Le feu invisible dans la poétique d’Apollinaire

Le feu, la poésie d’Apollinaire en est peut-être, plus que tout autre, pétrie, jusqu’à l’obsession. Élément de vie et de mort, principe qui ne saurait tarir aucun rêve, lieu-dit de la question métaphysique essentielle, celle de l’existence, c’est autour de cela que gravitent les textes du poète. La lumière recherchée par cette poésie indique qu’il s’agit moins de littérature que de gnose. Ici l’élément ignescent trouve une intensité singulière, la méditation se fait aiguë, le déchirement, vivace. Ainsi, la modernité dont on affuble Apollinaire se trouve abolie ainsi que la tradition, caduques catégories, dans une poétique de la vision.

« Le nom de l’arc est vie ; son œuvre, mort
Qui se dérobera au feu qui ne se couche pas ? »

Héraclite

Guillaume Apollinaire

Pour Apollinaire le monde est un livre à sentir et à déchiffrer. Influencé par les nombreux ouvrages médiévaux qu’il a lus – des romans de chevalerie, aux bestiaires des traités symbolistes -, le poète, chez qui on a tout effleuré, s’éveille, s’ouvre dans et par le poème, au monde invisible insinué par le visible – sans que la distance ne tienne (l’écart du fond et de la forme rend infirme plus qu’il n’informe). Recherche du merveilleux dans la métamorphose du monde, sa poésie se révèle à l’ombre du paradis, quête du feu primordial, et avant son fameux Alcools, cette recherche se traduit à travers certains paysages affleurant au faîte du souvenir. Motif janusien puisqu’à la lisière des deux temps. Le souvenir est en effet décisif parce qu’il relie l’expérience passée et le regard à venir : ainsi dans Onirocritique1 « les vallons où les pommiers chantaient, sifflaient et rugissaient » et découvre ainsi sous la page, le désir intarissable du poète pour l’immémorial, comme l’atteste ce paysage peut-être édénique où les verbes colorent vivement le feuillage et la vie de ces pommiers. Apollinaire, s’il s’est voué à la plume sous le nom du dieu solaire, le fait moins en recherche de classicisme qu’en volonté d’iriser le monde de ce paradis entrevu. Le paradis du souvenir comprend celui du rêve, donc du désir. Le souvenir peut aussi être un lieu sacral : celui de la rencontre entre les morts et les vivants, entre les deux mondes. Ainsi dans La maison des morts :

« On devient si pur qu’on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
A se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l’on n’a plus besoin de personne »

Ce sanctuaire qu’est le souvenir est pourtant bien étrange. Comme une porte de vie entre deux morts : les êtres qui s’y dévoilent, et le regardant qui, dans et par le souvenir, devient lui-même son objet – s’extériorise – et met les voiles vers un glacier d’un monde déjà passé. Que le monde ait à passer, c’est bien le trait majeur de l’Apocalypse. Mais nous évoquerons ce thème crucial dans quelques lignes. Le risque du monde des morts, celui de la mémoire en premier lieu, c’est de coaguler le sang, car c’est bien un glacier et non une flamme qui en est l’élément. Le risque est donc celui d’une quête indéfinie qui prenne pour vie ce qui est déjà mort, d’une quête paralysée par la glace. La vision est ce qui permettra de subvertir cette tragédie. Et celle-ci s’emploie à chercher la connaissance par la lumière, donc le feu – alors que le souvenir entamait sa recherche au cimetière, ainsi que le montre La maison des morts. La flamme signifie d’abord le lien entre le regard et l’insu, l’informulé, l’élément caché à l’œil ordinaire. Or ce lien, le poète le rompt, pour intensifier son inverse : l’élément dévoilé au regard du poète. Mais avec cette précaution nécessaire : que ce regard soit mouvement, en mouvement, au risque de l’évanescence.

