjà considérable. Nous avons vécu sur les rentes faussées d’une longue illusion délicieuse, engagée dans les années de démocratisation culturelle de l’après-guerre, qui nous aura fait croire que la littérature pouvait être populaire. (Dans L’Architecture, il y a un personnage-Malraux qui intervient régulièrement, ironiquement, qui est disons Malraux-ministre-des-Affaires-culturelles comme il y a des Contes-de-Perrault, et qui représente à peu près l’échec irrémédiable de cette possibilité-là, de cette tentative désespérée de faire parler l’Art – dans sa vérité singulière, son grand mystère – par la voix du pouvoir, la voix étatique, en annulant tout intermédiaire, tout medium, en remplacement conscient d’une religion disparue – et ce personnage est héroïque et bouffon à la fois, parce qu’il représente la figure la plus littéraire qui soit peut-être aujourd’hui : celle d’une transcendance manquée, avortée. Il a la figure d’un remords.) Le roman peut être populaire, je n’en doute pas ; la littérature beaucoup moins, et si la littérature romanesque l’est c’est d’une manière générale pour son pire dénominateur commun. L’Architecture, bien que roman lui soit tatoué sur le ventre comme un sacrifice de tout ce qui excède ce mot, n’est pas qu’un roman. Dans la version que nous avons publiée : une chronique en spirales, exagérément densifiée par la force des choses, qui prendrait la forme d’une parabole d’abord politique puis méta-politique puis méta-physique. Je regrette que cette version largement écrêtée (aux instances narratives écrêtées, plus « logique » dans son développement) ressemble presque à un roman à thèse. Il existe d’autres Architectures : en noyaux, en métaboles (devenant roman-monde comme malgré elles), en architraves visibles (celle-ci serait, relativement, de chemins invisibles sous la masse d’une canopée), musicale, et même possiblement hypertextuelle, combinatoire Internet. Fragments d’un monde, a-t-on traduit un recueil (Parts of a World) du très grand Wallace Stevens : ainsi cette version pourrait-elle être nommée. Donc : le monde est toujours à venir (de la même façon que la création va toujours de l’avant).
Et pour le lectorat, je ne peux que vous répondre : je ne sais pas. Je n’ai aucun objet qui permette le carottage et la connaissance précise du nombre de bons lecteurs francophones (je dis francophone à dessein, car je suis toujours frappé dans le courrier que je reçois – la belle tradition d’écrire à l’écrivain n’étant pas complètement perdue – d’observer que la Suisse, la Belgique et le Canada tiennent une part importante, égale à celle des Français rapportée à leur peuplement). Laissons l’« illisible », qui est une pierre de touche, une paresse ou simple question de curseur esthétique. La structure : elle boîte, je le vois mieux que personne, parce qu’il a fallu passer par le rabot du « grand éditeur ». Cette Architecture-là est une spirale et une parabole ; il en existe une version originelle, qui est plus proche de la confession continue, et L’Architecture à venir, qui ne sera plus ce projectile ou cette parabole, mais réellement le roman total, je l’espère, dont vous n’avez eu là qu’une petite concrétion. Je préfère encore être vu et sacrifier un peu que ne rien sacrifier et publier pour cent personnes, admirable courage : ce ne sera peut-être pas toujours le cas. Je pense que cette question de la visibilité est capitale, et qu’un livre invu n’existe pas réellement. Le mystère, oui, mais en pleine lumière comme le disait Barrès à propos du Lorrain : qu’au moins le petit nombre des élus puisse communier autour.
Les digressions sont une autre question, qui interroge le principe narratif même d’un tel texte (qui j’espère n’a pas été perdu dans le rabot) : où est le moteur narratif de L’Architecture ? J’ai beaucoup médité Nabokov, qui me semble pour le XXe siècle le maître des structures narratives (au sens où son labyrinthe est toujours à la fois suffisamment fermé : narratif, guidant le lecteur et se fichant souvent ouvertement de lui, mimant Hitchcock ou plagiant Kubrick ou se mimant très bien (Harlequins) à dessein, et ouvert : laissant du champ, laissant de la pensée dans l’ombre – une grande phrase c’est par-dessus tout cela, une grande pensée qui laisse derrière elle une grande ombre), et qui avait le pouvoir disait un critique quelconque du Don, son plus grand roman russe (celui où il procède à ce à quoi tout écrivain devrait d’abord posséder avant d’écrire pleinement dans sa langue : une reprise de l’intérieur de tout ce qui a été tenté dans cette langue avant lui, une réappropriation savante par le jeu) de faire tenir un roman entier dans une phrase (pour Nabokov, du reste, moins par compressions que par reflets suggestifs, allusions moirées). Mon idéal reste celui-ci : la phrase doit pouvoir contenir toute l’histoire, et avoir la modestie d’un écrou. Écrou fractal d’autre chose alors que de la simple narration : de la masse entière du roman considéré dans sa totalité, qui n’est alors plus narrative mais expérience de pensée, ce qui devrait être le point d’arrivée idéal de tout livre : totaliser une expérience de pensée (une seule, mais on a le droit de se prendre pour Atlas aussi bien, d’en tenter plusieurs à la fois). L’objet, c’est la réfraction narrative d’une pensée, par le jeu, l’artifice, le mime, ce que vous voulez – rien d’autre. La narration n’est qu’un moyen, un jeu, un leurre (possiblement très sophistiqué, bien sûr, possiblement très savoureux). L’écrivain doit toujours se dire : je narre à défaut de (d’où l’importance capitale du pastiche), sans quoi le roman redeviendra ce qu’il pourrait toujours être, ce qu’il est toujours menacé d’être : le genre pour chambrières qu’il était jusqu’à ce que Balzac l’anoblisse comme malgré lui, qui se croyait historien. La littérature répondrait la même chose que les chrétiens d’alors aux hérétiques pélagianistes, si vous voulez traduire cela autrement : on sera jugé sur ses actes, pas ses intentions. Quant au vocabulaire, le TLF informatisé est très bien, complet, érudit, j’y passe des heures.
