S’il est principalement connu pour son chef-d’œuvre, All the King’s men (Tous les hommes du roi dans sa dernière traduction française), l’écrivain américain Robert Penn Warren est l’auteur d’une œuvre aussi riche que complexe, mêlant romans, nouvelles et poèmes. Son premier roman, Night Rider, a récemment été réédité par les éditions Séguier sous le titre Le Cavalier de la nuit. Se plaçant dans la tradition du réalisme social, représentée par Franck Norris et Theodore Dreiser, il la dépasse et flirte déjà avec l’existentialisme.
Lorsque Night Rider (Le Cavalier de la nuit dans sa traduction française), son premier roman publié, paraît aux États-Unis en 1939, Robert Penn Warren[1] a 34 ans et, s’il fait ses premiers pas en tant que romancier, il est loin d’être un illustre inconnu. Dans les années 1920, alors qu’il est encore étudiant à l’Université Vanderbilt, à Nashville (Tennessee), il participe, avec deux autres professeurs et un étudiant (John Crowe Ransom, Donald Davidson et Allen Tate) à l’aventure des Fugitifs, un mouvement lancé par plusieurs poètes gravitant autour de l’université afin d’insuffler un renouveau dans les lettres du Sud, alors majoritairement cantonnées aux romans de plantations, tissés de romances à l’eau de rose sous le clair de lune et de nostalgie pour le Sud Antebellum[2].
Il publie dans la foulée une biographie de l’abolitionniste John Browne[3], et contribue en 1930 au manifeste agrarien I’ll take my stand, qui défend l’existence rurale et une vie simple contre la modernisation à marche forcée que connaît alors le pays, le régionalisme contre la centralisation, l’importance du lien avec la terre et de la communauté contre l’entassement dans de grandes villes impersonnelles et aseptisées. Plusieurs recueils de poèmes de sa plume paraissent également au cours des années 1930.
À cette période, le Sud des États-Unis connaît une phase de bouillonnement littéraire sans précédent, démarrée avec les Fugitifs et poursuivie tout au long des années 1920 et 1930, avec, entre autres, Thomas Wolfe, Stark Young, Caroline Gordon, Tennessee Williams, Margaret Mitchell ou encore Erskine Caldwell, et, bien sûr, William Faulkner. Contrairement à ce dernier, originaire du Mississippi, où se déroulent la plupart de ses romans, Warren ne vient cependant pas du Deep South[4], mais de l’Upper South[5].
Les fantômes de Guthrie
Originaire de Guthrie, une petite ville située dans le sud du Kentucky, près de la frontière avec le Tennessee, il a grandi dans une région frontalière, que les coureurs des bois traversaient jadis pour aller vendre au Sud les peaux de bête qu’ils avaient obtenues en commerçant avec les Indiens dans le Grand Nord. Ils se déplaçaient au moyen de radeaux de fortune filant par les cours d’eau pour rejoindre le Mississippi, géant long et rêveur, où ils croisaient, dans la moiteur grimpante, les vapeurs remontant les balles de coton destinées à être vendues au Nord. Une région que traversaient aussi les caravanes de pionniers lancés à la conquête de l’Ouest, les trappeurs en quête de gibiers, les esclaves en fuite cherchant refuge dans les États libres du Nord, et les prophètes hallucinés en quête d’un coin de terre où installer leur église. Une zone pionnière et mouvante qui, durant la Guerre de Sécession, s’est entredéchirée, certains habitants rejoignant la Confédération tandis que d’autres demeuraient fidèles à l’Union. Un espace qui a donc toujours connu le mouvement et l’agitation.
