Musset et le roman du vouloir-vivre

« Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre » : cette sentence innocente tirée des Noces résume à elle seule une loi qui régit le roman du XXe siècle. Célébrées depuis la nuit des temps païens, les « noces de l’homme avec le monde » dont parle Camus forment, avec la naissance du « mensonge romantique », l’alpha et l’oméga d’une certaine « vérité romanesque ». Une page de Musset suffit à reconstituer une généalogie — parmi d’autres — du roman moderne, considéré comme expression littéraire du vouloir-vivre.

Alfred de Musset (1810-1857)

Ce n’est pas la moindre étrangeté de la littérature romantique que de s’être rendue coupable, dans un même lamento lancinant, du grief dont elle blâmait son aïeule. Le monde que quitte le vieux Faust, celui de l’Aufklärung, semble, paradoxalement, moins inhabitable que celui où grandit le jeune Werther. Lorsque les premiers sapent « l’édifice immense » et dépeuplaient les cieux, les seconds se désolent en songeant à leur temple en ruine, exilés comme le peuple juif à Babylone, et aggravent par-là même, sciemment ou non, le désespoir d’un homme qui ne se sait pas encore perdu. L’infortuné héros de Goethe pouvait toujours, à choisir, trouver refuge dans le suicide, seul sacrement de la religion stoïcienne selon Baudelaire. L’enfant du siècle s’y refuse — « les dents des enfants en ont été agacées » (Jérémie 31.29) —, enfant du siècle de Musset autant que du nôtre ; du moins a-t-il réussi à ôter de sa vue le précipice vers lequel il courait. Musset lit Goethe comme Werther lit Ossian — et comme Bourget lira Musset —, à cette différence près que, Werther sacrifié, l’enfant du siècle doit affronter l’existence que son parent a abandonnée. Le stoïcisme ayant échoué, le romantique n’a d’autre salut que le cynisme — un cynisme dandy.

Dit autrement, et plus trivialement aussi : au sérieux des Lumières — rationnels, on le sait, jusque dans leur libertinage — a répondu la débauche des romantiques, que paiera la littérature à son réveil, en « fin de siècle » — dette dont les écrivains contemporains ne se sont toujours pas acquittés. En glorifiant la débauche ou en mythifiant l’adolescence éternelle, le sempiternel rebel without a cause de la « Beat generation » n’a rien inventé, bien-sûr, ni le « mal du siècle » romantique d’ailleurs. Le débauché remonte à la plus haute antiquité : il est plus vieux que Trimalchion et Agathon, presque aussi vieux que la débauche elle-même. Et pourtant, il semble que Musset ait assisté, dans la cinquième partie de la Confession ou le troisième acte de Lorenzaccio, à la naissance d’un nouvel homme, qu’il a nommé le « débauché ».

Cette débauche n’a rien d’une simple ivresse, quoiqu’elle en ait tous les signes. Elle s’apparente plutôt à l’ « étrange curiosité » qui naît chez l’homme saoul : une débauche quasi méthodologique, donc. Dans le portrait que Musset donne du dépravé, on reconnaît le Socrate en procès qui, dans l’Apologie ou le Criton, est accusé de pervertir la jeunesse, d’aller contre les croyances de la cité et, plus important encore, de « pénétrer ce qui se passe dans le ciel et sous la terre ». Chez l’homme du XIXe siècle, il ne se passe plus grand-chose « dans le ciel et sous la terre », du moins rien qui ne concerne immédiatement ce que les philosophes des siècles précédents ont nommé la « nature humaine » — sa seule préoccupation. Avec Descartes, l’on peut enfin, « tel le marin après un long périple sur une mer déchaînée, crier : terre », selon la formule célèbre de Hegel. Au reste, l’enfant du siècle ne se comporte pas autrement que comme un explorateur qui désire connaître le nouveau monde où les lumières naturelles l’ont conduit.

Pourtant, ce même débauché procède avec une méthode digne des scolastiques — ceux qui étudient le « ce qui se passe dans le ciel » platonicien —, auxquels le cartésianisme doit tant. Dans sa recherche de vérité, il emprunte au geste du théologien qui dévoile et nomme, avec prudence et méthode, les attributs de Dieu pour mieux cerner son être. Seulement, cette étude change d’objet — de Dieu, elle passe à l’homme — ainsi que de lieu, puisque le monde au-dessus de la lune dans lequel raisonne le thomiste a été saboté, et, avec lui, toute la cosmologie scolastique aristotélicienne jusqu’à Dante. Tout commence en métaphysique, tout finit en physique, au profit d’un empirisme notoirement anti-aristotélicien — et, plus largement, anti-philosophique.