Je vais vous livrer deux secrets qui n’ont pas été dévoilés jusqu’ici, parce que le livre est tombé dans un puits de silence, ce qui était peut-être son destin après tout, son lieu : le grand homme esthétique de L’Architecture, c’est Carlo Emilio Gadda (dont je vous enjoins instamment à tout lire, à commencer par son chef-d’œuvre, La Connaissance de la Douleur) ; intellectuellement, c’est – dans un premier temps, car Legendre lui aussi n’est qu’un penseur de l’organisation sociale, a-métaphysique – Pierre Legendre (même si j’aspire désormais au dépassement de cette pensée considérable, au risque de ne rien trouver au-delà qu’une liberté vide, n’oubliez pas que ce livre a été écrit il y a maintenant près de cinq années – dépassement, comme dans le livre il est posé comme pierre angulaire contre René Girard : manque chez Legendre une pensée de l’individu qui permettrait de ne pas considérer l’Occident comme une société primitive comme une autre, selon sa façon radicale de le concevoir – d’autant plus amusante si on considère la liberté précisément toute occidentale du personnage, acquise par les maîtres glossateurs, les compilateurs médiévaux, et Freud). Je militerai gaiement pour ce que l’Occident a d’unique le jour où l’Occident sera présentable, pour un Occident qui contiendra son négatif, l’ombre de sa Raison, avec mes flèches dans mon carquois, mais ceci : le concept de Texte revient, obsessionnellement, dans L’Architecture. Le Texte, chez Legendre, est un équivalent de ce qu’on a appelé pendant cent ans (le mot décline) la société. Il y remplace cette superstition de la société dont parle Calasso, qui n’est sans doute que la forme ultime de la croyance sociale une fois la sécularisation achevée. Et ce Texte, pour Legendre, gravite autour d’un principe essentiel, qui est la raison d’être de ce Texte, si l’on veut, et qui est la Raison.
J’ai d’autant plus ri des mots de folie, délire, part en vrille, etc., appliqués à ce texte, par biais cognitif (je suppose que ces gens ignorent tout des procédures d’internement en France, et du rôle social réel de la psychiatrie, qui ne « traite » pas la bonne vieille folie mais le bouc émissaire dérangeant, sur base de ce qui en droit relève du procès d’intention (l’inénarrable « dangerosité pour soi-même ou un autre »)…), car il est plutôt, s’il est quelque chose, une incubation de ce fameux principe de Raison legendrien (Legendre étant né à Villedieu-les-Poêles, cela fait de lui un théopolitain de naissance : prenez Dieu comme un jeu de mots réussi, un nœud verbal bien fait, appliquez la grammaire à strates ludiques d’Ada, de Feu pâle ou, un degré plus bas, aux Eglogues de Reu’no Kamu – qui en sortent – en y ajoutant derrière un principe divin, un point de vue divin pour subsumer la logique interne du langage : vous aurez déjà la partie plus facile pour lire le texte, qui se trouve dans cette faille, entre le méta-textuel et le méta-physique (avec leurs points de jonction naturels)). Chez Legendre, tout est porté par cette idée d’histoire sédimentaire ; nous sommes les particules d’une Histoire qui nous dépasse, celle d’un Texte social qui nous informe, dont nous sommes tributaires.
L’expérience de pensée de L’Architecture, si elle est quelque part, est aussi là (dans ce tribut, cette dette). Aussi bien dans ce qui dans le langage pense les êtres sans qu’ils le sachent (et d’abord politiquement, intellectuellement, dans l’ombre portée de ce qu’ils ne voient pas dans le pouvoir, sa machinalité inconsciente, qui fonctionne dans l’ombre). Aussi bien dans toutes ces architectures de pensée qui nous portent, malgré nous, dans l’inconscience et font que les êtres, croyant parler, le sont (parlés) – de même que croyant penser, ils le sont (pensés). Je voulais saisir, entre autres choses, ce point extrême, peut-être aveugle, cette limite de ce qu’on considère malgré tout comme individu, à l’endroit où elle fusionne, par le discours, avec un insu collectif qui lui échappe (insu généalogique autant que politique d’ailleurs : des générations parlent avant nous dans l’inconscience, une généalogie familiale parle en nous malgré nous, contre nous, peut-être pour nous abattre ou réprimer ce que nous avons de meilleur – et ce serait la figure de cette adolescence impossible, fondée en liberté, qui revient aussi dans le texte, pourquoi il a peut-être semblé rimbaldien à certains, mais ici la liberté est bafouée, elle est une parabole vide), qui ne cesse de lui échapper – et qui finit par rendre tout rapport social à la parole caduc, inopérant. Mes « scènes primitives » ne regardent que moi, mais Ponge refusant de dire un seul mot à l’oral de Normale Supérieure, par dégoût contre les paroles elles-mêmes, tant d’habitudes infâmes elles ont contracté, etc., je cite de mémoire, pourrait en être une malgré moi.
