La Fleur de lys et le Graal

Hasard ou signe des temps ? La Fleur de lys et le Graal, deux symboles établis en France au XIIe siècle, le premier comme emblème des rois de France à partir de Louis VII, le second, symbole du Christ dans la littérature à partir de Perceval ou le Conte du Graal, roman de Chrétien de Troyes, reviennent dans deux essais récents, Pétales pour une fleur de lys d’or de Baptiste Rappin et Ultra-Graal de Bertrand Lacarelle (1) .

Si a priori ces deux essais semblent éloignés l’un de l’autre dans leur projet, des équivalences, voire des correspondances métaphysiques, permettent de les rapprocher. La première d’entre elles se trouve dans une citation de L’homme et le divin de Marίa Zambrano, qui clôt l’ouvrage de Baptiste Rappin : «  Il y a des “choses” dont l’homme ne se libère pas quand elles ont disparu, moins encore quand c’est lui-même qui a réussi à les faire disparaître. Les choses de la vie pourraient être divisées en deux catégories : celles qui disparaissent quand nous les nions et ces autres, d’une réalité mystérieuse, dont le rapport que nous avons avec elles n’est pas affecté même si nous les nions. Par exemple, ce qui se cache dans le mot, presque imprononçable aujourd’hui, de Dieu. » La Fleur de lys et le Graal appartiennent à cette catégorie des « choses d’une réalité mystérieuse » dont  le rapport que nous avons avec elles persiste bien qu’elle soient niées dans le monde actuel. Face à l’impuissance de la société industrielle à engendrer une nouvelle civilisation, Baptiste Rappin et Bertrand Lacarelle ravivent ces deux symboles, explorent leur signification et la possibilité d’y puiser une inspiration pour un recommencement. Leur recherche procède d’un même constat sur cette société industrielle dont l’organisation, désormais étendue à l’ensemble de la planète, conduit l’humanité à son extinction : à l’incipit de Pétales pour une fleur de lys d’or, «  nous croyons vivre mais nous sommes déjà morts », répond le vœu énoncé dès les premières lignes d’Ultra-Graal, «  Il suffirait de vouloir ressaisir notre âme pour ne pas mourir au pays des machines ».

Les deux essais se répondent aussi dans la forme, chacune relevant d’une pensée analogique. Pétales pour une fleur de lys d’or se présente sous la forme discontinue de fragments, aphorismes escortés de scolies et citations, dont le dernier, en conclusion, explicite la métaphore du titre : «  Cueillis, assemblés, médités, ces pétales laissent éclore une fleur de Lys d’or dans le champ d’azur du royaume ; d’aucuns les appellent encore “Thèses sur le Roi qui vient”. » Dans sa densité poétique, cet aphorisme met en abyme l’écriture du fragment dans l’écriture discursive du livre. D’une part, les fragments, comparés à des pétales, recomposent la signification du symbole, non point disparue mais celée, la fleur de Lys ne renvoyant  pas, ici,  à un régime politique dans ses avatars historiques successifs, mais symbolisant un Principe anthropologique, voire métaphysique, le Roi comme Tiers, au sens où l’entend Pierre Legendre, nous y reviendrons. D’autre part, – Baptiste Rappin l’explique lui-même dans un entretien avec Henri Rosset (2)- le choix de l’écriture discursive vise à introduire une brèche dans le règne planétaire du management, cette gouvernance mondiale qui ne dit pas son nom, ce système qui enveloppe le monde dans un Réseau spatio-temporel où l’espace et le temps, précisément, ont fondu dans le flux des marchandises, des transactions financières, des migrations, force d’indétermination qu’il s’agit de perforer. La fleur de Lys pourrait figurer sur une bannière révolutionnaire – et le paradoxe n’est qu’apparent ‒, celle d’une Révolution d’ordre métaphysique.