La fortune de Jonas

Il faudrait compléter la maxime pascalienne sur les trois sortes d’hommes — ceux qui servent Dieu en l’ayant trouvé, ceux qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé et ceux qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé (Laf. 160, Sel. 192) — par la sorte d’hommes qui cherchent une vérité autre que Dieu. Leur vertu est de chercher, là où, dans le confort bourgeois qui surgit au XIXe — bourgeoisie pas seulement économique, bien-sûr, mais philosophique : l’homme qui « pense bassement » de Flaubert —, il serait plus aisé de consommer son existence, tout en restant à la surface de soi-même. Dans son rejet lyrique des certitudes et des normes de son temps, l’enfant du siècle agit comme l’enfant éternel qui, d’abord chameau puis lion dans les métamorphoses de l’esprit, ne se satisfait pas des « apparences » mais désire, à son tour, « toucher [les] ossements éternels au fond de quelque plaie passagère ». « Cela s’appelle connaître le monde, et l’expérience est à ce prix », dixit Musset.

Devant cette épreuve, lit-on dans la Confession, les uns reculent épouvantés ; les autres, faibles et effrayés, en restent vacillants comme des ombres. « Le plus grand nombre oublie, et ainsi tout flotte à la mort ». Un homme, seul, ne recule ni ne chancelle, ne meure ni n’oublie. Quand son tour vient d’approcher la vérité, « le squelette des apparences », il se prend d’amour « pour le noyé livide [qu’il a] senti au fond des eaux ». Par une curiosité qui confine à la perversité, il s’aventure seul, tel Jonas, dans le ventre de la bête et, « chose horrible ! », s’y trouve fort à son aise. Le voilà ivre du désir de connaître : il ne regarde plus les choses « que pour voir à travers », ne fait plus que « douter et tenter », « [fouille] le monde comme [un espion] de Dieu ». Si bien qu’on pourrait presque faire passer le héros de Musset pour un ange déchu ou un moraliste déçu : « j’attendais toujours que l’humanité me laissât voir sur sa face quelque chose d’honnête ».

Qui est cet homme qu’inspire Desgenais au personnage de la Confession ? Le débauché : celui qui, si l’on compare « la vie ordinaire à une surface plane et transparente », « [touche] le fond à tout moment ». Qui mieux que lui est « habitué à cette recherche du fond des choses », « à ces tâtements profonds et impies » ? Hubris incarnée, il ne désire pas seulement se divertir — passe-temps bourgeois —, mais se trouver « en tête-à-tête avec la brute réalité ». Sa vulgarité et sa grossièreté ne sont pas un simple mépris des « parades, conventions et préjugés » de son temps, mais une méthode empirique de connaissance du monde. On ne connaît le mal, pense-t-il, qu’en commettant l’immoralité : la théorie qu’il se forge sur le monde, si théorie il y a, dépend entièrement de cette praxis première.

Pourquoi sa curiosité, demandera-t-on, est-elle nécessairement « curiosité du mal » ? Autant demander pourquoi le « que sais-je ? » humaniste a accouché du « qui sait ? » sceptique et athée. « Qui sait ? voilà la grande formule, le premier mot que Satan a dit, quand il a vu le ciel se fermer », lit-on encore dans la Confession. Qui sait jusqu’où l’homme peut aller, dans le bien comme dans le mal ? Lorenzaccio (acte III, scène 3) répond à cette question et, pourrait-on dire, donne la parole à Jonas, une fois sorti du ventre de la baleine. « La vie est comme une cité ; on peut y rester cinquante ou soixante ans sans voir autre chose que des promenades et des palais ; mais il ne faut pas entrer dans les tripots, ni s’arrêter, en rentrant chez soi, aux fenêtres des mauvais quartiers », dit Lorenzo à Philippe. Écartons la connotation politique de la pièce pour ne garder que son arrière-monde philosophique et moral. Vertus chrétiennes devenues folles, les valeurs exposées aux yeux de l’enfant du siècle n’ont rien que de très conformiste et insignifiant : le Bien, l’un des transcendantaux du métaphysicien, devient bon sentiment, acquiescement perpétuel de celui qui reste « immobile au bord de l’océan des hommes ». Quel avenir reste-t-il à l’homme que cette anesthésie des consciences révolte, sinon de s’enfoncer « dans cette mer houleuse de la vie », en parcourir « toutes les profondeurs » tandis que chacun en admire la surface ? Et Lorenzo de conclure, comme Jonas et Job de retour de leur calvaire : « j’ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans ». Quiconque mène une existence Etsi Deus non daretur n’a d’autre choix, s’il veut la mener véritablement, que de plonger, tel Jonas, au fond du gouffre, dans les méandres de l’expérience ; Enfer ou Ciel, qu’importe ?, marcher vers l’enfer et la nuit du mal plutôt que vers un paradis désert.