Autres pistes : l’un des chemins pour entrer dans le texte pourrait être que le langage est structuré comme un inconscient (et non l’inverse). Ces éclats narratifs sont les fragments d’un inconscient plus vaste (au sens d’une forme qui me contient, et qui pourrait être le Mal – le négatif). Ou la façon dont nous dépendons d’une mémoire généalogique, Textuelle ou textuelle, qui nous pense, ce lien originaire, d’« originarité », que rien ne peut rompre. Ces généalogies enfouies, cachées, discursives, j’ai tenté d’en rendre compte à la surface, par des cillements, des brisures, parfois des pastis gaddiens (ce qui peut tout à fait contraindre à distordre le français vers le pire poncif pompier : quand j’écris « sublimité féconde », je n’écris pas « sublimité féconde », disons que je ne l’écris pas au premier degré, sans grano salis : c’est du langage cuit et recuit et même surcuit, de l’idiomatique inconscient tributaire, du Texte mis en texte si vous voulez, du malgré-moi qui pourrit depuis longtemps dans mon architecture personnelle, et qui ne peut ressortir qu’ainsi). Prenons un autre exemple, un seul, pour montrer (un peu) comment verbalement ça marche (là aussi : comme une machinalité du pouvoir qui fonctionne dans l’inconscience, peut-être) et comment on peut sortir du labyrinthe : page 96, prenez votre livre je vous prie, voyez l’astérisque pour l’expression citron moral. Jeu sur la convention du en français dans le texte, on peut d’abord l’imaginer être une expression employée par un écrivain étranger (là, pourquoi pas, un juriste italien des Lumières employant ce genre d’expressions pseudo-stendhaliennes intraduisibles, comme il figure dans la tête connaissante de Gadda, qui sait, infiltrer le cerveau des autres est un privilège de la littérature) et qu’on rend mal. Mais tout aussi possiblement un renvoi à un hors-texte inexistant, un peu sur le modèle de certains livres de Carlo Emilio Gadda chez qui, à force de pseudo-gloses de la glose de la glose on finit par tomber sur ces ravins exquis, ces béances, ces « blanks » dirait le théoricien littéraire allemand Wolfgang Iser. Je pense qu’un lecteur intense de Gadda comprend instantanément à quoi je me réfère par ce genre de procédés pseudo-savants qui ouvrent sur le vide, le « blank » d’un arrière-texte qui est un arrière-monde aussi peu partageable qu’un inconscient : qu’on n’échange contre rien. « Personne ne rêve à la place d’un autre », dit Legendre dans une phrase inoubliable (que je tenterai, dans L’Architecture-suite, de dépasser, je l’espère, je le répète : par une foi dans l’individu renouvelée, que j’espère fondatrice, qui montrera d’abord la coupure entre langage et société – pour Legendre, comme pour tout lacanien, la société n’est qu’une construction de discours, alors que j’ai fini par acquérir la conviction que la société veut la mort du discours, absolument, et que tout individu pensant et parlant parle contre elle). Cela dit, on peut aussi bien prendre cela comme de l’humour du narrateur ou de l’auteur sur lui-même, puisque l’accusation d’écrire dans une langue étrangère pend au nez de bien des phrases de ce livre, je suppose – le français n’y est souvent plus qu’un souvenir, ou un avenir manqué, du français, une crise de français comme il y eut, il y a très longtemps, chez qui vous savez, crise de vers.
Le narrateur de L’Architecture fait de la ville de Clermont-Ferrand le paradigme de la laideur moderne, celle qui enterre la possibilité même du sentiment esthétique. Est-ce cela, le congédiement du Beau, qui caractérise en propre la modernité à vos yeux ?
L’Architecture ne propose pas vraiment une théorie du beau ou de son envers, plutôt une anthropologie de l’obsolescence symbolique des formes (verbales et architecturales) quand leur âme semble s’être absentée d’elles-mêmes, au moment où elles ne sont plus qu’un objet mort : en cela, le néo-gothique, l’industrialité architecturale cherchant à mimer une remembrance irremembrable (j’ai hésité à appeler L’Architecture Le remembrement, car les trois idées, corps, souvenir et architecture, se trouvent dans le mot), est aussi importante, dans Clermont d’ailleurs comme dans le texte, que l’espèce d’abject classicisme structurel en béton à angles droits qui forme le tissu conjonctif de la ville comme malgré elle (il ne semble pas que cette laideur ait été exagérément pensée, ce qui est encore plus extraordinaire, apologétique : spectacle une laideur fatale, inconsciente, et pourtant politiquement achevée). J’ai pensé à une vieille phrase de Malraux devant cela : « singulier spectacle : une démence qui se contemple »… Mais là, aucun contemplateur. Ce tissu conjonctif pourri est l’œuvre du communisme français, mais peu importe : il témoigne pour autre chose qu’un simple dégât politique, pour le moment final de la sortie du Texte sédimentaire qui s’est longuement construit, et où l’Architecture générale peut être envisagée dans sa complétude, parce qu’il va de soi que les jeux sont faits (c’est pour cela que le texte se passe en 1992, du reste, : année de la Fin, de la Fin de tout – fin de l’Histoire selon Fukuyama, fin de l’Image selon Régis Debray ou Serge Daney avec qui il dialogua alors, fin des événements selon Baudrillard dans son merveilleux La grève des événements ou l’illusion de la Fin, de la politique française si l’on veut par le oui à Maastricht, etc., etc., dernière station avant le désert (je trouve merveilleuse, parenthèse, cette funèbre année 1992, et j’écrirai peut-être un jour exclusivement sur elle) – plus évidemment le clin d’œil fait à l’URSS, les architectes de Clermont-Ferrand, les destructeurs-déconstructeurs de la ville (bien que les blockhaus aient été parfois bâtis en remplacement de taudis insalubres, mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là) ayant été exclusivement des communistes, dans une cité d’inspiration lourdement socialo-communiste, comme on disait alors).
Enfin, ne soyons pas bas, ne parlons pas politique. Mais revenir à Clermont-Ferrand, ville à laquelle plus rien ne m’attachait (et à laquelle rien ne m’attache plus, sinon une vague ascendance familiale), a été une révélation esthétique et spirituelle importante. Il faut avoir vu la façon dont certains axes, qui pouvaient ménager d’admirables vues sur la Limagne, sur le Puy de Dôme, sur les montagnes, sur le Mont Rognon, ont été remplacés par des classeurs de bureau structurels – l’architecture d’inspiration 1945 y ayant persisté étrangement jusqu’aux alentours de 1990. Ce degré de nihilisme esthétique paisible, total, consenti, et surtout organisé politiquement, ne pouvait aller sans fascination de ma part. Il me semblait avoir sous les yeux la preuve matérielle de ce que l’architecture pouvait opérer la destruction même du lien social (expression qui est de Mme de Staël et non d’un sociologue bourdieusien, ce que les droitards droitardisants ignorent peut-être), presque la construire, être une négation de la possibilité d’un ordre collectif vivable. Il y a un point d’indifférence aux conséquences politiques d’actes esthétiques où la laideur commence, je dirais à penser devant vous : cette monstruosité produit une humanité qui n’est plus tout à fait la même, si l’on admet que l’homme moderne est d’abord la condition des formes qui sont données, politiquement, à son existence. L’objet politique (si son objet esthétique est : peut-on écrire comme Gadda en italien en français, peut-on faire un équivalent gallican de la Connaissance de la douleur ?…) de L’Architecture, c’est le phénomène de sécularisation dans ses profondeurs inconscientes, rien d’autre. Clermont n’est qu’un pré-texte, et l’architecture également : l’enjeu, c’était de montrer le point de rupture des formes au moment où l’esprit cesse de les habiter, et la façon dont politiquement elles peuvent alors se survivre, dans des mouvements que l’esprit ne régente plus. Notez cela : une architecture est une pensée visible, et la pensée de son avènement.
