Dans Tess d’Urberville, publié en 1891, Thomas Hardy livre le spectacle d’une société paysanne où l’introduction de la technique coïncide avec la perte de la foi. L’héroïne, Tess, assiste au développement de l’engrenage capitaliste, qui réifie le corps des femmes et bouleverse la physionomie du Wessex. Malgré toute l’adhésion de son auteur aux progrès de la science, Tess d’Urberville constitue un hymne magnifique aux derniers feux d’un monde rural encore marqué par les croyances.
Thomas Hardy (1840-1928) a passé son enfance dans le Dorset, et l’expérience de la vie rurale marque toute son œuvre, comme le démontre la création du Wessex. Ce paysage littéraire fictif, situé dans le Sud de l’Angleterre et inspiré du royaume Anglo-saxon préexistant à l’unification du pays, constitue une composante déterminante de ses romans. C’est dans Far from the madding crowd (1874) (Loin de la foule déchaînée) qu’est mentionné pour la première fois le Wessex, microcosme fantasmé mais fortement inspiré par le Dorset natal d’Hardy. L’impression d’insularité que renvoie le Wessex est le reflet de la vie du Dorset à la fin du XIXe, l’un des comtés les moins peuplés et les moins développés d’Angleterre.
Le Wessex est une société en mouvement et Thomas Hardy perçoit la réalité comme étant objectivement variée, sans cesse observée sous le prisme d’impressions multiples. Les passages « contemplatifs » du roman sont « plus souvent chargés d’impressions que de convictions » (préface de Tess). À l’image de William Turner, peintre qu’il admirait, Hardy rejette l’art mimétique. Il lui préfère le mouvement et les perceptions indéterminées, esquissant ainsi une poétique de l’impression. La description de la vallée de Blackmoor, décrite au premier chapitre, se déploie depuis des promontoires différents, chacun donnant à voir une parcelle du paysage : « Par-derrière, les collines sont découvertes, le soleil flamboie sur des champs assez larges […], les chemins sont blancs, les haies basses sont formées de branches entrelacées, l’atmosphère est incolore. Dans la vallée, le monde paraît fait sur une échelle plus menue et plus délicate ; les champs sont de simples enclos, si réduits que, de cette hauteur, les haies semblent un réseau de fils vert sombre s’étendant sur le vert plus pâle de l’herbe. En bas, l’atmosphère est pleine de langueur et si colorée d’azur […] ». Les romans d’Hardy sont structurés par le monde rural et par ses paysages, véritables soubassements de l’intrigue.
L’œuvre de Thomas Hardy, malgré l’agnosticisme de son auteur (adepte des thèses de Darwin ou de H. Spencer), est imprégnée par la tradition chrétienne. Le paganisme des légendes et de certaines coutumes paysannes est également très présent. Tess est un roman saturé de références bibliques, particulièrement par la Genèse. Le texte de Milton, Le Paradis perdu, est aussi une référence déterminante. De nombreuses scènes, comme lors du baptême de l’enfant de Tess où « l’extase de la foi […] illuminait son visage d’une radieuse ardeur », font état d’une tension spirituelle, constante dans le roman.
Le texte revêt parfois des accents satiriques, notamment lors du chapitre XII où Tess rencontre un homme exalté dont la foi frôle le fanatisme. Celui-ci écrit des versets bibliques à la tonalité accusatrice sur les murs avec de la peinture rouge. « Quelques-uns d’entre nous auraient pu soupirer : « Hélas ! pauvre Théologie ! » en la voyant si hideusement défigurée, en contemplant cette dernière phrase grotesque d’une croyance qui, dans son temps, a bien servi l’humanité ». Le vide spirituel qui gagne les campagnes apparaît tout aussi désastreux que les superstitions fanatiques. Cependant Thomas Hardy nuance cette tonalité parfois railleuse grâce à la figure du Reverend Clare, homme sage et fin connaisseur des Évangiles.
« The ache of modernism »
Après avoir été violée par Alec, « un immense abîme social » sépare la jeune femme de son univers d’enfance : livrée à l’introspection et à la rêverie, Tess se renferme sur elle-même, n’a plus accès aux sentiments habitant les ouvriers agricoles lorsqu’ils rentrent à Trantridge : « Puis ces enfants du grand air, à qui l’abus même de l’alcool ne pouvait faire de mal durable, se remirent en route. Un cercle de lumière opaline, formée par les rayons de la lune sur la couche scintillante de rosée, s’avançait avec eux, entourant l’ombre de leur tête ; chacun d’eux ne pouvait voir que sa propre auréole ; elle ne quittait pas leur ombre, quelle qu’en fût l’instabilité vulgaire, et persistait à l’embellir, tandis que les mouvements capricieux de leur marche semblaient faire partie de l’irradiation, les vapeurs de leur souffle produire le brouillard de la nuit, et la scène, le clair de lune, la nature, se mêler harmonieusement aux fumées de la boisson. »
Tess est atteinte de ce que Thomas Hardy nomme « le mal moderne » (« the ache of modernism »), désignant par là une certaine mélancolie engendrée par la crise des croyances, qui rythmaient la vie rurale, et par la conscience aiguë du changement. L’amertume causée par l’emprise croissante de la rationalité et de la science est définie par Thomas Hardy comme étant « la mélancolie chronique qui s’empare des races civilisées avec le déclin de la foi en une puissance bienfaisante ».
