Falk Van Gaver est journaliste et essayiste. Dans son dernier ouvrage autobiographique, Comme une herbe sauvage (L’Escargot, 2022), l’auteur retrace son parcours atypique, d’une enfance passée dans un milieu catholique traditionaliste, à l’âge adulte, engagé au sein de luttes anticapitalistes décroissantes. Théoricien de l’écologie intégrale et de l’anarchisme chrétien, cet antimoderne farouche nous fait part de ses errances philosophiques et de ses expériences vécues, tout en proposant de nouvelles perspectives pour un monde plus égalitaire et fondé sur l’autonomie.
D’emblée, Falk Van Gaver fait part de son goût pour la résistance au monde technologique et urbain dans lequel nous vivons. Convoquant notamment Walden, Jacques Perret et Bernard de Clairvaux, il retient de ce dernier que nous apprenons bien plus dans les bois que dans les livres : « Les arbres et les rochers t’enseigneront des choses que tu ne saurais entendre ailleurs ».
Cependant, ce recours aux forêts ne vient pas de nulle part. Issu d’un milieu à la fois traditionaliste et technophobe, l’auteur grandit à la fois dans le sud de la France et dans les îles grecques. Bohèmes et aristocrates, libertaires et autoritaires, ses parents se refusent à fréquenter les hypermarchés ou les zones commerciales et emprunter les autoroutes. Van Gaver se révèle alors réceptif à ces idées hybrides, inspirées d’esprits aussi divers que Georges Bernanos et Mikhaïl Bakounine.
Adolescent, l’essayiste rejoint les Cadets du Roi, branche royaliste du scoutisme prônant l’alliance du maurassisme et du proudhonisme. Plus proche de l’anarchisme couronné que de la doctrine de l’ordre théorisée par le Martégal, cette atmosphère intellectuelle débouche sur la revue qui mettra au jour les thèses cardinales de Van Gaver, à savoir Immédiatement. Cette dernière, placée sous le patronage d’Orwell et de Bernanos, se présente comme un lieu de réflexion situé dans le sillage d’une gauche radicale et traditionaliste, antitotalitaire, où se côtoient des néo-luddites, des partisans de la décroissance ou encore des anti-industrialistes.
Si Van Gaver se détache de son christianisme avec le temps, il ne renie pas pour autant les enseignements moraux de chrétiens authentiques comme Saint François d’Assise ; en effet, la véracité, la non-violence et la compassion sont des concepts inspirants pour son éthique personnelle. En somme, cet authentique rebelle devenu athée fait siennes les trois valeurs majeures du Mahatma Gandhi : l’autonomie (swaraj), le pacifisme (ahimsa) et l’attachement à la justice (satyagraha).
Ce refus de la violence apparaît néanmoins tardivement dans la pensée de cet écologiste intégral qui avait, dans un premier temps, considéré favorablement les modes d’action des mouvements d’ultragauche « black blocs ».Si l’émeute est proscrite par de nombreux militants modérés, ces anarchistes n’hésitent pas à pratiquer le sabotage et à provoquer des échauffourées. Selon l’auteur, lorsqu’un peuple est dépossédé de sa souveraineté, celui-ci doit recourir à des méthodes non conventionnelles telles que la violence. Georges Sorel, théoricien du syndicalisme français dont Van Gaver se réclame, distingue la violence émancipatrice de la force étatique, coercitive et autoritaire (Réflexions sur la violence). Ainsi, populaire et enraciné, l’essayiste se proclame héritier des narodniki, populistes russes pour qui la cause du peuple est « sainte », et plus généralement d’un messianisme révolutionnaire à la manière d’Ernst Bloch.
Si cette sensibilité en faveur des plus démunis a évolué dans le giron du socialisme antimoderne, elle s’est métamorphosée ensuite en une forme d’anarchisme iconoclaste prenant sa source dans les mouvements libertaires chrétiens. Lecteur de Tolstoï, d’Ellul et des théologiens de la libération, Van Gaver rêve « d’anarchiser les cathos et d’évangéliser les anarchos ». Reprenant les exigences morales du Christ comme le refus de la richesse et le partage des biens, ce dernier fait du Messie l’apologiste d’une société frugale et communautaire. Étienne Cabet ne disait-il pas « Personne ne peut se dire chrétien s’il n’est pas communiste » ? Par ailleurs, cette réflexion mène l’essayiste à théoriser « l’anarchrisme » avec Jacques de Guillebon, prônant une alliance entre les valeurs fondamentales des Évangiles et le socialisme libertaire.
Pour une libération de tout ce qui est
A la suite de nombreux voyages au Mont Saint-Michel, en Laponie ou encore en Palestine, l’auteur, dans son dernier ouvrage, se déleste de la Croix qu’il juge trop pesante. S’il cherche à se raccrocher aux lambeaux de sa foi déclinante, il parvient néanmoins à se rattacher au Cosmos, campé sur la terre ferme. Ce nouveau rapport au monde implique de se déprendre de l’anthropocentrisme chrétien qu’il juge trop prégnant, également présent dans les essais de catholiques écologistes, en premier lieu au sein de l’encyclique Laudato Si du pape François. Afin de battre en brèche ces conceptions éculées, il souhaite mettre en place une écologie intégrale qui placerait l’homme à sa juste place au sein du vivant. En voulant remplacer le terme d’« environnement » par celui d’« ambiant », Van Gaver prône un élargissement de la compassion à tous les éléments de la biosphère. Pour lui, les Églises de tout bord symbolisent une compromission avec le monde dominateur et anthropocentrique ; il se fait l’apôtre d’une relecture de la Genèse, selon laquelle l’Homme n’est pas le centre de la Création mais une partie du grand Tout. En somme, il s’agit de mettre en pratique la « décolonisation de l’imaginaire » que Serge Latouche appelle de ses vœux.