Plutôt que le déclin, la déliquescence, dépeinte par Faulkner, on ne s’étonnera donc guère de trouver dans l’œuvre de Warren du conflit, de la violence, un bouillonnement permanent qui menace sans cesse de perturber les équilibres et de jeter les hommes dans la tourmente. Ses romans sont des œuvres politiques, non pas dans le sens d’écrits engagés, mais dans celui d’œuvres où les conflits politiques jouent un rôle central. Cependant, ce qui intéresse l’auteur, formé intellectuellement auprès des Agrariens, n’est pas le conflit pour lui-même, mais plutôt la capacité de l’individu privé de tout solide repère par le déracinement moderne à se frayer un chemin parmi le maelström. Le héros warrenien est ainsi immanquablement soumis à un test, qui s’impose à lui sous la forme de la pression imprévisible des événements, et son salut dépend de sa capacité à y répondre correctement. Ceux qui échouent seront impitoyablement balayés dans un flot de violence.
Pour son premier roman, Robert Penn Warren choisit un cadre qui lui est on ne peut plus familier, puisqu’il décide de situer son action au milieu des Guerres du Tabac qui embrasent le Kentucky lors de la première décennie du XXe siècle. Il nous plonge ainsi dans l’univers des cultivateurs de tabac locaux, contraints de vendre leur récolte à un trust, la toute-puissante British-American Tobacco Company, qui fixe les prix et les contraint de vendre à des tarifs très bas, les condamnant à la misère. En réaction, les cultivateurs finissent par unir leurs forces à leur tour, au sein d’une Association pour la Protection des Planteurs. Ainsi coalisés, ils entendent contraindre le trust à revenir à la table des négociations, en refusant de vendre leur tabac en-dessous d’un prix décent.
Dans Le Cavalier de la nuit, Warren propose ainsi une réflexion, nourrie par sa participation préliminaire au mouvement agrarien, sur les possibilités qui s’ouvrent à un homme moderne déraciné, privé du socle de certitudes qui structuraient la société traditionnelle. Le tout dans le contexte du vieux Sud, hanté par la défaite lors de la Guerre de Sécession, l’esclavage et à l’oppression des Noirs. « Une célèbre phrase de William Faulkner dit que “Le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé.” L’un de ses personnages affirme que les Sudistes sont des fantômes du passé qui continuent de hanter le présent. On retrouve cette idée chez Warren » note William B. Clark, professeur émérite à l’université A&M du Texas.
« L’historien C. Vann Woodward, ami de Warren, affirme pour sa part que ce qui distingue les Sudistes du reste des Américains est un sens tragique de l’histoire. Les Américains ont toujours gagné leurs guerres, toujours atteint leurs buts, se sont toujours perçus comme des hommes de l’avenir, avec à la clef une fierté tournant parfois à l’arrogance, un sentiment d’être au-dessus de l’histoire. Les Sudistes, eux, ont perdu une guerre, défaite qui les a mis à terre moralement, économiquement et politiquement, et vivent avec la culpabilité de l’esclavage. Ce sens du tragique, cette sensation que l’histoire pèse sur vous de tout son poids et vous étouffe, est elle aussi déterminante dans l’œuvre de Warren, qui en cela est bien un auteur sudiste. »
L’homme sans passé
Le héros du Cavalier de la nuit, Percy Munn, un jeune avocat assoiffé de justice qui a épousé la cause des planteurs, apparaît paradoxalement comme un homme sans passé. On ne sait pas grand-chose de lui, ni de ses origines familiales, là où Warren s’ingéniera au contraire, dans ses romans plus tardifs, à longuement décrire les racines de ses personnages qui serviront ensuite l’architecture du récit, comme c’est le cas pour Jeremiah Beaumont, principal protagoniste de World Enough and Time (Le Grand souffle), et de Jack Burden, le héros de All the King’s men (Tous les hommes du roi), chef d’œuvre de Warren. Munn, lui, souffre d’une incomplétude, d’un certain vide, d’une isolation à la fois de ses contemporains et de ses ancêtres, sur lesquels on ne sait à peu près rien.