À cette forme discursive répond en écho l’architecture d’Ultra-Graal, essai construit sur une cathédrale littéraire du XIIIe siècle, Le Livre du Graal (3) que Bertrand Lacarelle nomme « Cathégraal ». Méditation et poème sur l’ensemble de cette immense œuvre romanesque dont les auteurs sont restés anonymes comme la plupart des architectes et artistes de leur siècle, Ultra-Graal est construit  sur le modèle d’une cathédrale, de même que le Livre du Graal. Encadrés par le premier chapitre intitulé Parvis, qui situe le livre dans l’histoire littéraire médiévale, et le dernier, Flèche,qui manifeste une signification possible du Graal pour notre époque, trois chapitres, Portail, Nef, Chœur, correspondent aux neuf romans de la somme médiévale. Cette composition concorde parfaitement avec la visée du projet. L’incipit compare la France à une forêt où demeure, oubliée et abandonnée, la « Cathégraal » qui recèle cette chose « d’une réalité mystérieuse » dont parle María Zambrano : «  La forêt-cathédrale, c’est le Livre du Graal. La source cachée, c’est cet objet, le « Graal », qui ne signifie plus rien, mais qui résonne pourtant encore, qui résonne étrangement. Le mot du réveil. […] Il s’agit de revenir à la source. La source qui jaillit de cette petite coupe, oubliée dans les tréfonds de notre inconscient. Plutôt que de se perdre dans le kitsch de l’ésotérisme et la diversion du divertissement, qui sont des signes du Mal, de la division et de la séparation diabolique de l’âme, il suffit de retrouver le Graal dans sa manifestation d’origine, littéraire et métaphysique. »

Au sein du courant de pensée critique de la société industrielle, né dès l’avènement de cette société, l’œuvre philosophique de Baptiste Rappin développe la critique aujourd’hui la plus avancée et approfondie des théories de l’organisation et du management, fondée sur les grands penseurs qui l’ont précédé, Martin Heidegger, Günther Anders, Pierre Legendre et bien d’autres dont les citations diaprent les «  pétales ». Retraçant , de livre en livre, la généalogie du management contemporain, il éclaire son origine oubliée, la cybernétique, qu’il définit comme «  la science de la communication et du contrôle […] qui se constitue au mitan du XXe siècle aux États-Unis (4) ». Dans Pétales pour une fleur de lys d’or, il donne « une vue synoptique et structurelle »  de la société industrielle : «  […] nous appelons “capitalisme”le mode de production de la société industrielle, c’est-à-dire l’établissement de rapports sociaux ayant pour finalité exclusive l’accroissement de la valeur ; nous appelons “management”le mode de gouvernement de la société industrielle, c’est-à-dire l’ensemble des procédés ingénieriques d’organisation de la société ; nous appelons “religion industrielle”le mode de fiduciarisation de la société industrielle, c’est-à-dire l’ensemble des théologies de l’immédiation qui façonnent la croyance collective en la déesse Efficacité et prescrivent les cultes de ladite société ».

Cette vision d’ensemble montre que les modes de fonctionnement de cette société sont étroitement liés, de sorte que penser chacun d’eux isolément ne suffit pas pour comprendre la barbarie qu’elle a engendrée, à savoir « la sortie de l’humanité hors la civilisation, la sortie de l’homme hors son humanité, la sortie du Logos hors de l’homme ». Baptiste Rappin remonte à l’origine, au fond métaphysique d’où proviennent ces modes de fonctionnement. C’est une métaphysique de la volonté de puissance poussée à son paroxysme, volonté de domination de l’entièreté de l’étant, qui a détruit progressivement l’ancienne métaphysique émergée au néolithique, pour la remplacer par une métaphysique de la ressource. Tout étant se doit d’être une ressource et celle-ci, qui constituait un moyen selon l’ancienne métaphysique, devient un but en soi : «  Le statut de ressource conditionne le droit à l’existence, telle est la loi fondamentale, tel est le principe métaphysique, qui régissent le monde à l’époque de la planétarisation. » (p.19)Dès lors, la société industrielle élève la Méthode au rang de Dieu, invente sa propre religion, ces « théologies de l’immédiation qui façonnent la croyance collective en la déesse Efficacité. »