« Tous les dieux de mes yeux s’envolent en silence »3

La topique du regard et son lien avec le divin est significativement lié à la connaissance dans l’Antiquité, et à ce motif solaire qui se diffuse ardemment dans cette poésie. Comme le relève très justement Henri Meschonnic : « La divinité du regard […] est liée à la divinisation de la lumière. En cela, Apollinaire dit le monde méditerranéen le plus ancien. Le regard est une communion avec la lumière ».4 La virginité native de la lumière – corollaire de sa force divine – l’attire, jusqu’à le noyer parfois dans la cécité. Mais rien de grave. Pour le poète risquer la nuit de ses sens c’est continuer à faire l’épreuve, pleinement poétique, de la quête solaire.

Apollinaire dans le brasier

Que le feu soit alors le risque à courir, c’est bien ce dont il est question. Le motif du brasier est explicité par le poème éponyme :

« J’ai jeté dans le noble feu
Que je transporte et que j’adore
De vives mains et même feu
Ce Passé ces têtes de morts
Flamme je fais ce que tu veux

Le galop soudain des étoiles
N’étant que ce qui deviendra
Se mêle au hennissement mâle
Des centaures dans leurs haras
Et des grand’plaintes végétales

Où sont ces têtes que j’avais
Où est le Dieu de ma jeunesse
L’amour est devenu mauvais
Qu’au brasier les flammes renaissent
Mon âme au soleil se dévêt »

Henri Meschonnic

Le brasier permet de localiser l’épreuve métaphysique. Elle encadre, situe, ce qui par définition transcende tous les lieux. Le « noble feu » nous confirme bien que nous sommes dans l’antre essentielle. Celui-là même où le « Passé » lui-même se consume et où tous les visages se destinent. Apollinaire, il l’avoue, n’agit jamais de son propre chef, mais sous l’injonction d’une flamme impersonnelle. Comportement mystique ? La flamme à laquelle il obéit le contraint à se déposséder en cédant déjà ce Passé, son ombre la plus intime. Or, de même que nous sommes nus face à Dieu, de même ici il n’est plus d’ombre derrière Apollinaire – comme au midi de sa vie. À midi le soleil, nous le savons, projette sa lumière de telle sorte à ce qu’il n’y ait nulle ombre derrière soi : c’est le zénith. Or ce zénith intérieur transcende le passé et l’avenir d’Apollinaire, dans cette sphère céleste où l’individu se fond dans le Tout, il perçoit le mouvement des étoiles, ce « galop soudain » qui les rendent familières.

Mais familiarité éphémère, car évoquées à la faveur du destin « que ce qui deviendra ». Cette touche brunissant l’expérience entame cette descente, longue descente, marquée par ces interrogations qui se déclinent simultanément en exclamation : « Où sont-ils, où est-il... » Le vertige, l’étrangeté même, et au seuil de ce moment que l’on aurait tort de ne pas faire durer, le brasier, incisif, devient l’élément salvateur. La renaissance qu’Apollinaire lui prête évoque la cyclicité du temps propre aux Antiques, et donne à ce feu l’élément démiurgique d’animer les choses, les êtres.

Ainsi conclut par ce vœu d’une touchante intimité : « Mon âme au soleil se dévêt », témoignage d’une étonnante proximité avec ceux de divers mystiques – mais qu’on ne saurait définitivement ranger dans la sphère des mystiques. Selon Meschonnic l’illuminisme des kabbalistes est un élément de liaison notable. Eux pour qui le feu divin devait être analogue à la flamme intérieure. Il faut reconnaître, à tout le moins, que chez Apollinaire le langage poétique a bien valeur de gnose, et tentative de connaissance à l’envers. Le feu se découpe alors chez lui tantôt à l’intérieur du poème, ce feu intérieur qui nous est propre, tantôt à l’extérieur, en tant que visée suprême, royaume d’un feu pour toujours caché, et devant lequel on ne saurait se présenter que dans notre nudité la plus primordiale.