Mais c’est précisément cette absence de passé qui pèse sur lui, met en route le récit et signe finalement sa perte. À plusieurs reprises au cours du roman, il s’efforce de localiser son « centre véritable », sa vérité en tant qu’être humain, mais il est précisément incapable d’y parvenir, car il ne dispose pas de liens solides avec une famille, une communauté, une histoire. C’est une monade isolée, un homme atomisé, qui dérive sur les courants turbulents du présent sans fermes croyances ni code de valeurs pour le guider, et qui est donc particulièrement vulnérable au chaos des événements et aux dangereuses impulsions qui naissent en lui. Il sert ainsi d’avatar à la crise spirituelle du XXe siècle, à l’insuffisance du naturalisme scientifique alors dominant. Munn n’est pas pour autant une caricature du rationalisme, il est également capable de lucidité et de perceptions aiguës sur lui-même et son entourage, mais cette perception ne fait qu’amplifier sa chute, car malgré ses efforts pour se sauver, il lui manque précisément cet ancrage et ce lien avec l’histoire.
Cette tentative de remédier à cette déficience met donc le fatal engrenage en route, le conduisant d’abord à rejoindre l’association pour satisfaire sa quête de justice, mais aussi (surtout ?) de communauté, puis à y occuper des fonctions primordiales en servant au sein de son comité de direction, après que deux de ses membres, M. Christian, un homme d’action sanguin et irascible, et Tolliver, charismatique sénateur de l’État, le lui ont proposé. Il se retrouve donc embarqué dans l’association, qu’il servira dès lors avec une extrême loyauté confinant à l’abnégation, voire au sacrifice. « Il n’y a rien ici […] sinon ce que vous aurez apporté de chez vous, d’où que vous veniez. […] [L’association] n’existe pas, à moins que vous ne lui communiquiez la vie par votre espoir et votre loyauté », lance-t-il ainsi, prophétique, lors du discours d’inauguration de l’Association à Bardsville, au début du roman.
Le démon du bien
« M. Munn ne comprend pas les motifs qui le poussent à agir. Il est intelligent et éduqué, mais ce n’est pas un homme de profondes convictions. Or, il se sent coupable de cette absence, et épouse la cause de l’Association précisément pour se prouver à lui-même qu’il est un homme sérieux et moral. C’est également ce qui arrive à Jack Burden, à Jeremiah Beaumont et à Adam Rosenzweig[6]. Munn, avec une naïveté qui n’est pas sans rappeler celle des Agrariens, qui étaient pour la plupart des universitaires n’ayant jamais mis les pieds sur une ferme, pense que les cultivateurs mènent des vies plus honnêtes, plus vraies que la sienne, et souhaite venir à leur secours. On retrouve ainsi l’un des grands thèmes de Warren, à savoir qu’il n’y a pas de route plus rapide vers la chute qu’un désir absolu de faire le bien », affirme John Burt, professeur de littérature à l’université Brandeis et exécuteur testamentaire littéraire de Robert Penn Warren.
L’Association remporte d’abord le succès et parvient à ramener le trust à la table de négociations. Mais dans un deuxième temps, celui-ci se rapproche des cultivateurs qui n’ont pas rejoint les rangs de l’Association pour leur proposer des prix avantageux et ainsi se procurer du tabac en contournant celle-ci. Voyant son pouvoir de négociation lui échapper, l’Association, poussée dans ses retranchements, se double alors d’une organisation fantôme et parallèle, une société secrète, une fraternité noctambule, un monde dans le monde cher à Waren aussi bien qu’à Joseph Conrad, l’un de ses modèles. Une milice chargée de maintenir les planteurs dans le rang en s’assurant que même les plus réticents rejoignent l’association : les night riders, ou cavaliers de la nuit.