Afin de clarifier sa position singulière au sujet de l’écologie décroissante, Van Gaver fait appel à plusieurs préfixes et suffixes : l’« auto » (autonomie, autodéfense) ; « l’anti » (antimondialisme, anticapitalisme) et l’« isme » (fédéralisme, anarchisme). Il souhaite ainsi agir en fonction de l’injonction nietzschéenne « Frères, soyez fidèles à la Terre ! ». Pour cela, il est nécessaire de décroître sur un plan démographique : anataliste, l’auteur se fait le chantre de l’avènement comme événement décrit par Hannah Arendt, et non d’un droit à l’enfant purement quantitatif revendiqué par les thuriféraires d’une croissance devenue folle. De plus, ce refus de la surpopulation s’inscrit dans un amour pour les cultures locales, celui d’un micro-nationalisme, qui s’oppose frontalement aux macro-nationalismes destructeurs, niveleurs et négateurs des petites cultures enracinées. Il s’agit de faire sien l’adage de Leopold Kohr selon lequel «Small is beautiful ».
Il serait possible de lui rétorquer : Que faire ? Falk Van Gaver ne se contente pas du constat, puisqu’il propose une convergence des mouvements favorables à la simplicité volontaire : les survivalistes, les décroissants, les socialistes libertaires, les régionalistes ou encore les indigénistes sont invités à faire feu de tout bois pour lutter contre ce gigantesque écocide perpétré par le capitalisme, dont la logique interne vise à éradiquer progressivement toute vie sur Terre.
Par ailleurs, il nous rappelle que Dieu commence par bénir les animaux de la Genèse, ce qui contredit la thèse selon laquelle le judéo-christianisme serait l’annihilation du vivant. Si une interprétation erronée de l’abrahamisme a pu mener à l’arraisonnement total des étants (Gestell) dont parlait Heidegger, il ne faut pas oublier que certains saints comme François d’Assise balayait leur chemin afin de ne pas écraser les insectes qui s’y trouvaient.
Cette alliance des écologistes radicaux doit se conjuguer avec un changement radical du mode de vie de chacun : les pratiques comme la permaculture, le végétarisme ou même le végétalisme, qui consiste à ne consommer ni viande ni produits issus des animaux, sont vivement recommandées. Les modes d’action politique comme la ZAD ou encore les blocages sont mis en avant par l’auteur. Néanmoins, il serait tout à fait nuisible de limiter la cause écologiste décroissante à la gauche libertaire : celle-ci constitue avant tout un rapport au monde qui récuse l’étatisme, l’économisme, l’urbanisme ou encore le productivisme, donc l’anthropocentrisme en général. Démocrate radical, Van Gaver prône une participation active des hommes au processus politique dans une optique anarchiste et fédéraliste : soutenant les Gilets jaunes, les black blocs et les mouvements citoyens en général, ce dernier souhaite une alliance des différents mouvements sociaux contre un système jugé suranné au vu de la situation catastrophique dans laquelle l’intégralité du vivant se trouve.
Un aigle prenant son envol
Pour finir, l’auteur s’attarde sur deux autres notions cardinales de sa lutte écologiste, à savoir la décroissance et le végétarisme.
La première, condition de possibilité d’une démographie raisonnable mais vivable, se présente comme une critique d’une mise en application de la métaphysique occidentale, tirée de la philosophie gréco-romaine et se prolongeant dans la Renaissance européenne jusque dans le mouvement des Lumières. Si le christianisme est souvent blâmé dans ce processus d’objectivation de la Nature, Van Gaver nous rappelle que le prophète nazaréen faisait l’apologie de l’abstinence, de la frugalité et du célibat. Cependant, c’est bien plutôt un certain christianisme, celui de l’empire et de la raison, plus précisément celui du catholicisme thomiste qui se retrouve remis en cause par l’ancien pratiquant. Si « la raison mène à l’athéisme » comme le proclame Justin Popović, l’onto-théologie développée dès Aristote mène immanquablement à la domination de l’Homme sur son environnement : le cartésianisme et le Novum Organum de Francis Bacon sont notamment deux doctrines philosophiques paradigmatiques de ce courant qu’est la modernité anthropocentrique. Rappelons que la seconde assimile la Nature à un élément passif qu’il s’agit de contraindre à des fins techniques. En somme, la décroissance se veut une dénonciation non pas de la natalité en soi, mais de la surpopulation qui ne prend pas en compte le caractère limité des ressources de la planète Terre. De cela est issue la volonté de limiter l’impact écologique de chaque habitant plutôt que de réduire drastiquement la population humaine. Afin que cela se traduise concrètement, l’auteur nous propose l’utilisation de la low-tech, de l’agriculture biologique ou encore des énergies vertes. Il s’agit de conjurer le spectre qui hante notre monde, celui de l’effondrement, par le fameux adage : « Vivre et laisser vivre ». De plus, cette émancipation généralisée a également des visées esthétiques : si nous voulons recouvrer la beauté des paysages, le silence, ou encore la magnificence d’un ciel étoilé, il ne tient qu’à nous de limiter la prolifération des grandes surfaces, des travaux interminables et de la pollution atmosphérique.
Cet ouvrage, radical et percutant, narre les péripéties d’un écologiste conséquent à la recherche d’une pensée solide et d’une vie authentique. Celle-ci, proche de la pauvreté volontaire, prescrit une ascèse poussée, loin des modes de vies superficiels d’une élite urbaine en quête de respectabilité. En temps de crise écologique majeure, cette critique sans concession d’un monde en proie à la démesure fera date.
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