La religion de l’efficacité, fondée sur le principe métaphysique de la ressource, a désormais pénétré dans les administrations de toutes les institutions, y compris dans l’Église catholique romaine qui n’y voit pas malice et dans les mairies des plus petites communes rurales. Elle impose sa langue, la langue de la Machine où « la définition des termes est désormais prise en charge par les machines […], par la Métastructure logicielle d’un cosmos informationnel dont les algorithmes produisent le réel par le prodigieux déploiement d’une logique binaire », langue «  creuse et vide cohabitant avec la précision démoniaque du chiffre ». Ainsi, une novlangue, pour reprendre le célèbre vocable d’Orwell, façonne les mentalités, dès lors colonisées par l’imaginaire du Réseau qui est à la fois le « symbole de la circulation et la machine à faire circuler ». Tout doit être connecté aux réseaux dont l’ensemble forme le Réseau. À l’imaginaire de l’ancienne métaphysique, où la verticalité assurait une échelle de valeurs, s’est substitué un monde purement horizontal où les signifiants sont interchangeables, et le symbole du Réseau s’est substitué à celui de l’Arbre, comme le souligne une citation de Pierre Musso, « L’arbre impose la discontinuité et établit une hiérarchie, alors que le réseau offre une “cartographie globale, libérée du poids de la centralité” ».

Dans une approche plus littéraire que philosophique, Ultra-Graal développe également une critique de la société industrielle. Bertrand Lacarelle dénonce un monde dominé par la Machine, monde de la « fin du langage » : «  Sur le plan de l’Esprit […] la fin du langage signifie la mort de l’homme. Le signe de la fin des temps sera la négation du langage. » Il faut entendre dans les mots « fin » et « négation » du langage la fin de ce que signifiait le mot « littérature » dans l’ancienne métaphysique et qu’indique le Livre du Graal, « l’expression d’un combat qui oppose l’Esprit et la Chair. Ce combat révèle la nature de l’homme ; son absence nous livrera aux machines ». Ce combat est représenté au fil du Livre selon la vision chrétienne du XIIIe siècle, notamment à travers l’opposition entre les « chevaliers terrestres », Lancelot, Gauvain, Galehaut, Hector et bien d’autres, chevalier errants en quête de « l’Aventure », et les « chevaliers célestes » en quête du Graal. Les premiers sont mus par l’idéal chevaleresque – la protection des faibles, la prouesse – les seconds le sont par un idéal divin, l’amour du Christ-Roi. Inventé par Chrétien de Troyes au XIIe siècle, Lancelot, le meilleur des chevaliers terrestres, magnifique personnage profondément humain animé par sa sublime passion pour Guenièvre, n’atteindra pas le Graal à cause de cet amour adultère, trop terrestre. Son fils Galaad sera le « chevalier céleste » qui incarne l’idéal de sainteté chrétien. « Atteindre le Graal » signifie « voir le Christ en pleine gloire ». À chaque époque, la quête du Graal est à recommencer . Son achèvement dans le Livre du Graal provoque la fin de la Table Ronde, il signifie symboliquement et avertit de « la fin de la littérature et de l’homme, en son âme qui le constitue homme, si le message du Graal n’est pas compris ».

Baptiste Rappin

Or la société industrielle s’est élaborée sur la négation du Christ-Graal, et même sur la négation de toute Transcendance, la négation de ce que Simone Weil nomme  « les besoins de l’âme », d’où l’effondrement du Verbe. Elle a produit une abondance de biens matériels destructrice, n’a jamais pu, pour autant, éradiquer les famines mais au contraire a inventé une nourriture artificielle désastreuse et anéanti toute nourriture spirituelle au profit de divertissements abrutissants : « Relire aujourd’hui l’histoire du Graal, celle de Chrétien et celle du Livre, nous renvoie donc à la question devenue cruciale de la nourriture,tant spirituelle que matérielle. […] Au Moyen Âge, il s’agissait de survivre aux famines et aux hérésies et, en notre temps, dans le monde occidental, il s’agit de survivre à l’abondance destructrice et à l’apostasie. À l’absence de lien avec une conscience supérieure qui nous dépasse et nous guide. » Refuser une conscience supérieure, autrement dit une Transcendance, déchaîne l’Hybris, la démesure, relève de cette métaphysique de la volonté de puissance poussée à son paroxysme selon Baptiste Rappin, ce que Bertrand Lacarelle formule ainsi : «  La Démesure s’est emparée de notre civilisation, de notre économie libérale et son pendant idéologique libertaire, bien que l’Antiquité ait mis en scène, à travers les mythes fondateurs, la destruction que l’Hybris traîne à sa suite. Croissance infinie est son nom moderne et voilà même que certains cherchent en celle-ci un nouveau Graal, terriblement dévoyé. […] S’il y a une seule chose en l’homme qui appelle une quête sans limite, effrénée, c’est l’amélioration de son âme. »