Battant la campagne, revolver au poing et un foulard blanc leur masquant le visage, ces fantômes du crépuscule recourent d’abord à de simples méthodes d’intimidation, détruisant les récoltes des fermiers irréductibles pour les pousser à se rallier. Mais très vite, les choses s’emballent : gagnés par une obscure ferveur, une ivresse digne du berserk hyperboréal, les cavaliers de la nuit recourent à l’humiliation physique, à la violence et, finalement, au meurtre. Munn, qui a rejoint la milice nocturne, se retrouve de plus en plus entraîné comme malgré lui dans cette spirale de violence qui, une fois démarrée, devient inarrêtable. Lui aussi se sent grisé par le pouvoir qu’il acquiert à la tête des cavaliers de la nuit, et il lui semble un instant avoir trouvé le centre qu’il recherchait.
Cette vague de violence culmine avec un raid géant des cavaliers de la nuit pour dynamiter l’entrepôt où le trust a entreposé ses réserves de tabac. Munn se sent alors « plein de foi, rempli d’une conviction profonde, sûre, nette ». Mais cette conviction ne tarde pas à lui échapper, son centre se dérobe de nouveau. La vérité est ailleurs. À l’issue de cette scène digne d’une guerre civile, les cavaliers finissent par échanger des coups de feu avec la garde nationale venue rétablir l’ordre, avec des pertes dans les deux camps.
« Lorsque les choses échappent à tout contrôle, elles ne tardent pas à tourner à toute vitesse, formant un cercle aussi vertigineux que destructeur. Le vrai croyant peut alors facilement se muer en meurtrier. Comme le dit le docteur McDonald, l’un des personnages du roman, “Vous seriez surpris de ce que vous pouvez trouver en vous-même” », analyse William B. Clark.
Percy Munn, miroir de John Brown ?
Progressivement, l’Association perd de vue son but initial et bascule dans la violence pour la violence, une décrépitude morale qui affecte non seulement Munn, mais aussi chacun de ses membres : le sanguin M. Christian, qui semble n’avoir plus aucune limite, ou encore le professeur Ball, un homme de culture classique qui lit tous les soirs la Bible à ses filles, et qui au fil du roman devient de plus en plus violent, vengeur et vétérotestamentaire dans ses exhortations.
Ainsi, la réponse que Munn esquisse au défi qui s’impose à l’homme du XXe siècle, celui qui consiste à trouver une nouvelle stabilité, de nouvelles valeurs après l’effondrement de la société traditionnelle, une nouvelle communauté à l’ère de l’atomisation, réponse qui consiste à chercher refuge dans un mouvement politique susceptible d’offrir un nouvel idéal communautaire, conduit tout droit au désastre.
Comme l’explique William B. Clark, « Warren est très conscient de nos limites en tant qu’êtres humains, et il en tire une grande humilité. Il ne faisait pas confiance aux abstractions ni aux idéologies toutes prêtes. Il évoquait souvent le concept de “vision acquise”, le fait que c’est en vivant, en revivant et en réfléchissant sur nos actes et notre capacité ou incapacité à agir que nous pouvons croître en tant qu’individus. Il insiste avant tout sur la nécessité de s’examiner soi-même, ce qui le distingue de nombreux écrivains de sa génération, qui étaient très engagés politiquement, à droite ou à gauche. Warren était prudent. Comme nous le voyons dans ses romans, l’acceptation inconditionnelle d’une idée, sans recul critique, ainsi que l’abandon total à certaines émotions, sont dévastateurs, non seulement pour l’individu, mais aussi pour son entourage. »
Il n’est à cet égard pas anodin que Le Cavalier de la Nuit paraisse en 1939. Warren rentre alors tout juste d’Italie, où il est aux premières loges pour constater les dérives du pouvoir mussolinien et l’essor de l’idéologie fasciste qui s’apprête à déclencher en Europe un deuxième conflit mondial.
Rappelons également que l’un des premiers livres publiés par Warren est une biographie de l’abolitionniste John Brown, dont le juste combat pour abolir l’esclavage le conduit au terrorisme, au meurtre, et contribue, lors de son ultime raid sur Harper’s Ferry, où un homme noir libre est tué et à l’issue duquel Brown lui-même trouve la mort, à déclencher la guerre de Sécession, durant laquelle sont morts plus d’Américains que dans aucune autre guerre.
