Située à la lisière de la nuit et du matin, la poésie de Char ne manque pas de souffle pour s’arracher aux fixations et aux scléroses qui entravent souvent le discours poétique. Cette intransigeance fonde le sol sur lequel battent les mots du poète, lui conférant une force singulière, une vie, auxquelles les définitions avortent faute d’entrer dans sa matière intime.
Au seuil de la page, une rencontre attend. Char, c’est d’abord le prélude d’une éclosion : on y entre par la nuit. Ce peut être contre-intuitif pour tout lecteur de Char, tant le soleil, la lumière, la présence toute méridionale, y sont fermement convoqués. Mais définir ce paysage comme inaugural nous engagerait à nous méprendre sur le mouvement intérieur de sa poésie. Pour saisir l’importance du thème nocturne chez Char, il faut aller chez Heidegger. Le philosophe, ami du poète – sa série de conférences regroupée dans Acheminement vers la parole est ouverte par une citation de Char – trouve chez ce dernier un exemple contemporain de ce qu’il nomme le penseur. Le penseur est celui qui chemine vers le gouffre de l’Être. Or, on ne saurait faire l’expérience de l’Être, du fait qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, qu’en rencontrant le néant.
Le néant que le penseur entend non pas comme la privation ou la négation de l’être, mais au contraire, sa profondeur, l’abîme ontologique, le mystère. La métaphore de la nuit et du jour est décisive à cet endroit, car elle permet d’imager ce qui ne saurait tenir de soi-même de l’image. En effet, représenter l’Ab-grund (le sans-fond) ne se traduit clairement que par le jour à la vue (on notera à cet égard que l’Ereignis, concept clé chez Heidegger, dérive du terme Auge lié à la vision : une connaissance par le regard), jour précédé ou annonçant la nuit. En somme, le penseur doit s’exercer à communiquer avec la nuit, à la nommer, partant. Char exige la confluence de toutes les intensités, de tous horizons, y compris – surtout – des éléments les plus contradictoires, ceux dont la rencontre, l’union se muera en fracas. C’est la « léthargie rougeoyante » qui concentre le poète dans son congé.
L’épigraphe des Matinaux place d’emblée le recueil dans un lieu vespéral ; Shakespeare est investi par Char : « Apemantus : Where liest o’nights, Timon ? Timon : Under that’s above me. », cette contiguïté du céleste et du souterrain traduit l’essence abyssale de l’être (difficile de ne pas y voir le discours ontologique de Heidegger). La nuit infinie, coruscation silencieuse de l’existence et des existants, est longée et prolongée par le poète. Pour Char, l’intensité venue, le souffle de l’existence, se rencontre par les chemins de traverse. Et nulle doute qu’il y a au sein du paysage advenue, l’ombre d’un déchirement possible, « moitié verger, moitié désert » c’est par ce topos double que l’on peut entendre le chant dans la nuit. Le clair-obscur dans les tableaux de Georges de La Tour qu’il célèbre devient le motif intérieur de sa poétique. Sans cette commune adhésion de la clarté et du soir, les éclats saisis au vol, la force du phénomène, la mitre de l’instant, ne seraient pas ainsi clamés.
Les averses disparates du réel s’inscrivent donc au sein de cette contiguïté de la lumière et de son absence, et « le poète est maître de rapprocher ses routes sur le damier du temps » comme l’écrit justement Georges Blin dans sa belle préface d’une Commune présence. Mais ces méditations n’ont pas pour destinataire le solitaire, l’individu isolé, car tous nous sommes forcenés quant à cette condition du personnel. Tous, nous pouvons parvenir à l’état de sujet (qui est moins prédonné qu’à acquérir). Mais il faut se faire violence, c’est-à-dire descendre dans les restes que le monde moderne n’a peut-être pas encore totalement abâtardi, à savoir les entrailles. Et Blin d’ajouter définitivement : « Le Mystère est pour lui un soulèvement, mais dans le sens aussi où il se dresse contre les hommes de cette rampée, vivants qui ont, aujourd’hui, perdus l’envie de naître autant que la faculté de mourir » Les entrailles subsumant autant l’attitude corporelle que spirituelle, c’est en somme la force intérieure, l’instance qui saborde les mécanismes de l’agonie humaine, par le retour au foyer du mystère, ce premier soleil, celui des origines, qui ne peut qu’attiser la cendre à survenir dans le désert.