« Curiosité du mal », ensuite, parce que le débauché ne se sent vivre qu’en agissant et que, là où l’humanité se targue d’être morale, il n’y a d’action qu’immorale. Après la paralysie de la pensée, confinée dans les lieux communs, voici celle de l’action : l’homme moderne a les mains pures parce qu’il n’a pas de mains. Lorenzo sait que « le bras est mort », soit que la volonté ait disparu, soit que, à mesure de reproduire le même geste, le bras se soit paralysé. Si bien que notre personnage ne peut donner que ce terrible conseil à Philippe : « S’il s’agit de tenter quelque chose pour les hommes, je te conseille de te couper les bras, car tu ne seras pas longtemps à t’apercevoir qu’il n’y a que toi qui en aies ». Ainsi formulée, l’alternative rappelle celle qui se pose au héros grec : perdre sa vie et laisser un nom à sa descendance, ou consumer égoïstement son existence et tomber dans l’oubli. Le héros de Musset, « Brutus moderne » ou Fortinbras du mal, raisonne bien comme ceux d’Homère ou d’Hamlet, à ceci près qu’il n’agit évidemment pas selon la vertu — « Quand Brutus s’écria sur les débris de Rome : / — Vertu, tu n’es qu’un nom ! — il ne blasphéma pas » (« Rolla », IV). Il n’y a plus de vertu dans un monde sans Dieu, où la religion est réduite à un humanisme des valeurs.

Pourtant, Musset sait que cette débauche naît d’une volonté louable, naturelle même : un désir de connaître, qui pousse le sujet à connaître aussi l’impur. Là, la « curiosité du mal » surgit, « maladie infâme », « torture inexplicable dont Dieu punit ceux qui ont failli », écrit le poète dans la Confession. Punition, donc, comme le séjour de Jonas dans les entrailles de la bête, préfiguration de la descente du Christ aux enfers, comme le suggère une lecture typologique du récit. Punition qui, dans les premiers temps, sied mal à Lorenzo : « Quand j’ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant de la fable ». Au dernier acte de sa vie, le héros peut dire : « Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il est collé à ma peau ». Un vêtement, c’est-à-dire une posture, une façon comme une autre de se donner une consistance : un bras au pays des sans mains, une idée au pays des sans esprits. Le débauché de Musset érige le vice au rang de science, ce qui explique que sa propre immoralité le plonge dans un embarras profond. « La main qui a soulevé une fois le voile de la vérité ne peut plus le laisser retomber ; elle reste immobile jusqu’à la mort, tenant toujours ce voile terrible, et l’élevant de plus en plus au-dessus de la tête de l’homme, jusqu’à ce que l’ange du sommeil éternel lui bouche les yeux » (Lorenzaccio).

Le struggleforlifeur comme héros

Paul Bourget (1852-1935)

On pourrait adresser à Musset et sa génération le Dors-tu content dont il invectivait Voltaire dans un poème célèbre : « Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire / Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? / Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ; / Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés » (« Rolla », IV). Robert Greslou aussi, sans doute, était trop jeune pour lire Musset. Le personnage du Disciple de Paul Bourget donne une idée assez fidèle de l’« homme de Musset » en question, à condition d’y ajouter l’influence de Comte, Renan et quelques autres funestes philosophes du XIXe. « Je n’ai jamais éprouvé d’émotion comparable à celle de ma première rencontre avec le génie de l’auteur de Rolla », confie le personnage dans sa « Confession d’un jeune homme d’aujourd’hui ». Certes, Musset n’a pas suscité la même admiration chez tous, et le XIXe a aussi produit de puissantes négations du poète — on songe au jugement terrible de Rimbaud — ou  une simple indifférence, tel Mallarmé qui, en dépit de son désenchantement, mise, comme Flaubert, sur une esthétique amorale, une absoluité du beau, une religion de l’art. Mais pour ceux que Musset a séduit, le poète est un « frère aîné » qui vient révéler à celui qui n’a pas vécu « l’univers dangereux de l’expérience sentimentale » — et le sentiment est tout. Comme Desgenais, il croit, en phénoménologue et en sentimental, que la vie se réduit à ce qui se montre : « un ciel pur, des arbres et des maisons, des hommes qui parlent, boivent, chantent, des femmes qui dansent et des chevaux qui galopent ». Le personnage de la Confession, qui n’est justement pas un débauché, sait que tout cela n’est pas la vie : « c’est le bruit de la vie ».

