L’historien et sociologue américain Christopher Lasch (1932-1994) a exprimé dans le contexte du New Deal sa défiance vis-à-vis de l’idéologie du Progrès. Ses ouvrages analysent notamment la mentalité nouvelle engendrée par la société de consommation (La Culture du narcissisme, 1979) ou encore la rupture entre le peuple et les élites (La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1994). Dans Christopher Lasch face au progrès (L’Escargot), le journaliste Laurent Ottavi livre des clés pour comprendre ce penseur complexe et inclassable.
PHILITT : Christopher Lasch a fait de l’ « idéologie du Progrès » sa cible privilégiée. Dans le contexte américain de l’après-guerre, qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Laurent Ottavi : Lasch nomme « idéologie du Progrès » le libéralisme moderne, la philosophie politique du capitalisme, né dans les écrits d’Adam Smith et de ses immédiats prédécesseurs. Elle repose sur la promesse d’un assouvissement des désirs des individus, tenus pour insatiables, par la hausse illimitée de la production. Son accomplissement requiert de s’affranchir des cadres particuliers d’appartenance (communautés de famille, de quartier, de nation etc.), des traditions, de la nature et de la morale qui fixent des limites aux desideratas individuels. Ainsi naîtrait un paradis terrestre sans cesse perfectionné caractérisé par l’abondance et la jouissance. Lasch commence ses recherches dans l’après-Seconde guerre mondiale, au moment où le capitalisme américain est centré sur le consommateur au détriment du producteur, ce à quoi le New Deal avait grandement contribué, pendant que le pouvoir revient toujours plus à des experts et à des multinationales, entraînant un grave affaissement démocratique. Ceci se double d’une fracture, entamée depuis quelques décennies mais inédite alors par son ampleur, entre les « élites » et un peuple jugé arriéré, accroché à ses traditions, à l’éthique du travail et déplorant l’effondrement de l’autorité légitime et identifiée.
Son anti-progressisme fait-il nécessairement de lui un penseur conservateur ou réactionnaire ?
Le réactionnaire n’est que le miroir inversé du progressiste. Le premier idolâtre un passé figé en une éternelle perfection quand le second ne voit dans les siècles révolus que du moins bien à saborder. Les conservateurs, en revanche, ont d’après Lasch une juste conscience des bornes incontournables posées à la liberté humaine par la nature, le passé ou encore l’Histoire. L’historien rejette aussi l’idée selon laquelle les conservateurs seraient forcément autoritaires, centralisateurs et inégalitaires. Ils identifient au contraire le besoin de structures sociales disciplinant les appétits individuels et l’importance de séparer des pouvoirs qui pourraient sinon vite être accaparés par un seul homme. Les conservateurs, ajoute enfin Lasch, savent que le respect et l’amour sont portés à des individus particuliers, responsables les uns devant les autres, et non pas le résultat d’une invocation de la « fraternité universelle » ou d’une « tolérance » enfermant les gens dans l’assistanat ou le statut de victimes. Ceci étant dit, Lasch reproche aux conservateurs d’avoir trop souvent confondu l’acceptation des limites avec la soumission à l’autorité en place et, surtout, d’avoir adhéré à l’idéologie du Progrès qui détruit les communautés, la morale et les traditions auxquels ils se disent tant attachés. S’il n’est pas pleinement un conservateur et encore moins un réactionnaire, Lasch se décrit le mieux comme un populiste.
La figure de Narcisse, thématisée par Lasch, serait une version dégradée de Prométhée, « archétype de la modernité libérale et de son idéal d’autonomie ». Qu’est-ce qui caractérise en propre la culture du narcissisme ?
La culture du narcissisme est le produit d’un capitalisme débarrassé des corsets qui l’entravaient depuis ses débuts. Tirant les leçons des penseurs de l’École de Francfort, Lasch juge que toute société se reproduit dans l’individu, en particulier à travers la famille. Il cerne la psychologie narcissique du nouvel homme générique, obnubilé par la survie de sa propre personne, au temps du capitalisme de masse. Dans un monde où les désirs insatiables se heurtent au mur des réalité et qui est suffisamment proche pour que de grandes catastrophes nous frappent mais trop loin pour agir sur lui, les individus ont des mécanismes de défense similaires à ceux de l’enfant développant une personnalité narcissique. Celui-ci nie la réalité angoissante de la séparation entre lui et des êtres ne pouvant satisfaire tous ses désirs. Il se réfugie alors dans une union indolore et dans l’extase avec la mère ou prête à ses parents le pouvoir de satisfaire l’ensemble de ses désirs et les impose à tous. Au niveau d’une société, cela se traduit, dans le premier cas, par la recherche d’une symbiose régressive avec le monde typique du transgenrisme, du New Age ou d’une écologie divinisant la nature. Cela s’exprime, dans le deuxième cas, par une volonté de refaire le monde à son image, comme le fait de vouloir exercer un contrôle absolu à l’aide des technologies en dépit de la nature et de la biologie. Sans expérience pratique du monde, l’homme psychologique de notre temps abdique aussi la possibilité de se forger une individualité car elle exige la prise en compte des limites. Il est un Prométhée dépendant et profondément anxieux.