Le vœu d’une commune parole
Le poète fomente la parole, en la livrant la délie, commet le scandale de pourvoir à celle-ci un sens dont l’humanité a été déchue depuis le Jardin. C’est la tentative, la tension – qui fonde le poème et, partant, fait de la poésie, comme le disait Aristote, une parole tournée vers l’avenir – vers le sacré, c’est-à-dire une puissance de dire, puissance créatrice qui doit ouvrir l’homme au mystère de l’origine.
Parallèlement à cet enjeu qui fait de la poésie une histoire (histoire ou quête, mouvement, de la parole qui tendra pour toujours à ce dont nous sommes séparés à jamais), enjeu que l’on pourrait dire proprement poétique, il y a l’enjeu politique chez René Char, historique en un autre sens, celui de conjurer les champs de sang et les silences des hommes entre eux : le poète engagé dans la Résistance du côté de Céreste, voit tomber les siens devant les assauts allemands (et notamment Roger Paul Bernard, exécuté par des SS ; le poète le raconte dans les Feuillets d’Hypnos).
La guerre est une situation extraordinaire qui révèle, cruellement, une partition déjà palpable, une communauté résorbée, et l’individu impossible, étant devenu un concept déserté plutôt qu’un être concret et doté de singularité. Pourtant, nombreux sont ceux qui poussent pour entraver l’aliénation et la déréliction dont l’homme moderne est frappé. Char souhaite la convergence des voix, c’est-à-dire établir la commune présence des êtres, donner à la parole sa possibilité de communier par la communication et, en d’autres termes, restituer la part d’être-avec qui constitue l’homme.
« Quand s’ébranla le barrage de l’homme aspiré par la faille géante de l’abandon du divin, des mots dans le lointain, des mots qui ne voulaient pas se perdre, tentèrent de résister à l’exorbitante poussée. […] Planté dans le flageolant petit jour, ma ceinture pleine de saisons, je vous attends, ô mes amis qui allez venir. Déjà je vous devine derrière la noirceur de l’horizon. Mon âtre ne tarit pas de vœux pour vos maisons. Et mon bâton de cyprès rit de tout son cœur pour vous.»1
Rire chaleureux comme appel à l’adhésion commune, à se mettre ensemble à table, et destiner le poète auprès des autres, de ceux qui n’ont pas pour parole l’écriture. Car tous partagent ce désir de vie, d’entrer dans cette allégresse, et tous, conditionnés par la réification généralisée qui fait de l’homme un producteur, un consommateur, un objet en somme, sont pareillement éloignés. « Absent partout ou l’on fête les absents » car l’enracinement de l’être-avec exige que tous, même les absents, se présentifient. La vie, nous apprend la poésie, est ce qui contribue à éteindre les conditions du malheur commun, à ruiner le temps défait. Il y a donc toujours un chemin à parcourir avant d’accéder à ces antres-là.
Toute la poésie de Char est mue par cette volonté, de rapatrier les uns et les autres à la souveraine présence de la vie. Qui procède par grondement, éclairs, d’où que le mystère soit attenant à la fureur, c’est-à-dire que le chaos du monde pèse toujours de son opacité. L’existence et ses ilots d’événements, parfois incompréhensibles, et puis l’existence et son effroyable mystère. On descend sans fin, quand on veut chercher la cause de la présence du monde. Et de sa précarité. Si infime, ce chaos palpable.
La « salve d’avenir » abritée dans l’espace du poème et appelée à éclore, puis à transpercer sa propre demeure, est autant chez Char un discours en avant de la poésie, théorique en ce sens, qu’un vœu sur le devenir du poème. On comprend que pour Char, il faille entretenir la jeunesse du regard – corollaire de son acuité –, c’est-à-dire le souhait de la présence. Rien d’anodin alors si Char utilise le ruissellement comme métaphore, voire comme corps de la poésie « La poésie est de toutes les eaux claires celle qui s’attarde le moins aux reflets de ses ponts ». donnant par là toute sa force au « psychisme hydrant » de G. Bachelard, celui du recours à l’eau pour définir le poète. Et le cours d’eau faisant coïncider son unicité et son inachèvement (l’eau ne cessera jamais de couler, et donc elle sera toujours différente, unique, il y a une série d’eaux), le poète y plongera son encre, comme une faux à la labeur infinie. La poésie passe, et en ce sens, elle troublera toujours par son apparition et sa disparition, elle élèvera dans son espace la vigueur de ces « instants souverains ». Char, à jamais présent.
1René Char, Seuil dans Fureur et mystère
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