Pendant des années j’ai écrit avec une virtuosité vide et excessive, romantique diraient les anti-romantiques réactionnaires (race bizarre parmi laquelle je compte beaucoup d’amis), dans l’infra-transcendance, avant de comprendre que la clef pour sortir de cet entassement d’énormes bûches n’émettant aucun feu était dans la recherche d’une différence qui ne pouvait être que transcendantale. Le petit aparté girardien va dans ce sens, Girard que je rapproche finalement d’une forme d’atomisme : Girard me semble un considérable penseur du social, mais tout enjeu métaphysique chez lui est comme dévoré, aspiré par cette passion totalitaire pour le désir (qui le rapproche beaucoup plus de Freud qu’il ne le croit, si l’un prétend que le désir singularise alors que l’autre prétend qu’il mimétise et collectivise…). L’Architecture constate que, malgré la conscience que les ordonnateurs politiques peuvent avoir de la théorie girardienne, un élément manque : si vous voulez, on peut dire qu’on peut parfaitement avoir compris Girard sans en avoir tiré aucune conséquence métaphysique. L’impuissance du sociologue chrétien de génie face à la sortie de l’Histoire par la sortie de l’ordre traditionnel de la transcendance est exactement celle de l’architecte ; si vous voulez c’est un Girard esthétique. « On ne pouvait plus tirer aucune métaphysique de cela » dit la dernière phrase : non, car l’impensé métaphysique qui régente la désirabilité, donc le désir pur, impensé, girardien, mimétique, a tout recouvert. L’idéal esthétique aurait été que l’idée de sécularisation joue le même rôle dans L’Architecture que celle du positivisme milanais mathématique et hystérique,, qui a couru très tard, jusqu’au Milano da bere de Craxi des années 1980, si bien connu du polytechnicien Gadda, dont il a fait son miel dans son œuvre, dans la Connaissance et ailleurs (et, parallèlement, que la religion « moderne » de la Culture disons malruço-communiste joue le rôle que joue le fascisme dans la Connaissance) : arrière-plan pesamment symbolique, objet perdu qui aimante les actes comme un mode douloureux, égaré.
C’est la même architecture de décombres qui procède de la même espérance moderne déçue, et le même conflit aux consonances œdipiennes qui flotte par-dessus la même transcendance enterrée. La Cognizione est un très grand livre qui n’a été traduit, merveilleusement, qu’une seule fois en français (en anglais, deux fois, dont l’une récemment et merveilleusement en allemand par Hans Magnus Enzenberger) : même un traducteur aussi immense que Manganaro n’a pas (encore ?) osé s’y jeter, et la performance de Bonalumi, sublimement relu et même complété, sublimé par Wahl travaillant autant sur Gadda que sur le traducteur lui-même (le même Wahl qui avait tant corrigé, tant repris, tant essayé de tirer, au Seuil, la copie girardienne un peu limitée de Mensonge romantique et vérité romanesque vers l’injonction métaphysique, malgré elle, qu’il avait fui chez Grasset – si j’en avais les moyens encore, entre nous, en aparté, j’écrirais sans remords un Mensonge romanesque et vérité romantique…). Et, je l’aurais aimé, la même conséquence intime du décombre, la même façon d’incester (du latin incestare) la phrase… Il me semble que L’Architecture, si vous voulez, c’est le sens que je donne au Texte, c’est le Texte quand il est devenu forme, quand il est passé de l’ordre à la forme. L’ordre comme pensée qu’on ne saisit jamais, et la forme comme projection jamais atteinte. Traduit comme enjeu narratif dans le livre, cela devient : jusqu’où peut-on donner un équivalent esthétique à des formes spirituellement mortes, et traduit pour le Saint-Siège, si certains de mes lecteurs réacs (mais m’en reste-t-il ?) y tiennent : jusqu’où peut-on habiter en catholique romain des formes sécularisées, pour y recréer du Texte vivable. Je suis parti de Ponge, vous savez, du Ponge le plus traditionnellement français, celui qui s’inscrivait dans la tradition de La Fontaine et de Rameau, et je n’ai jamais cessé de l’habiter : même si ce que j’ai subi me vaut désormais des comparaisons avec ce pauvre Artaud (il suffit qu’on parle trop fort, qu’on crie, pour que je n’entende plus, pour ma part, cela vaut pour Céline comme pour Artaud ou d’autres, hélas…), je me sens presque malgré moi infiniment moins proche de cela que de ceux qui ont désiré, face au vertige qui les prenait devant l’ordre terriblement mal fichu du monde, des mœurs d’équilibre.
La détestation de la « vie moderne », pour reprendre une terminologie baudelairienne, est omniprésente dans votre ouvrage. Mais elle communie avec une authentique modernité esthétique, c’est-à-dire avec une tentative de renouvellement des formes littéraires. En ce sens, peut-on vous rapprocher des antimodernes thématisés par Antoine Compagnon ?
Que répondre ? Si Joseph de Maistre c’est Roland Barthes, si Baudelaire c’est Roland Barthes, alors les bottes valent bien Shakespeare, et autant ne pas écrire… J’ai dû griffonner Il n’y a de Barth que Karl, il y a longtemps, sur une table hypokhâgneuse… Barthes pensait finement la littérature (finement, pas amplement), mais a-t-il écrit une seule belle phrase, créé un seul poncif poétique ? L’analyse, l’essai, la glose c’est si facile ; tout le monde peut le faire. La parenté avec Jules Lemaitre (plus qu’avec Sainte-Beuve ou Du Bos) m’a toujours parue patente. Son esthétique d’informe à parenthèses n’a mené à rien, sinon à une sorte de tropisme de la note en bas de pages infiniment étiré, heureusement assez mort. Donc je ne crois pas outre-mesure à cette classification, cet enrégimentement créé pour le besoin de la cause (cause certainement très noble), et je pense que Baudelaire comme Maistre auraient éprouvé une douleur infinie à l’idée de partager une table, fût-elle d’outre-tombe, avec un Roland Barthes qui aurait sémiologisé leur fourchette en argent tout son soûl, devant eux accablés, en finassant pour le délice. Confondre Baudelaire et Barthes, c’est à dire l’hérétique social authentique avec la tradition française de l’hérétique d’État, illustrée par Barthes comme par Foucault, c’est inverser les ordres de grandeur à la façon magnifiquement dénoncée par Armand Robin dans son inoubliable poème, Le programme en quelques siècles.