Parmi les leçons que le disciple — Bourget — retient de son maître — Musset — en littérature et en amour, on lit sans surprise la maxime qui postule « l’infériorité intellectuelle de la piété par rapport à l’impiété ». Après cette découverte, toutes les vertus reçues dans son enfance « s’appauvrirent », « se mesquinisèrent », « si humbles, si grêles à côté des splendeurs, de l’opulence, de la frénésie de certaines fautes ». Pour le héros de Musset comme pour celui de Bourget, la débauche naît à la fois d’une conscience aiguë du mal et d’une aversion pour ce qui, de près ou de loin, manque de vie, voire de vitalité : les dogmes et les normes, qu’ils soient dictés par la religion ou par la société. « L’impiété, écrit Bourget, c’était ce beau jeune homme qui, au matin de sa dernière nuit, regarde la sanglante aurore et, dans un éclair, découvre tout l’horizon de l’histoire et des légendes pour revenir ensuite appuyer sa tête sur le sein d’une fille belle comme son plus beau songe, et qui l’aime trop tard. La chasteté, le mariage, c’étaient les bourgeois que je connaissais qui allaient à la musique du jardin des plantes, le jeudi et le dimanche, de leur même pas régulier, qui disaient du même ton les même phrases ». Commettre une impiété, ce n’est plus, comme le pensait naïvement Euthyphron, déplaire aux dieux, mais, plus positivement, plaire à l’homme, satisfaire sa soif de vivre, ses forces naturelles, sa volonté de puissance.

Voilà bien ce qui guide le débauché dans son exploration de cette vie sous la vie — ville sous la ville aussi, dans le cas de Lorenzaccio — : outre le désir de connaître, celui d’accroître sa puissance, de forger son caractère, de jouir de l’existence dans un vitalisme dionysiaque. Connaissance et affection, chez lui, sont d’ailleurs étroitement liées : en spinoziste, il sait que son âme peut être dite « active » seulement lorsqu’elle a des idées adéquates des affections du corps. Aussi s’efforce-t-il de « persévérer dans son être » selon un conatus qui, quand il se rapporte à l’âme, s’appelle « volonté » ; quand il se rapporte à l’âme et au corps réunis, se nomme « appétit », désir où réside son essence. Il en va de sa vie, c’est-à-dire de sa conservation, ce qui inspire à Bourget, empruntant une heureuse expression employée pour la première fois par Alphonse Daudet dans L’Immortel (1888), la dénomination de « struggleforlifeur ». Daudet y désigne par là « cette race nouvelle de petits féroces à qui la bonne invention darwinienne de « la lutte pour la vie » sert d’excuse scientifique en toutes sortes de vilenies ». Celui que Musset nomme « Brutus moderne » dans Lorenzaccio ou « débauché » dans la Confession trouve ici sa pleine consistance : cynique et volontiers jovial, le struggleforlifeur de Bourget a, dès vingt ans, « fait le décompte de la vie, et sa religion tient dans un seul mot : jouir, — qui se traduit par cet autre : réussir. » Profondément nihiliste, à sa manière, il applique à son existence « la grande loi de la concurrence vitale » empruntée à la philosophie naturelle de son temps.