« Warren a lui-même reconnu que nombre de ses personnages sont des archétypes de John Brown. Ce sont des hommes épris de justice qui finissent par eux-mêmes devenir ce qu’ils détestent et qu’ils avaient juré de combattre. L’exemple le plus célèbre étant Willie Stark[7], qui commence sa carrière comme un politicien honnête et finit par devenir une sorte de dictateur régnant par la corruption et l’intimidation », note William B. Clark.
À l’Ouest rien de nouveau
Dans ce tourbillon d’événements, comme il ne trouve pas dans l’association la communauté dont il s’est mis en quête, Munn se renferme de plus en plus en lui-même et n’y trouve que du vide, ce qui n’est pas sans rappeler le personnage du roman éponyme Nostromo, de Conrad, dont Warren était un grand admirateur. « Tout comme Nostromo, Percy Munn se retire de plus en plus dans son monde intérieur. Son être profond façonne de plus en plus sa réalité. Mais comme en lui, il ne trouve que du vide, sa réalité se fissure et se désagrège petit à petit », analyse Ernest Suarez, professeur de littérature à la Catholic University of America de Washington…
Ainsi, à l’opposé total de ce qu’il espérait au départ, plus il s’engage dans l’Association, plus Munn se coupe de toute possibilité de communiquer avec les autres, de communier dans le partage de sentiments humains sincères. Réalisant qu’il n’a pas d’existence en dehors de l’Association, lorsque celle-ci se dissout sous le flot de violence qu’elle a déclenchée, Munn s’effondre à son tour. Le titre du roman a ainsi un double sens : le cavalier de la nuit n’est pas seulement l’arpenteur au visage masqué de blanc qui fait régner la terreur sur les plaines du Kentucky à la nuit tombée, il est aussi Munn qui s’enfonce dans la noirceur des abysses sans possibilité de retour. Sa mort aux mains d’un ranger, qui l’abat d’un coup de revolver dans les dernières lignes du roman, apparaît à cet égard presque comme un soulagement.
La solidarité chrétienne contre le nihilisme du tempérament isolé
La vérité que Munn n’est pas parvenue à trouver, d’autres personnages de Warren, dont Adam Rosenzweig et Jack Burden, y parviendront. De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui explique l’échec de Munn, et esquisse en filigrane la bonne réponse ? « Dans chaque roman de Warren, un personnage commet un terrible acte de transgression, et le personnage principal (qui n’est jamais l’auteur de cet acte) se doit de reconnaître qu’il a une responsabilité partielle dans celle-ci. S’il y parvient, il reconnaît alors cette humanité commune entre lui-même et le personnage qui a commis cette transgression, cette souffrance qui se rattache au Péché originel, qui est le lot de tous les humains et qui nous unit, nous permet de former une communauté », explique Mary Cuff, professeur de littérature et spécialiste de l’œuvre de Warren.
En d’autres termes, Munn échoue car la communauté qu’il a rejointe écrase l’individu, l’absorbe au sein d’un absolu monstrueux qui finit par devenir sa propre fin, là où une véritable communauté respecterait chaque personne en tant qu’individu à travers la souffrance qui est son lot autant que celui des autres. Ainsi, à mesure que l’action se développe, Munn, loin de se rapprocher des autres hommes, ne peut que se donner à l’idéal abstrait de l’association, et son isolement s’en trouve accru et non diminué.
Ce thème de la communion par la souffrance est à la fois très chrétien et très conradien. Dans un texte dédié au Nègre du Narcisse, l’un des premiers romans de Joseph Conrad, le critique littéraire américain Morton Zabel note ainsi que l’auteur y souligne « le conflit entre l’isolation de l’individu, le mystère incommunicable du moi qui commence et finit dans la solitude, et son besoin de partager sa vie avec les autres, la force de cette “solidarité” que Conrad invoque avec insistance comme une nécessité, une manière de se sauver du nihilisme du tempérament isolé. Une “solidarité inévitable”, ainsi qu’il l’appelle, “la solidarité d’une mystérieuse origine, de la souffrance, de la joie, de l’espoir, d’un destin incertain, qui lie les hommes les uns aux autres et l’humanité au monde visible” ».