L’idée profonde de l’anti-modernité me paraît parfaitement circonscrite chez quelqu’un comme Ponge, passé du communisme de sa jeunesse à la Réaction affirmée à la fin (le conservatisme, depuis longtemps, ne pouvant plus être que réactionnaire, je ne vous apprends rien) : mais la langue est la même, n’est-ce pas, d’un bout à l’autre, et les Douze petits écrits du Ponge communiste ne sont pas d’une portée si différente de Nous, mots français ou de Comment une figue de paroles… Ce que je veux dire, c’est que l’impulsion verbale, la réaction verbale devant ce monde, est nécessairement négative – et que tout grand écrivain, depuis maintenant bien longtemps, depuis la Révolution et même avant, est un réactionnaire sans le savoir, par le simple fait de penser. Breton est réactionnaire. Aragon est réactionnaire. Jaccottet, paix à son âme, était réactionnaire. Penser est réactionnaire. Se mouvoir, depuis le début de la crise virale actuelle, devient progressivement réactionnaire. Tous malgré eux – ils ne peuvent appartenir au processus, par définition. (Houellebecq a écrit dans Le Monde un bref texte où il dit exactement cela, qu’une pensée authentique ne peut plus être que réactionnaire malgré elle, à l’époque des attaques contre les Particules élémentaires.) J’enfonce peut-être une porte ouverte en disant cela. Tout signe, tout effet de sens, toute foi et même tout défaut de foi, est réactionnaire devant la pensée du processus, son rouleau compresseur.
Le narrateur juge la Réaction « trop consciente, trop affirmée, […] toute habitée d’esprit positif ». Il estime en revanche qu’une « force inconnue » l’a toujours porté vers ce qui est « d’ordinaire jugé arriéré ». Comme lui, êtes-vous un passéiste spontané qui ignore tout sentiment réactif ?
Ce que je voulais dire par là, c’est qu’il n’y a pas de possibilité politique, à mon sens, sinon parodique, de faire revivre des formes spirituellement, ou métaphysiquement perdues, et que toute tentative en ce sens est vouée à l’échec, ou au grotesque. De la même façon que tous les poètes les plus inventifs du siècle passé (d’Eliot à Ponge, de Stevens à Pound) ont eu une conception politique comme naturellement, organiquement, spontanément (parfois, même, bêtement) conservatrice, ou que Gadda fut qualifié de tradizzionalista impazzito par Eugenio Montale, le mieux que l’on puisse faire politiquement est encore là, de faire barrage à ce moins-disant verbal humain vers lequel toute démocratie court naturellement. Le magnifique étendard pongien de Nous, mots français, est à ce sens significatif. Mais si politiquement la conversation (y compris écologique) est le point d’achoppement, intellectuellement l’enjeu réactionnaire a un sens : parce que sans lui, le travail dans l’ignorance du pouvoir social qui nous maintient plus ou moins vivants et (re)productifs serait total. Si les corps et ce qui reste des esprits ne voient pas l’infamie esthétique qui l’entoure, à Clermont-Ferrand, spectacle de fin du monde, c’est que le défaut de pensée, le défaut de conscience sédimentaire de la pensée, le défaut de conscience dans l’accès au Texte historique – concept de Legendre – est total. Et la pensée n’a pas été remplacée par une autre, ou sa suite logique malgré elle, mais par une négativité pure, par l’insédimenté, une rupture généalogique qui travaille dans l’inconscience. La partie quatrième de L’Architecture est habitée, travaillée par cette façon démoniaque, par son feu dévorant, versatile, impraticable, elle déroule les formes pour le coup politiques du pandémonium, elle montre ce qui survient après la disparition définitive de l’esprit, et de ce qui dans la matière permet l’esprit : pour le coup, c’est une humanité bien digne d’être commentée et subsumée par René Girard, mimétiquement réalisée, sociologiquement réalisée aussi, et que rien ne peut racheter dans aucun monde supérieur. (Je regrette beaucoup la disparition des parties cinq et six. Elles viendront en leur temps. La cinquième était l’introduction d’un élément qui manque désespérément à cette version, l’élément féminin, l’élément du désir amoureux et de la femme, car la quatrième partie totalement homosexuelle donne une couleur trop claire au texte, à ce moment-là (et trop récupérable politiquement, ce que je ne souhaite surtout pas), largement sous une forme épistolaire (le corps de la femme devenant là aussi signe pur), et la sixième était un retour aux sources : l’antécédence de l’architecture, à savoir l’adolescence du narrateur, l’architecture de l’architecture de l’architecture, la tentative de cerner, au microscope, la plus infime cristallisation de l’origine.)
La Réaction est programmatique, alors que la littérature est ailleurs ; si l’on cherche à faire agir la Réaction littérairement, même sournoisement, alors on devient ce qu’est devenu Houellebecq, utopiste réactionnaire génial et incontrôlable pendant quinze ans, transformé par sa propre perversité dans le jeu social en petit parti politique paramétré – même s’il est plus grand que ce qu’on a fait de lui, heureusement, et qu’il demeure pour moi comme pour tant (pas pour vous, je le sais) notre contemporain littéraire capital. D’une manière générale, tout ce qui est trop conscient en littérature est nuisible : si j’avais su exactement à quel degré de conscience réactionnaire, ou archaïque, ou ce que vous voulez, se produisait L’Architecture, si je savais exactement ce que je pense des rapports des différents penseurs réactionnaires à la Révolution française (et à la sécularisation qui l’a précédée, la première à ce degré en Europe occidentale), ou de l’architecture que je souhaiterais édifier, physiquement, en place de l’architecture du désastre, ou si Maurice Blanchot peut m’aider à comprendre ce désastre et par quels moyens, dans le moment où j’écris, je n’écrirais pas. J’écris pour ma part dans une conscience totale des causes et des motifs, et dans une conscience vague du reste politique ou idéologique qu’elles offrent, et c’est bien dans ce jeu, dans la liberté de cette inconscience, qu’on peut traquer des miettes de beauté perdue.