Aux yeux de Lasch, écrivez-vous, « les élites américaines sont moins une classe dirigeante qu’une « classe professionnelle managériale« ». Que leur reproche-t-il fondamentalement et quelles conclusions tire-t-il de cette fracture entre elles et le peuple ?
Lasch observe que les élites, soit les 20% les plus riches qui sont en grande partie des cadres supérieurs et des professions intellectuelles, ont perdu le sens de la réalité car elles sont coupées de tout (nature, travail manuel etc.) ce qui résiste à la volonté de l’homme et les garde de l’illusion de vouloir reconfigurer son environnement et soi-même à sa guise. D’autre part, les élites visent moins à diriger qu’à échapper au sort commun au sein de ghettos dorés où elles concentrent les avantages économiques, éducatifs, de loisirs et de transports. Lasch leur reproche surtout de trahir la démocratie car celle-ci repose sur la souveraineté populaire, une vie ordinaire partagée et des vertus, au premier rang desquelles la responsabilité morale, raillées par les élites. Fatalement acculée par la réaction des peuples sur fond d’accumulations des urgences (sociale, sanitaire, sécuritaire etc.), elles risquent de se montrer de plus en plus autoritaristes pour conserver leurs privilèges et faire perdurer une organisation économique insoutenable ou une société fracturée. De son côté, l’ancienne classe moyenne inférieure risque de céder à un ressentiment croissant.
Comme George Orwell, Lasch semble avoir identifié une « common decency », une décence commune, chez les gens ordinaires. Beaucoup ont dénoncé le caractère essentialiste d’une telle notion. Que leur répondez-vous ?
Recourir à l’expression de « décence commune » n’équivaut pas à prétendre décrire de façon exhaustive les caractéristiques des gens ordinaires. Elle souligne simplement l’une de leurs dimensions, leur sens instinctif des limites tiré, écrit Kévin-Boucaud Victoire, « de la pratique ordinaire de l’entraide, de la confiance mutuelle et des liens sociaux mais fondamentaux ». Aujourd’hui, la common decency est la plus prégnante parmi l’ancienne classe moyenne inférieure. Elle a hérité du sens des limites de la sensibilité petite-bourgeoise en raison des difficultés de son quotidien, de sa pratique responsabilisante de métiers ou de loisirs manuels ou encore de son inscription dans le cadre communautaire. Lasch n’occulte pas ses possibles travers en mentionnant le racisme, l’antiintellectualisme et le ressentiment dans lequel put sombrer la sensibilité petite-bourgeoise. Le populisme de l’historien aiderait à les désamorcer.
Comment se définit précisément la « sensibilité populiste » de Lasch ? En quoi le populisme, souvent réduit à une forme « d’extrême droite », peut-il permettre de fonder une société post-capitaliste ?
Sa sensibilité populiste articule le meilleur des traditions conservatrices, religieuses, socialistes et libérales. Elle serait la meilleure façon de tourner démocratiquement et sans illusion de grand soir révolutionnaire la page du capitalisme et donc de la croissance, de la démesure, du salariat, de la centralisation, des inégalités, de l’abstraction et de la fracture entre le peuple et ses élites. Elle requiert quatre démocratisations : économique, faisant renaître une République de producteurs ; politique, impliquant le plus possible les citoyens au niveau local ; intellectuelle, en renouant avec l’art perdu de la controverse ; culturelle, enfin, à travers le sport et l’art populaires. Christopher Lasch y ajoute une indispensable revitalisation de la famille trop isolée aujourd’hui du travail, des lieux intermédiaires comme les bars, ou encore des quartiers. Il oppose au primat du futur des progressistes une continuité historique fondée sur la mémoire, mère de l’espérance, ainsi qu’une prise en compte de la profondeur morale de la tradition de la prophétie chrétienne.
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