Ce « nihilisme du tempérament isolé », dont Munn demeure prisonnier, et qui scelle son destin, le narrateur du Nègre du Narcisse y échappe en accédant à ce fameux sens de la solidarité, tel qu’il l’exprime lors de ses derniers mots à son équipage sur le Narcisse : « N’avons-nous pas ensemble, sur la mer immortelle, arraché un sens à nos vies pécheresses ? » Munn, le cavalier de la nuit, n’obtient pas non plus de son voyage au cœur des ténèbres et de la confrontation avec son alter ego la connaissance de soi qu’en tire le Charles Marlow d’Au cœur des ténèbres.
Jack Burden, le héros d’All the king’s men émerge pour sa part du nihilisme et de la solitude en déchiffrant le motif labyrinthique, la toile d’araignée que forme le journal de son aïeul, Cass Mastern, qui a vécu au milieu du XIXe siècle. Celui-ci y relate l’idylle adultère qu’il a entretenue avec la femme de son bienfaiteur, causant le suicide de celui-ci et, indirectement, la vente d’une jeune esclave en prostitution. Horrifié, il tente d’abord de sauver la jeune femme puis, suite à son échec, de faire amende de sa faute en libérant les esclaves de sa plantation, noble geste qui toutefois tourne mal. Cass Mastern finit par commettre un suicide par procuration en combattant dans l’armée sudiste durant la Guerre de Sécession, tout en refusant de tirer le moindre coup de feu. Une balle yankee finit par mettre fin à ses souffrances.
Cette notion de la grâce que l’on trouve dans la souffrance est transversale à l’œuvre de Warren. Il recourt ainsi sans cesse à une imagerie qui contraste la perfection avec l’impureté, la douceur avec la dureté, la santé et la richesse apparente avec les signes de la décadence (le brillant sénateur Tolliver, qui se révèle n’être qu’un vulgaire escroc, ou encore le très biblique professeur Ball, dont les mains bandées de blanc portent les stigmates d’une sévère maladie de peau).
Les personnages qui font preuve de candeur, d’humanité et d’intégrité sont également fréquemment marqués par un handicap physique. C’est notamment le cas d’Adam Rosenzweig, le héros de Wilderness, parti d’Allemagne pour œuvrer à la libération des esclaves en combattant pour l’Union durant la Guerre de Sécession, mais recalé de l’armée car handicapé par son pied bot. Comme si la blessure physique, le handicap représentaient une brèche dans la cloche d’innocence et de perfection qui doit survenir avant que l’humanité la plus élémentaire de la personne puisse briller. La maturité doit être gagnée de haute lutte dans la confrontation avec la nature, la maladie, la décadence et la mort.
Dans la terrible responsabilité du temps
D’autres auteurs sudistes ont avant lui peuplé leurs romans de personnages bizarres, fous, ou infirmes, mais chez Warren, il ne s’agit pas de simples éléments pittoresques qui contribuent au décor général. Ils servent un but philosophique plus profond : l’idée que la souffrance permet d’atteindre la vérité et la beauté. Ce thème aussi chrétien qu’existentialiste sera repris et exploré par d’autres écrivains sudistes qui viendront après lui, comme Walker Percy et Flannery O’Connor.
Cette souffrance n’est du reste pas nécessairement physique : le plus souvent, comme dans le cas du journal de Cass Mastern, il s’agit d’une souffrance morale, qui consiste à admettre la part de ténèbres qui sommeille en chaque homme, et donc en nous-mêmes. Une idée qui rompt radicalement avec l’idéal victorien du XIXe siècle, qui établit une digue infranchissable entre la civilisation et la barbarie, l’homme et l’animal, idéal devenu intenable depuis les découvertes de Darwin, de Freud, et le carnage de la Première Guerre mondiale. Warren explore également cette idée dans l’un de ses longs poèmes tardifs, Brother to dragons (non traduit).