L’Architecture est une réflexion sur la possibilité du langage, la tentative de retranscrire « le discours de mon imagination passé dans les hiéroglyphes français ». La littérature est-elle un exercice de fondation ? La retranscription de la subjectivité implique-t-elle nécessairement un recommencement de la littérature ?
Disons que la possibilité d’estranger la langue jusqu’au point où elle devient autre chose que ce qu’on a pu croire qu’elle était me paraît essentielle. En l’occurrence le français, puisque le matériau principal sur lequel je travaille est celui-ci, toujours la bannière pongienne : celle qui consiste à prendre en réparation la langue chaque jour avec soi, à l’atelier, et qu’au croisement de ce fantasme d’un français réparé et d’un français estrangé se situe sans doute un point aveugle impossible à atteindre (un point aveugle qui serait aussi un point sublime, quelque chose de cette inconscience de la machine sociale toujours…) – même si j’ai procédé, également, par contamination, en laissant du jeu, des chausse-trappes et des pièges (par exemple, José Lezama Lima, le Proust cubain, est traduit en français dans une phrase d’un de ses articles critiques sur la poésie où il évoque Pascal, dans un endroit authentiquement citationnel (Pascal étant, aussi, bien sûr, une des spirales de Moebius du texte, naturellement) mais il apparaît non-traduit, intraduisible, dans un vers de Paz tiré d’un poème de son ultime recueil, portant sur Lima, au nom admirable de Refutacion de los espejos – réfutation des miroirs (et le miroir, brisé, diffracté, à double-face – certes par le topique miroir freudien, plutôt celui de Legendre là aussi, le miroir-tiers castrateur qui reflète aussi une place vide, toujours vide – joue un grand rôle dans L’Architecture…) ). Les possibilités verbales sont infinies, le monde est fini : nous écrivons tous dans cet entre-deux, cet inquiétant espace.
Je suis extraordinairement frappé, chez tant de jeunes écrivains français, quelques brillants, travailleurs, doués soient-ils, par la lugubre dualité sans recours à laquelle ils semblent confrontés : poursuivre la post-modernité (mais depuis une instance étrangère, généralement non-française) ou reproduire sans fin les types littéraires produits aux siècles précédents, sans inventivité. Il est terrifiant de voir tant de jeunes normaliens-agrégés écrire des romans sociologiques sur d’anciens modèles (généralement pour promouvoir l’utopie en actes, la cause animale ou la doocratie créative), que même un Zola aurait trouvés paresseux et épigonaux, je suppose. Je pense en les lisant au fait à ces voitures d’Allemagne de l’Est qui, en 1989 encore, provenaient de bases industrielles de modèles conçus avant-guerre : tant l’inventivité s’était appauvrie. Pour ou contre Lucrèce, un des poèmes de Narthex portait ce titre, souvenez-vous. À Clermont, les êtres ont fini par posséder le langage de leurs formes – et cependant, pas tout à fait, et beaucoup du texte vit aussi dans cet espoir, ce pas tout à fait : l’architecture est achevée mais la singularité verbale est inachevable. Disons que le passé est toujours surcomposé. Mais le vice originel de toute cette ruine est purement verbal.
Parenthèse : une tradition musicale pourrait faire pendant à L’Architecture, celle des compositeurs russes qui ont été contraints de retrouver l’Occident comme forme étrangère, conservée sous forme de reliquat (et aussi de principe de responsabilité, là aussi malgré eux), et en même temps dans l’espérance de nouvelles formes venues d’une religiosité ou de romantisme reconquis, parfois par la bande : Schnittke bien sûr, Valentyn Sylvestrov (romantique « dépossédé » dont la musique me bouleverse), etc. S’il y avait une bande-son à L’Architecture, Schnittke me conviendrait parfaitement : du Berg à l’étage du dessus et du Brahms à celui d’en-dessous. C’est cette résonance-là que je rêverais de faire entendre. S’il y a des mélomanes parmi mes huit lecteurs et les trois qui lisent encore cet entretien, qu’ils aient dans l’oreille en lisant L’Architecture la Faust Cantata ou la Symphonie de psaumes me ravirait à l’extrême excès.
Autre parenthèse : j’ai été un enfant et un adolescent très doué en langues, j’ai appris l’anglais ou l’espagnol en quelques semaines et le grec ancien en deux mois, mais les mutilations chimiques répétées, subies entre seize et vingt-et-un ans sous la torture de la psychiatrie, ont hélas broyé ce don, comme d’autres : mon rêve serait désormais, et je sais que d’autres le souhaiteraient (enfin, deux amis, n’exagérons pas), d’écrire non pas successivement dans une langue puis une autre, mais simultanément – au sens où Groddeck, dans une formule que Pierre Bergounioux adore citer, dit « qu’on a tous les âges à chaque instant. » Je ne sais si la possibilité de ce rêve me sera rendue un jour, mais il demeure. Le désir de totalité provient aussi de là, et rejoint le désir de pureté (au sens de quelque chose de non-mélangé, d’inentamé) : parler en langues de la même façon qu’on a tous les âges à chaque instant. Le carottage maximal, à la fois dans l’épaisseur du temps et dans la forme géographique prise par une langue. C’est le grand rêve, la grande épreuve.
Le narrateur de L’Architecture distingue deux types d’écrivain, « le type de ceux qui creusent […] une intuition initiale » et « le type [de ceux] qui se donnent au monde ». À quelle catégorie appartenez-vous ?