Quel que soit le degré d’aveuglement de la société industrielle, elle est soumise à l’épreuve de la justice et de la vérité, c’est pourquoi les deux essais envisagent une Révolution métaphysique fondée sur un principe opposé à la volonté de puissance, comme l’écrit Bertrand Lacarelle : «  La loi de l’amour prévaut sur celle du pouvoir. La charité et la loi naturelle sont plus grandes. C’est encore le message révolutionnaire du christianisme. »

La puissance du Réseau semble invincible et pourtant un « avènement », le début d’un nouveau règne qui fonde une nouvelle civilisation, reste une possibilité permanente selon Baptiste Rappin. C’est précisément parce que nous sommes morts que nous pouvons entrer dans une nouvelle « aventure », au sens que lui donne Bertrand Lacarelle, « L’aventure est ce qui advient mais aussi ce vers quoi on vient ». L’avènement présuppose une Révolution métaphysique qui se fomente, invisible, c’est là une intuition commune à nos deux penseurs.

À l’homogénéité spatio-temporelle et à la puissance du Réseau, Baptiste Rappin oppose le symbole de la Fleur de lys, remonte à ses origines, chrétienne et platonicienne. La figure du Roi est convoquée, non pour revenir à l’Ancien Régime, ni aux Restaurations du XIXe siècle elles-mêmes dans l’illusion qu’il était possible de revenir à l’Ancien Régime : «  […] Avant tout, le Roi qui vient ne s’est d’aucune manière compromis avec le système technicien et son Premier Moteur de la finance spéculative à haute fréquence », il n’est donc pas un héritier. Les traditions sont perdues, il ne reste plus qu’un geste possible, une Fondation, « fonder une nouvelle patrie, une nouvelle terre des pères ».  Le « Roi qui vient »  incarne deux principes métaphysiques qui inspirent cette fondation et en constituent les bases, l’analogie et la kénose.

La notion d’analogie,platonicienne et même néoplatonicienne, désigne une égalité de proportions, tel le trope du même nom : a est à b ce que c est à d. Elle dévoile les correspondances entre la situation présente et le passé de sorte que les images et les mythes du passé fécondent le présent. L’irruption des images du passé dans le présent provoque une fissure dans l’espace-temps homogène du Réseau, ainsi «  le Roi qui vient est le porteur d’une “puissance d’effraction”, de frein et d’arrêt. Il est d’abord l’Interstice ; puis l’Interrupteur ; enfin l’Intercesseur ». Une série d’exemples, apparemment hétérogènes mais en réalité images d’action subversive analogues,  illustre cette puissance d’effraction : « Pirates, flibustiers et hackers ; luddites et néo-luddites, canuts et néo-canuts ; communards et syndicalistes révolutionnaires ; camelots et cagoulards ; résistants ; paysans et mystiques ; poujadistes et décroissants ; bonnets rouges et gilets jaunes ».