Ainsi le brasier devient le lieu même de l’expérience hermétique à travers le motif du feu dernier c’est-à-dire l’Apocalypse. Dans La maison des morts, il est témoignage d’une étrange union, du syncrétisme effroyable des vivants et des morts (n’est-ce pas le Jugement dernier qui invoquera tous les morts au devant des vivants..) qui produit l’éclair d’une vision :

Le ciel se peupla d’une apocalypse
Vivace

Ce long poème recèle plus d’un sens, et sa profondeur, ainsi que son intimité, contondantes, ne lassent pas de nous ravir à notre confort bénin, pour nous entraîner dans le fond de la question. Ciel peuplé de morts, mais ciel intérieur, c’est-à-dire la perception d’Apollinaire lui-même. Ces morts riant, lumineux, l’accompagnent à la sortie du cimetière. Quarante-neuf au départ : autrement dit sept fois sept, c’est une sorte de pré-Apocalypse (à côté des sept sceaux, celle-ci se pose) : celle qui parade dans la vision d’Apollinaire. Mais la troupe est rejointe par de nouveaux arrivants, et au dire du poète lui-même, on ne sait plus qui est mort et qui est vivant. Scène ou se confondent les corps, ou se confond la lumière, la joie apparente du poème – jusqu’à la danse macabre – et l’obscur présage qui la fonde, subsume plus d’une idée. Pour le dire très partiellement, la rencontre impossible – celle des vivants et des morts qui sont en principe éternellement séparés, deviennent, par la magie du poème – poème autant incantatoire qu’évocateur – d’étranges comparses. Mais leur promenade nocturne renvoie en même temps, par ce glacier de la mémoire, à un retour de bâton qui annonce la séparation terrible : cette rencontre de l’impossible demeure onirique, et se figer au sein du rêve, ce serait encore manquer le feu qu’on y cherche – ce feu étrange, principe de vie et de mort qui sous-tend ce désir. C’est donc vers le principe de la lumière et de l’avenir – mais d’un avenir indécis – qu’il faut se tourner.

Comment ne pas penser, lorsqu’il est l’heure d’évoquer le feu des feux, à ce palimpseste de l’Évangile dans Un soir, poème qui traduit l’épreuve métaphysique surnaturelle à laquelle doit se confronter l’Homme, expérience à la fois terrifiante et avivante; la figure de l’aigle synthétisant cette ambivalence définitive : « Un aigle descendit de ce ciel blanc d’archanges »6Je regardai, et j’entendis un aigle qui volait au milieu du ciel, disant d’une voix forte : Malheur, malheur, malheur aux habitants de la terre, à cause des autres sons de la trompette des trois anges qui vont sonner ! » Apocalypse 8:13, trad. L. Segond) -, ce feu dernier, révèle de façon à la fois effroyable et profondément désirée – ambiguïté que ne lève pas le poète – l’envers du monde, et dans ses limbes, son horizon secret. Cette épreuve demeure expérience, et suggère ce faisant l’idée d’une connaissance par l’expérience – pensons au concept kantien de Sublime, cette effroyable figure (le sublime est synonyme de l’horreur, de ce qui stupéfait chez Kant), incommensurable, qui ne saurait être rangé au sein des concepts purs de l’entendement du fait même de son incommensurabilité. L’ambition inaugurale était justement de s’élever dans les cimes de la connaissance, avec cette prétention : faire du poème une gnose. Il s’avère que le feu dernier brûle et consume toute cognoscibilité possible, comme l’on s’y attendait, mais il débouche sur une connaissance hermétique (celle de l’expérience) établie par une ferme relation Flamme je fais ce que tu veux. Apollinaire délaisse les catégories de modernité, de tradition – et leur inhérente opposition – de par sa volonté profonde d’entrer dans le feu immémorial, au risque d’une poésie nouvelle, novatrice, mais dont bien des tenants demeurent des ferments de la tradition, comme celle médiévale du symbolisme et de la gnose antique. À sa lecture, on comprend que le feu, éternel principe de vie – d’où l’on se consume ou l’on se brûle -, est le risque où tout poète doit plonger.

Pierre

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1Chapitre de son roman arthurien, L’enchanteur pourrissant

3Apollinaire, Poème à Lou, XXXIV

4Henri Meschonnic, Pour la poétique III

6ibid.