D’abord, je démens que ces phrases soient prononcées par le narrateur. Il y a dans L’Architecture une superposition de voix, un feuilletage, un empilement des discours, où les voix peuvent tout à fait être entendues comme, prenons des exemples au hasard, la voix d’un Père menaçant représentant l’effroi de l’Histoire dans un poème catulléen, ou la voix d’un indicatif à la radio, sculpture sonore somptueuse d’esprit service-public-malrucien, ou encore une strate de l’inconscient inconnue, qui parle malgré moi. Le livre originel ne possédait pas cette forme journal – mais L’Art y était bien cette allégorique et comme objectivante troisième partie, le livre vu de l’extérieur, où le personnage n’est plus qu’un petit moyen, petit moignon, au milieu d’échos de formes artistiques (dont il est tributaire, dont on peut imaginer qu’elles entravent le principe créateur en lui). L’idéal littéraire que nous devrions tous tenter, et atteindre, n’est pas ailleurs : c’est la Totalité. Je me suis replongé récemment dans Pétrole, le dernier Pasolini, il est évident qu’il tente d’y atteindre aussi là, par la fragmentation et le reflet (ne pouvant la posséder totalement). Ceci n’est pas exclu : que la Totalité littéraire authentique (il y a assez de développements comme ça dans L’Architecture sur l’impuissance littéraire de nombreux auteurs sécularisés, qui ne peuvent émettre – et certains sont d’admirables stylistes – qu’une parole vide, par défaut de foi évident). Chez Gadda, il est prodigieux que ce défaut de foi ait pu être remplacé par les ruines politiques d’un positivisme manqué – alors qui dit que les ruines politiques d’une religion dévoyée, n’est-ce pas ?
J’envie extrêmement ceux qui ont entrepris d’atteindre à la Totalité par la Foi – mais je ne peux que contrefaire ou mimer une foi que je n’ai pas, car si je crois aux formes physiques, aux formes esthétiques, aux formes sociales, aux formes religieuses du catholicisme romain, parce que j’y ai été éduqué malgré moi, je demeure, et tous mes lecteurs le savent, d’un agnosticisme complet, irrémédiable. Ce serait trop avoir la partie trop facile que de simuler la foi. Je préfère m’en tenir à cette position d’extériorité contemplative et admirative, dans les limbes (où nous retrouvons Malraux, l’agnosticisme fasciné de Malraux) – les recueils de poésie non-publiés que je possède, qui suivent Narthex, et que personne pour le moment ne veut sortir de l’ombre, s’intitulent Le remembrement, Passé surcomposé, Un autre Jacob, Quand disparaîtront les filles du chant… (verset de l’Ecclésiaste – on trouve aussi « filles du poème »), etc., cela dit assez d’où je parle. Dites-vous que pour l’instant, la vision que vous avez de ce que j’ai écrit est atrocement parcellaire.
Vous liez le génie littéraire à une forme d’intensité sacrificielle : « [C]ette intensité, cette force d’existence, cette terreur continue de la surexistence, je ne pouvais pas les assumer trop longtemps […] j’aurais fini par mourir, ou par en tuer. » L’acte de création artistique est-il obligatoirement un acte de destruction de soi ? Peut-on créer de manière apaisée sans verser dans le moyen ou le médiocre ?
Bien sûr. Prenez Ponge et ses ascendants : Malherbe, La Fontaine, Mallarmé, Bach, tant. Moi aussi, je désire violemment des mœurs d’équilibre. Le vertige doit être sanglé dans autre chose que le vertige, sans quoi toute la prose s’effondre. Je n’ai pas oublié cette phrase de Braque : « j’aime l’émotion que corrige la règle. »
Le langage dans L’Architecture est quant à lui, je l’espère, traversé intimement par cette dichotomie entre une douleur sacrificielle insurmontable (qui n’est peut-être que le sentiment du logos, de son incompatibilité avec le monde créé) et l’aspiration à l’équilibre, malgré tout. Ponge disait : « entre Horace et Artaud, on ne me fera pas choisir. » Aucun des deux ne me patronne quand j’écris, mais remplacez les noms, l’idée reste. Cioran prétendait qu’on ne pouvait devenir fou en français, qu’il n’était resté sain d’esprit que grâce à la rationalité raide de la langue française ; je me sens assez raisonnable, disons, pour impazziter le français jusqu’au point d’extrême bascule. Ces « nœuds » de langage rejoignent la conception de société formée par des discours portée par Legendre. Il y a cela, et l’aporie de cela. Le discours, et la façon d’ombre du discours. Je voulais, dans ce livre, montrer la face d’ombre de tout discours social tenu – son corollaire, sa Némésis proclamée dans l’instant. C’est pour cela – ce qui n’a pas forcément été vu – que j’use infiniment de pastiches multiples, qui servent de moteur narratif (la pensée étant le but, et la narration le moyen), faisant l’assomption du narratif pour l’annuler, comme il faut faire l’assomption du psychologique pour le consumer (en ce sens, chaque phrase tend au récit, et aucune n’en est un). L’incipit est un pastiche de celui des Années de Virginia Woolf, même pas camouflé (la première phrase en est copiée, comme dans Ada là encore), et cela m’amusait de commencer par du pastoral descriptif gentillet, pour tromper le lecteur ; puis Kmu !, Gadenne, Nabokov souvent, et Gadda tout le temps (plus ventriloqué que pastiché, alors). J’assume la dimension de pastiche comme moteur créatif, ce polystylisme ironique dont les compositeurs de musique ont infiniment moins honte. De même que je procède par citations constantes (qui se recoupent la plupart du temps en des points de jonction, comme dans le carrefour d’Oedipe…), et par fausses citations. Se cache dans le texte un faux Legendre (un faux Nom-du-Père mythique, terrifiant cela dit), un faux Malraux (un faux État Culturel), un faux Lampedusa (la postérité qu’il n’a pas pu avoir, le fantôme de sa postérité de génie littéraire qui ne fut jamais connu tel de son vivant) etc. J’aurais tant aimé qu’on observe ce jeu entre citations, pastiches et pastiches transformés en citations. Mais non. Soit parce que le livre est complètement raté, ce qui n’est pas du tout à exclure (c’est une ruine qui vous parle, et allez voir le château de Falvard aux Falvards, commune de Charbonnières-les-Vieilles, si vous voulez comprendre ce qu’est une ruine – et un fantôme, ne perdez pas ça de vue), soit parce qu’il a produit son expérience de pensée et son expérience de discours – l’idéal d’un livre ne tenant pas ailleurs : une perfection de la pensée et du discours – dans un lieu muré, invisible, celé. Nous verrons bien.