Désignant l’acte par lequel la puissance se vide de son effectivité, la notion de kénose, présente dans le néoplatonisme, vient de la théologie chrétienne, du récit de l’Évangile où Dieu se dépouille lui-même, se vide de sa puissance. Cette notion présuppose une Transcendance, voire suggère une conception du droit divin, dont Louis IX fut un exemple au XIIIe siècle, qui fut dévoyée au cours des siècles suivants pour aboutir à la monarchie absolue du XVIIe siècle. Que le Roi tienne le pouvoir de Dieu ne signifie pas qu’il doit l’exercer en despote mais qu’il il doit imiter le Christ, se dépouiller de sa puissance comme le fit, symboliquement, saint Louis qui porta les reliques de la couronne d’épines dans la Sainte – Chapelle, pieds nus. Dès lors que le Roi est fondamentalement l’incarnation du principe de la kénose, sa puissance « n’intervient qu’en cas d’ultime recours, comme garante du bien commun et de la justice sociale distributive ». Ainsi, le principe métaphysique de la kénose préserve la monarchie de l’Hybris, «  le Roi qui vient fait de la simplicité volontaire, de la sobriété et de la tempérance la première mesure de son régime, de sorte à rétablir le régime de la mesure ». Enfin, puisque le Roi se dépouille de sa puissance, son autorité demeure légère : c’est un Roi qui se retient.

Un troisième pétale, issu de l’anthropologie dogmatique de Pierre Legendre, compose la Fleur de lys. Le Roi incarne aussi le Principe généalogique qui se définit comme « une architecture culturelle, un montage anthropique, un agencement symbolique dont les civilisations possèdent le génie de la fabrication ». Il ne peut être un héritier mais il fonde une dynastie et par là se fait le garant de cette architecture culturelle. Le Principe généalogique rétablit la verticalité (l’Arbre généalogique), opposée à l’horizontalité du Réseau, à la fausse fraternité réticulaire des frères sans racines, sans firmament ni médiateurs, sans place assignée dans le monde. Le Principe généalogique distribue les places , «  celles du père et de la mère ; celles des grands-parents, des parents et des enfants ; celles des oncles, des tantes et des cousins ». Noyau de la société, la famille lie les générations entre elles de sorte que chacun trouve sa place dans un temps hétérogène et que soit aboli le temps homogène du Réseau.

Bertrand Lacarelle

Contrairement aux idées reçues promulguées par le Réseau, seule une telle monarchie est compatible avec l’autonomie du peuple. L’autorité légère du Roi «  ménage l’espace de la subsidiarité, c’est-à-dire d’une véritable décentralisation fondée sur les corps intermédiaires et l’autogestion ». À la verticalité du Lys d’or, correspond, sur le plan horizontal, la structuration de la communauté en corps intermédiaires politiques et économiques absolument autonomes, une véritable « démocratie directe ». Cependant, la communauté ne peut se structurer ainsi qu’à travers l’institution, laquelle dit la Référence – les principes incarnés par le Roi – , établit «  un système normatif qui fixe la ligne de partage du sacré et du profane, de l’interdit et de l’autorisé. […] Aussi l’acte de Fondation du Roi qui vient est-il nécessairement une œuvre institutionnelle ». Ainsi pourrait s’élaborer une nouvelle civilisation, « paysanne », où le travail retrouverait un sens, la valeur d’usage primant sur la valeur d’échange, le critère de beauté sur celui d’utilité, où la lenteur, « une attitude de non-violence envers le temps, ouvre la porte à une expérience de l’instant et de la durée qui soit à la mesure de l’homme ».

La « possibilité permanente » d’une Révolution métaphysique se trouve également au cœur d’Ultra-Graal, titre où  le superlatif  doit être compris dans le sens étymologique du latin ultra, «au-delà »  : «  On n’atteint pas le Graal ; c’est lui qui nous atteint. Et on ne le trouve qu’en allant ultra, dans un “autre monde”, celui de la Foi et de l’Espérance ». Il s’agit d’aller au-delà de la société industrielle, de s’arracher à la Caverne du Réseau par une « volte », un changement de cap : «  Soyons Ultras, mes frères, par-delà le mur d’incompréhension des hommes mutants. Ultras dans l’espoir d’une volte, d’un arrachement au destin mondial livré à l’argent et à la technique, à la haine et à la honte. » Les frères, ce sont ceux qui portent une puissance d’effraction, évoqués par Baptiste Rappin, qui « préparent en secret le salut de l’humanité, humblement, dans le silence confiant des arbres. […] Nous sommes nombreux mais dispersés ; nous formons un archipel perdu dans l’océan conforme ». Ils savent que les traditions sont perdues , que nous ne pouvons revenir en arrière mais retrouver ce que signifie le symbole du Graal :

« Le Graal s’est enfui par-delà nos âmes. Pour le retrouver, il faut être ultra.