« Ce poème s’appuie sur une histoire vraie, celle du meurtre d’un de leurs esclaves par deux des neveux de Thomas Jefferson, qui furent arrêtés et se suicidèrent en prison avant d’être jugés. Ce fut un terrible scandale à l’époque, et Thomas Jefferson n’en parle dans aucun de ses écrits. Ce qui intéresse fortement Warren, car Jefferson a longuement écrit et réfléchit sur la nature humaine et les droits de l’homme, mais face à cet horrible événement, il n’a pas pu s’y confronter, l’intégrer à sa réflexion, et a préféré l’ignorer. Dans ce poème, Warren dialogue avec le fantôme de Thomas Jefferson, et de cet échange émerge la conclusion que dénoncer les coupables n’est pas suffisant, il faut également les reconnaître comme faisant partie de l’humanité, et donc de nous-même, s’efforcer de comprendre cette part d’ombre et en assumer la responsabilité plutôt que la nier et la rejeter comme étant en-dehors de nous-mêmes », développe Mary Cuff.
À la lecture du journal de Cass Mastern, Jack Burden, le héros d’All the king’s men, parvient ainsi à accepter une autre culpabilité en filigrane, la sienne, celle d’avoir contribué indirectement à la mort du juge Irwin, qui, il l’apprend trop tard, est en réalité son père biologique. Et à tisser un lien honnête et véritable avec Anne, la femme qu’il aime et son amie d’enfance, qu’il considère désormais, depuis la découverte de sa relation avec feu Willie Stark, comme un être humain à part entière, donc doté de sa part d’ombre, et non plus comme un être pur et éthéré. La vérité, qui n’a pas su le briser, finit donc par le sauver.
Le roman finit toutefois sur une note ambiguë, puisqu’il s’achève à l’été 1939, et sur la phrase suivante : « et bientôt nous quitterons cette maison pour rejoindre les convulsions du monde, dans et en dehors de l’histoire, dans la terrible responsabilité du temps.[8] » Chez Warren, la stabilité est toujours temporaire, l’entropie pointe toujours à l’horizon. Pris dans les soubresauts de l’histoire, ces personnages demeurent prisonniers du temps, barques à la dérive que le courant ramène sans cesse vers le passé.
[1] La plupart des romans de Warren sont évoqués en détail sur le blog Stalker de Juan Asensio.
[2] Le Sud d’avant la guerre de Sécession.
[3] Farouche militant anti-esclavagiste, il prône la lutte armée, la violence et le meurtre pour obtenir gain de cause. En 1859, il lance un raid sur Harpers Ferry, en Virginie, dans l’espoir de démarrer un mouvement de libération des esclaves dans tout le Sud. Sa tentative échoue et il est capturé, jugé et exécuté. Son raid est considéré comme l’un des événements menant à la guerre de Sécession.
[4] États du Sud au climat subtropical humide, anciennement esclavagistes, où se trouvaient les plantations de coton et de canne à sucre : Louisiane, Mississippi, Alabama, Géorgie, Floride et Caroline du Sud.
[5] États du Sud au climat plus tempéré qui comptaient également des esclaves mais dont l’économie était moins dépendante de l’esclavage : Virginie, Virginie-Occidentale, Caroline du Nord, Arkansas, Tennessee et Kentucky (ce dernier n’ayant pas rejoint la Confédération durant la Guerre de Sécession).
[6] Héros du roman Wilderness (La Grande Forêt).
[7] Tribun populiste du roman All the king’s men, inspiré du sénateur de la Louisiane Huey Long. .
[8] All the king’s men, traduction personnelle.
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