Par ailleurs, on écrit différemment (mieux, je ne saurais dire, mais différemment c’est certain) quand on est excavé, encerclé par le sentiment d’avoir été lésé, d’avoir perdu quelque chose d’essentiel à son être, un élément essentiel de son moteur verbal, qu’on sent son corps littéraire comme une cathédrale dont un portail s’est effondré à l’Est, dans un incendie criminel – je l’ai perdu derrière l’arcade capitale – on écrit tout à fait différemment dans le sentiment d’avoir à reconquérir une possession littéraire qu’il faut réédifier dans l’urgence après qu’elle vous a été ôtée. Je peux sans exagérer démesurément dire que c’était dans cet état d’esprit-là que j’ai écrit le livre, cherchant à retrouver rapidement une possession qui avait été facilement possédée, et qui se trouvait perdue. Le sentiment de l’affront et celui de l’amputation donnent alors une énergie de revanche extraordinaire.
Il y a un degré d’irréalité, d’étrangeté, de lontananza nostalgica ou non de la langue qui permet d’écrire encore, de la même façon qu’il y a, dans La Connaissance, une douleur qui n’est supportable qu’à travers un minimum de fiction transposée, cette commedia del arte hispanisante où se perd le noyau d’Enfer originel, via une déformation verbale quasiment culinaire. Ce degré d’éloignement a trait au nom dans ce qu’il a de plus capital, organique, irradiant : les terminaisons castillanes, le mot. C’est cette espèce de langue étrangère de la souffrance – souffrance œdipienne, insurmontable, sans Dieu – que j’ai tenté de retrouver, d’une manière différente, plus « dogmatique » pour rester dans le langage de l’institution. Par définition, le français est unique, je n’ai pas envie d’utiliser les patois ou langues vernaculaires (même si je le pourrais, mais je pense que cela déclasserait tout). L’important est que ce français, sous l’effet de la douleur, devienne tout à fait autre chose : et qu’à travers le carottage temporel comme la distance géographique (Gadda possédait lui les dialectes, milanais, romains, frioulans, etc., en plus de l’italien originel, et les strates des différentes époques de l’italien, qui a été fixé si tard, comme vous le savez – ce qui en français est déjà beaucoup plus difficile), on ait l’impression d’une langue révélée par l’expérience intime, révélée par la douleur singulière de cette expérience, qui commence à bouger sous vos yeux. Le motif, cela peut être la Traction, le fluide électrique, comme chez Gadda, ingénieur électrique je le rappelle. La différence avec le pastiche tient alors à l’immobilité du français, qu’on ne peut blesser sans faire tomber dans le galimatias a dit un jour Steiner.
Cependant, rien ne m’a paru plus noble que cette façon de déréaliser une souffrance vécue en la transformant en une sorte de langue étrangère, de dialecte étranger sécrété par la souffrance, par son ordre en forme de palimpseste, par le chiffre d’or d’une souffrance armant les mots – de voir d’abord sa propre souffrance comme on regarde un acte appartenant à un autre, comme le bras armé et rompu d’une souffrance universelle, qui ne saurait vous appartenir, parce que trop démesurée ou trop étrangère à ce que vous demeuriez, jusqu’alors, dans votre échauguette intérieure. Par certains côtés, il est probable que les plus grands créateurs ne sont d’abord que ceux qui ont réussi à faire signifier leur souffrance qu’au plus loin de ce qu’elle désigne d’abord, ceux qui l’ont faite voyager à travers des paysages qui ne sont pas son genre, durablement, qui l’ont rendue universelle parce que complètement déréalisée, qui ont poussé à l’extrême cette alchimie de la souffrance en autre chose qu’elle, par un mouvement d’abandon et d’étrangeté à soi qui n’est donné qu’à quelques uns. Pas sûr même que le réel littéraire soit autre chose que cela : un degré de souffrance tellement extrême qu’il en devient étranger, puis universel, par un jeu d’étrange étagement nouveau de la langue. Comprenez que chaque phrase écrite a eu une vie antérieure en moi (ou d’un autre en moi) ou ailleurs. Chaque phrase tente de forer dans les siècles comme Gadda l’a fait parfaitement consciemment. Ne possédant hélas par la pluralité linguistique, dialectale, de Gadda, je me contente de le faire à l’échelle du Temps. Mais je pourrais prendre un passage ligne à ligne de L’Architecture et montrer d’où ça vient (de quel inconscient de langue, propre ou étranger). Du reste, la version avec notes explicatives est une autre possibilité. Le point où le souvenir verbal et le souvenir existentiel se confondront (sans que l’un ou l’autre aient plus de valeur).
Pour finir sur une note plus platement politique, circonstancielle, L’Architecture est aussi un texte sur l’illusion de la décadence : il va de soi que les crypto-réactionnaires de 2016, date-butoir du livre qui a été écrit début 2017, presque d’un seul élan, après tant d’années d’impossibilité à la prose, sont les pires décadents : ils miment un reflux collectif de désir réactionnaire (même pas de volonté), dans des conditions d’existence, de pensée, qui sont ravagées, détruites. Ils sont un simple négatif bavard, pittoresque, et leur accès et succès médiatique en témoigne assez. Et en les ayant un peu connus, par curiosité, je me suis souvent demandé si leur crime originel ne reposait pas dans la langue, car rien ne les distingue verbalement, jamais, de leurs ennemis… Écoutez-les : pataquès, chevilles, langue fausse et basse, culture plus qu’approximative, vanité télévisuelle, mauvaise éducation bien de leur temps, bavardise – ils appartiennent à leur temps, qui les parle jusqu’au bout de leur être. La politique a cessé de m’intéresser depuis longtemps ; il y faudrait un principe d’espérance. S’il y a Réaction un jour, elle sera d’abord réaction verbale, réaction dans la langue contre la langue elle-même. Et nous retrouvons, par là, le Ponge de la fin, la dernière phrase inouïe du Malherbe : pour un enlèvement, un concernement réels.
Ce livre, qui ne m’appartient plus désormais, a pour des raisons diverses, a été invu ou par ceux qui l’ont vu : non-compris dans son propos profond à l’exception de quelques excellents lecteurs qui m’en offrent d’étonnantes exégèses, parfois à l’extrême inverse de ce que je pensais écrire. Le reproche qui revient le plus souvent est de me préférer au Bien et au Mal, de penser que la vérité littéraire puisse être encore trouvée dans cette position esthétique où les deux sont contemplés comme des circonstances, des mobiles, des motifs. Mais sans doute vaut-il mieux, pour l’instant, que je reste hors jeu. Sans doute vaut-il mieux que je ne sois pas compris, ou pas encore.
Crédit photo : Juan Asensio
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