Le pont jeté sur l’époque est détaché des rives.

Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mes frères, mais de retrouver et de conserver ce qui nous rend plus justes et plus forts. »

L’apparente arrière-garde des frères est en réalité une avant-garde, «  tellement en avance qu’on nous suspecte de réaction. Nous ne sommes plus même conservateurs, mais révolutionnaires. ». Les frères, tels les chevaliers errants du XIIIe siècle, écrivent sur les murs des villes, aux quatre coins de France, des phrases – poèmes portant l’acronyme G.R.A.A.L . D’autres chevaliers errants, sans doute des amis de l’auteur, en ont photographié quelques-unes qui figurent dans le livre (5). Cette avant-garde inclut les femmes, sœurs et amies des preux, celles qui restent des « dames », que Bertrand Lacarelle nomme les preuses.

On trouve dans la Cathégraal ce qui nous rend plus justes et plus forts, les images du passé qui peuvent féconder le temps présent. De même que le Livre du Graal a fécondé le XIIIe siècle en puisant dans les légendes celtes qui constituent la « matière de Bretagne », nous pouvons puiser dans ce Livre «  écrit dans un temps dominé par les croisades, de Philippe Auguste à saint Louis. Mais ici, le chemin est inverse, le livre conte la christianisation de l’Europe, par des hommes pieds nus, Joseph et les siens, convertissant les princes par la puissance de la foi ». En effet, le Livre commence par l’histoire de Joseph d’Arimathie qui recueillit le sang du Christ dans le vase qui deviendra le Graal, l’apporte en Europe pour convertir les païens, puis narre l’histoire de ses descendants d’où sera issue la lignée de Lancelot et de son fils Galaad. Il renvoie aux croisades et simultanément à la guerre culturelle menée par la Champagne et le Royaume de France, aux XIIe et XIIIe siècles, contre l’Angleterre des Plantagenêt. Chrétien de Troyes crée Lancelot après 1176, et le Graal, entre 1181et 1191, dans le conte éponyme dont Perceval est le héros. Le Champenois christianise l’objet trivial, un plat creux d’origine celte, en l’associant à la lance qui saigne , les deux objets sacrés symbolisant le sacrifice du Christ sur la Croix autrement dit la kénose, le dépouillement. Cependant, la signification du symbole demeure opaque dans le Conte du Graal du fait qu’il est resté inachevé, alors qu’elle est clairement dévoilée dans le Livre où l’Aventure, pour les trois générations de chevaliers qui se succèdent, apparaît comme un apprentissage du dépouillement qui trouvera son plein épanouissement avec la dernière génération, celle des chevaliers célestes, Bohort, Perceval et Galaad.

Apparaît ensuite, dans les deuxième et troisième roman du Livre, la haute figure du Roi Arthur, incarnation parfaite du droit divin, « révélé à Noël et élu par le Christ, en tirant l’épée.[…] Arthur est reconnu par le peuple et sera un roi du peuple. C’est le bon roi, comme au temps de Philippe II et de Louis IX, protégeant le peuple et les communes face aux Grands féodaux ». Le neuvième et ultime roman conte sa mort et son légendaire départ vers l’île d’Avallon. Il  est destiné à survivre dans « l’autre monde » et « le “retour du roi” hante désormais une nouvelle mélancolie française, un royaume millénaire enfoui au fond de nous à coups de pioche républicaine ». Pour Bertrand Lacarelle, le mythe du « Retour du Roi » traduit l’Espérance du retour du Graal afin de fonder une nouvelle civilisation, un règne de la fraternité. Le roi Arthur, dont le nom signifie étymologiquement l’ours, appartient encore au monde celte, païen, et meurt tragiquement en s’entre-tuant avec son fils incestueux, Mordret. Cependant, c’est son père, le roi Uterpandragon, qui fonde la Table Ronde autour du Graal, à la demande de Merlin,  la troisième table après celle du Christ fondée autour du Père et celle de Joseph d’Arimathie, autour du Fils . « Pour accomplir La Trinité, cette table sera celle du Saint-Esprit, celle des chevaliers du Graal ». Ainsi le Livre nous rappelle ce qu’est la vraie fraternité, non la fausse fraternité réticulaire mais une fraternité charnelle et spirituelle, incarnée, sans laquelle «  nul salut en temps de péril et nulle gloire sans partages. Frères, il serait temps de retrouver cet enseignement médiéval pour à nouveau faire corps ».  « Faire corps », c’est retrouver une communauté de destin telle la communauté en corps intermédiaires du « Roi qui vient », c’est retrouver «  une continuité vivante entre les individus dans l’espace et entre les générations dans le temps » comme l’écrit Gustave Thibon.