Thomas Hardy manifeste dans Tess une conscience aiguë des bouleversements induits par le développement de la science et de la technique. Tess, comme tous les romans rassemblés par Hardy sous le nom de « Novels of characters and environment », est un roman qui dépeint les dernières heures de la ruralité paysanne du Sud de l’Angleterre, animée par les mythes et les coutumes. L’histoire même de Tess peut être replacée dans le cadre d’un mythe régional plus large, celui d’une famille au sang imprégné par la violence, comme en témoigne le viol de Tess par Alec et le meurtre de ce dernier. C’est aussi dans l’histoire longue de la domination de classe que s’inscrit l’existence de Tess, celle où les puissants pouvaient asservir physiquement les plus faibles dans la hiérarchie sociale : « Sans doute, parmi les ancêtres de Tess d’Urberville, quelques-uns, bardés de fer, revenant joyeusement d’un combat, avaient infligé semblable traitement, plus brutalement encore, à des paysannes de leur époque. »
L’industrialisation et le déclin de la ruralité paysanne
Toute l’action est signalée dans le roman par les paysages : Talbothay, le lieu d’un possible bonheur, Flintcomb-Ash, période de désolation et de solitude pour Tess et surtout le cercle sacrificiel de Stonehenge, où elle est arrêtée avant d’être mise à mort. À la mort du père, les Durbeyfield doivent quitter leur chaumière, se trouvant réduits au statut de main d’œuvre déracinée. Hardy introduit en effet dans le roman la question de la crise économique et agricole qui ébranle l’Angleterre lors des deux grandes dépressions de 1875-1884 et 1891-1899. L’exode rural, causé en partie par l’attrait des salaires plus élevés en ville, allait bouleverser la physionomie des campagnes : « Les enclos avaient cinquante arpents au lieu de dix, les fermes étaient plus vastes, les troupeaux de bétail étaient de vraies tribus. »
Les environs de la laiterie arpentés par Tess donnent déjà à voir les prémices de l’agriculture intensive, contrastant avec la vallée de Blackmoor. La laiterie elle-même est gagnée par ce modèle : « il y avait plus de cent vaches » et de « longs hangars couverts de chaume ». Les vieilles méthodes agricoles sont progressivement remplacées par de nouvelles, comme à Flintcomb-Ash où Tess est employée juste après le départ d’Angel pour le Brésil. Cet épisode de la vie de Tess, sans doute l’un des plus durs, est marqué par l’absorption totale du corps de la femme dans les travaux agricoles. La batteuse, emblème de l’introduction de la technique dans les travaux agricoles, est décrite comme « le rouge tyran que les femmes étaient venues servir ». Tess est dans le roman perpétuellement cernée par une double menace : être broyée par l’économie capitaliste ou être à nouveau dominée par Alec d’Urberville. C’est ce que révèle son cri déchirant, « […] Battez-moi, broyez-moi ! Ne vous inquiétez pas de ces gens sous la meule. Je n’appellerai pas : une foi victime, toujours victime…c’est la loi ! », avant qu’elle ne se remettre à « (défaire) les gerbes l’une après l’autre, sans fin ».
Thomas Hardy livre à travers le personnage de Tess le portrait vivant de la résilience et de « l’irrésistible, l’universel instinct qui porte à trouver le bonheur ». Les tribulations de la jeune fille se déroulent dans un univers marqué par la contingence, où de micro-évènements comme la rencontre de John Durbeyfield avec le pasteur ou encore la mort de Prince (le cheval dont la famille dépendait) engendrent la Chute. Si Tess affirme appartenir à la classe maudite des victimes, la pulsion de vie qui l’anime force l’admiration. Plus indirectement, c’est la société victorienne qui se trouve ici brocardée, avec sa morale et son éducation religieuse grossière. La société villageoise de Marlott, le passage de Tess à la laiterie de Talbothay, représentent quant à eux le spectacle d’une existence simple mais marquée par des liens sociaux et par des rites. « Comme d’autres, il (Angel Clare) avait appris enfin que la grandeur d’une vie ne provient pas des circonstances extérieures mais de l’expérience subjective, qu’un paysan de sensibilité aiguë mène une existence plus vaste, plus pleine, plus dramatique, qu’un roi pachydermeux ». La conscience de voir se développer la technique sous un ciel vide engendre ce que Hardy nomme le « mal moderne ». L’écriture vivante et chatoyante refuse les analyses totalisantes, préférant à cela des touches brèves et imprécises, à même de refléter les mouvements contradictoires de la vie. Enfin, Tess d’Urberville déploie une esquisse magnifique du monde paysan déclinant, donnant à entendre l’un des derniers chants des « enfants du grand air ».
Philippine de Belloy
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