Le plus français des écrivains : Chateaubriand

L’écrivain français doit susciter un peu d’exaspération, être clivant, car, en France, l’on s’encombre rarement de la demi-mesure. Chateaubriand divisa mais ne laissa personne indifférent. Celui que Sainte-Beuve surnomme « l’Enchanteur » a fait de l’écriture un acte de puissance pour occuper dans le champ des mots ce qu’il n’a pas su réaliser dans l’arène politique.

Chateaubriand est un homme qui « s’aimait » dans son malheur, au point qu’on a pu voir en lui un breton narcissique noyé dans sa « mélancolie bonne fille » (Léon Bloy). Talleyrand a su entretenir cette image avec un art consommé de l’assassinat verbal : alors qu’on lui parlait de la surdité en germe du génial écrivain, le diable boiteux ajouta : « c’est parce qu’il n’entend plus parler de lui ». De lui, il est vrai, l’écrivain avait certainement une haute idée. Avec l’inscription du Moi dans l’histoire, Chateaubriand répond pourtant à l’exigence d’une vision romantique de la politique où la littérature sert de tremplin, même si, comme il le confesse, l’individu n’est pas grand-chose « à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense[1]».

Amoureux de la liberté, le vicomte a toujours abhorré ceux qui en ont fait un argument pour justifier la violence révolutionnaire ; ce qui ne l’a pas empêché par ailleurs de sermonner les tenants d’un système nobiliaire qui se sont complu dans une vanité coupable. Mais si ses admirateurs ont vu en lui le héraut d’un royalisme éclairé avec mesure par les Lumières, Chateaubriand incarnerait pour d’autres toute l’hypocrisie de ce « juste milieu » qui a soutenu la Monarchie comme la corde a su utilement soutenir le pendu, qui a préféré se complaire dans un culte des cendres au lieu de chercher à entretenir la flamme : « Chateaubriand n’a jamais cherché, dans la mort et le passé, le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel ; mais le passé, comme passé, et la mort, comme mort, furent ses uniques plaisirs. Loin de conserver, il fit au besoin des dégâts, afin de se donner de plus sûrs motifs de regrets. […] Au contraire de {Joseph de Maistre et Louis de Bonald}, ce qu’il voulait, c’était les idées de la Révolution sans les hommes et les choses de la Révolution[2] » écrivait Maurras, impitoyable. Liquidateur ? Utopiste ? Chateaubriand fut surtout un croisé de la cause perdue : dans la lignée du hussard chérit par Roger Nimier, il promeut successivement « la chouannerie sous la Convention », « le christianisme des catacombes », « le passé sous le regard de l’avenir et la mort sous celui de la vie », la solitude et, il faut le dire, beaucoup dandysme.

Bien que disposé à la courtisanerie, Chateaubriand privilégiait le sentiment à l’intérêt, avec l’espoir de voir un jour converger les deux. Il ne se montra jamais assez cynique pour se mettre à la disposition des événements ; il les accepta avec fatalisme, tel le « voyageur livré au caprice des vents et du sort[3] ». Cet aspect est d’ailleurs perceptible dans sa relation avec les femmes, où la tragédie côtoie parfois l’eau de rose, où la mort dispute son règne à celui des plaisirs. Quelle meilleure illustration que ce voyage sentimental avec Pauline de Beaumont ? Dans un bouillonnement d’insurmontables paradoxes, cette femme de la haute société, élevée dans les principes moraux les plus stricts, offrit à son amant, héraut de la renaissance catholique, la sérénité nécessaire à l’achèvement de son Génie du christianisme. Elle mourut dans ses bras à Rome, emportée par la tuberculose. Chateaubriand organisa ses funérailles et fit ériger un monument à sa mémoire en l’église Saint-Louis-des-Français, ultime témoignage d’un péché à la valeur hautement spirituelle.

Les amours de Chateaubriand sont à l’image des régimes politiques : ils passent et meurent. À chacun d’entre eux correspond une période charnière (et charnelle) dans la vie de l’écrivain.

Le salut par la littérature

Sa carrière politique ne suivit pas le rythme de son succès littéraire. Devant autant à ses ennemis qu’à son propre ennui, elle fut, on l’oublie, extrêmement courte, au point que l’importance qu’il en donne dans ses Mémoires d’outre-tombe apparaît disproportionnée. Un an et demi aux Affaires étrangères revêt pour sa personne un retentissement qui ne soutient pourtant pas la comparaison avec la carrière d’un Bernis ou d’un Vergennes. Ces récits qui côtoient sans complexe la mythomanie et la surenchère sont pourtant la condition de sa production lacrymale.