Il pourrait tout aussi bien emprunter à Schopenhauer la loi du vouloir-vivre et à Nietzsche celle, qui prolonge la précédente, de volonté de puissance. D’ailleurs, le roman dit « fin de siècle », sauf exception, s’inspire largement du modèle de héros nietzschéen pour construire ses personnages, quitte à le caricaturer, d’ailleurs, et en faire le « singe de son propre idéal » (Le Crépuscule des idoles, §39). En ce sens, on assiste bien, à la fin du XIXe, siècle du roman, à la naissance d’un nouveau personnage, reflet ou modèle de la nouvelle humanité qui surgit dans les douleurs d’un enfantement qui dure depuis le cogito. Ce héros et cette humanité ne craignent pas de parler à la première personne — succès de l’autobiographie dans la littérature contemporaine comme confession qui n’a plus rien de sacramentel —  et mènent une existence athée avec la soif de connaître d’un cartésien et le vouloir-vivre d’un nietzschéen. Roman d’apprentissage, si l’on veut, mais où il s’agit moins d’acquérir une sagesse ou un savoir grâce à chaque aventure, quitte à jouir seul de ce savoir comme l’ « épicurien intellectuel, égoïste et raffiné » que Bourget oppose, dans son « Introduction », à notre struggleforlifeur, « positiviste brutal qui abuse du monde sensuel » ; que de tirer des événements la forme propre de son être.

Telle est bien l’originalité — et la cruelle méprise — du roman dont accouchent Musset et quelques autres. Le personnage y apparaît, dans les premières pages, comme une matière qui attendrait de recevoir sa forme — et sa force — des événements. Plus exactement, il est au commencement une volonté informe, pure et brutale, comme Lorenzo, qui cherche à accroître sa puissance, au sens spinoziste ou nietzschéen. Dans le roman classique de ce même XIXe siècle, pour faire bref, le récit avait pour fin de raconter l’odyssée d’une forme parmi les formes : le personnage, en son être, a des qualités que les aventures participent à dévoiler. Mais sa nature ne change substantiellement pas durant le roman : Rubempré est Rubempré dès son apparition. Le héros par excellence, Ulysse, est un héros d’endurance du début jusqu’à la fin de l’Odyssée : sa mise à l’épreuve entre-temps ne sert qu’à prouver sa qualité de héros. Sa volonté, en somme, se soumet toujours à son intelligence et à son idéal, éternel conflit entre Amour et Raison qui dure depuis Chrétien de Troyes et sert de trame au récit. Dans le roman du vouloir-vivre, en revanche, le héros apparaît d’emblée comme un homme sans qualités, une puissance qui attend d’être actualisée — ce que le recours au « je » facilite. Exemple le plus célèbre, quoiqu’offrant déjà une caricature : Ferdinand Bardamu, qui n’est que puissance libre au début du Voyage, s’engage dans l’armée comme dans l’existence, pour ne pas en rester « puceau » ; métaphore de la virginité de l’expérience humaine qu’on trouve déjà chez Musset — « l’humanité souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité » (Lorenzaccio). Littérature essentialiste et apollinienne contre littérature existentialiste et dionysiaque, pour ainsi dire.

Autre lieu littéraire où sévit cette intuition : le roman proustien, dans lequel le narrateur se montre même plus habile dans l’expression de sa volonté de vivre. Lui aussi manifeste un désir de connaître l’homme et le monde, mais le fait en exhibant la naissance d’une conscience qui se détermine, non pas grâce aux événements, puisque le sujet choisit lui-même de raconter ce qui lui advient, mais grâce aux sentiments qu’ils suscitent, la façon dont cela advient. Contrairement au roman balzacien classique où les débauchés, qui agissent « avec une incroyable insouciance, intrépides mangeurs, buveurs plus intrépides encore » sont nommés « viveurs », ne suscitent jamais l’intérêt du romancier, du moins sur le long terme, le monde dans lequel évolue le héros du vouloir-vivre ne lui préexiste pas mais se trouve entièrement reconstruit par la conscience totalisante. Dans les deux cas — Céline et Proust, les deux mentors de la littérature du XXe —, le personnage se conduit comme ce héros dont Musset dresse un portrait peu avantageux. Une fois l’existence absolutisée et le hic et nunc débarrassé de sa racine dans le ciel, l’on comprend que le personnage du roman du vouloir-vivre — et avec lui l’homme moderne dont il s’inspire —, de Musset à Céline jusqu’à ses pâles imitations, Matzneff et Houellebecq, n’ait plus qu’à pasticher, sur la terre, avec un enthousiasme feint, un bonheur qui lui était promis dans un ciel que ses pères ont décrété vide. Lorsqu’il s’en lassera — bientôt, sans doute, car même le vouloir-vivre ne veut plus vivre ainsi —, alors il retrouvera la foi et, avec elle, une littérature digne de lui.

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