Et pour cause, la plume de Chateaubriand n’est jamais plus brillante, ni aussi délectable, que lorsqu’elle exprime une frustration profonde. Elle possède ce don inouï de saisir l’Histoire en vol, comme ce fameux soir de 1815, où le sort de la France se joue en présence du plus improbable casting : « Tout à coup une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mît les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment ». Ce récit d’anthologie résume à lui seul le style Chateaubriand : il trouve dans ses moments d’intense désillusion les ressorts d’une littérature qui se refuse à verser dans l’abstraction pure.

En effet, la littérature n’existe pas pour elle-même, elle aspire à quelque chose qui la dépasse et justifie en même temps son existence : « Les intérêts de la société et les intérêts de la littérature se trouvent toujours confondus. Je ne puis pas assez oublier les uns pour m’occuper uniquement des autres. Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite, l’isoler au milieu des affaires humaines : autre temps, autres mœurs. Héritiers d’une longue suite d’années paisibles, nos devanciers pouvaient se livrer à des discussions purement académiques ou littéraires, mais nous, restes infortunés d’un grand naufrage, nos idées, nos esprits doivent prendre un cours tout différent ». Chaque livre est alors l’occasion d’un programme, avec pour objectif de captiver et de subjuguer. Le discours, même le plus résigné, doit prendre les aspects d’une homélie. À l’empire des armes de Napoléon, le vicomte confronte l’empire des mots[4]. Devant la France révolutionnaire qui cherche à faire triompher le théâtre de l’Être suprême sur Dieu, Le Génie du christianisme rappelle que si la civilisation chrétienne a su imbiber de sa sève les arts et les lettres, c’est bien parce que ses valeurs morales n’étaient pas le simple produit d’un artifice élaboré par la seule Raison.

Un Verbe dans l’Histoire

Acteur sans être forcément instigateur – le veut-il vraiment ? –, Chateaubriand raisonne comme le témoin d’un monde finissant qui oscille entre le protagoniste timide et le spectateur engagé : il aura vu défiler devant lui le cortège de tous les régimes, avec leurs qualités et leurs excès. Comme les deux jeunes mariées de Balzac, il vit dans l’exécution de Louis XVI la décapitation de tous les pères de famille et l’image symbolique d’une dilution durable de l’autorité. Tel Cicéron devant César, il a admiré et honni l’Empereur, chez lequel il a parfaitement perçu l’incarnation successive du mouvement révolutionnaire et le retour à l’ordre. Nullement avare de contradiction entre sa pensée profonde et son engagement politique, il a été libéral (par conviction) au temps des ultras et légitimiste (plus par caprice) sous Louis-Philippe. Mais au milieu de toutes ces vicissitudes, Chateaubriand est demeuré fidèle à son théâtre : écrivain d’abord, il a mis en scène son prophétisme, le plaçant toujours à la remorque de ses propres états d’âme, à défaut d’une âme d’État. Cela, il l’a laissé aux fondamentalistes de l’opportunisme.

Ses essais politiques, bien que visionnaires, ne connurent pas la postérité d’un Tocqueville ou la notoriété d’un Marx. Son héritage est ailleurs. Et le grand contempteur Maurras de dire : « Avant Chateaubriand, le mot n’était qu’un signe abstrait qui ne cessait d’être tel que par un vrai coup de fortune. C’était à la lettre un bonheur simple d’expression. Enfin, le mot-réalité, le mot-couleur, le mot-parfum, le mot-sensuel, le mot-sensation, le mot-objet pouvait bien venir de temps en temps sous sa plume, par jeu ou par humeur, ce n’était pas une fin du style. C’est Chateaubriand qui a élevé le mot à la dignité nouvelle car Chateaubriand tient moins à ce qu’il dit qu’à la nature propre des mots qui le composent, puisque source de peine et de plaisir, vivant principe de toute la poésie, […]. Les conséquences de cette révolution se sont continuées non seulement dans Hugo et dans ses contemporains, mais jusque dans l’œuvre de ce romantique attardé que nous venons de perdre, Stéphane Mallarmé ».

Si le retentissement de son œuvre est d’abord le fruit d’un magistère esthétique et littéraire, Chateaubriand a su décrire la France de son époque (et quelle France !) en « homme d’étude[5] » soucieux d’extraire les ressorts et les tourments du génie politique de l’Hexagone, capable en outre de faire cohabiter des autorités morales concurrentes. Il l’a magnifié avec son style, une poésie habillée en prose.

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[1] Chateaubriand, François René de, Mémoires d’outre-tombe. Tome 1, Paris, France : Librairie générale française, 1973.

[2] Maurras, Charles, Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve (Paris, France : H. & E. Champion, 1912)

[3] Chateaubriand, François René de, op.cit., 1973.

[4] Nora, Pierre, ‘Chateaubriand, le premier intellectuel ?’, Les cahiers de médiologie, N° 11.1 (2001), p. 38.

[5] Ibid., p. 37.