Aujourd’hui, une nouvelle Table Ronde pourrait se créer autour du Graal, une « complicité organisée » d’écrivains, romanciers et poètes tels les romanciers lucifériens auxquels songeait Raymond Abellio dans Les Yeux d’Ézéchiel sont ouverts, «  ceux qui portent la lumière dans les bas-fonds où nous sommes, ce qui équivaut à y mettre le feu ». Selon Bertrand Lacarelle, la Révolution métaphysique nécessite de redonner sa juste première place à la poésie. La science, encore moins l’Intelligence artificielle, ne pourront jamais créer une merveille comme la Cathégraal. Contre la langue vide et creuse, la « précision démoniaque du chiffre », les écrivains lucifériens gagneront la guerre culturelle avec la beauté de leur langue. Le Moyen-Âge fut un Merveille Âge, ( l’Âge du Mont-saint-Michel), par ses nombreux chevaliers-poètes, dont l’action s’inspire de la poésie souffle de l’Esprit Saint, le troubadour Guillaume IX d’Aquitaine, engagé dans la Première croisade, Wolframm von Eschenbach, contemporain de Chrétien, plus tard René d’Anjou. Leur descendance est cachée dans d’improbables forêts, «  Hardis Ultras. Thoreau, Thibon, Delteil, Haedens, Handke, Bodinat… » D’autres ont fondé des communautés dispersées dans la France dite périphérique et dans le monde. Dans les années soixante et quatre-vingt, Lucien Rivière fut un précurseur. Ami du grand romancier Roberto Bolaño et de ses amis viscéralistes, il reprit avec eux un village au fin fond du Chili pour fonder une communauté de poètes paysans. Plus tard, en France, lui et ses amis redonnèrent vie à un hameau de vieilles pierres en Périgord. Il théorisa, sous le nom de « terroirisme » ou « terreaurisme » une action de vie poétique et agricole tournée vers l’écologie intégrale, plus exactement intégraale. À la suite de Georges Bernanos, il écrivait dans ses Notes pour un manifeste terreauriste que «  le terreaurisme est une conspiration universelle pour préserver la vie intérieure ». Ses frères chevaliers s’appelaient Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Gustave Thibon, qui sont aussi des amis de Bertrand Lacarelle et Baptiste Rappin.

La reviviscence de la Fleur de lys et du Graal n’est pas le fruit du hasard, c’est un signe des temps, et plus encore, une nécessité. Baptiste Rappin et Bertrand Lacarelle ne sont pas des penseurs idéalistes mais au contraire hyper réalistes, lucides, qui nous sortent de la Caverne où nous enferment la société industrielle et sa religion de l’efficacité.

Élisabeth Bart

Notes :

(1) Baptiste Rappin, Pétales pour une fleur de lys d’or (Ovadia, coll. Temps présents, 2022). Bertrand Lacarelle, Ultra-Graal (Pierre-Guillaume de Roux, 2020)

(2) https://cercle-jean-mermoz.fr/2022/05/21/entretien-avec-baptiste-rappin-a-propos-des-petales-pour-une-fleur–de-lys

(3) Le Livre du Graal (édition bilingue) : I, Joseph d’Arimathie, Merlin, Les Premiers Faits du Roi Arthur (Gallimard, coll. Pléiade, 2017) – II, La Marche de Gaule, Galehaut, La première partie de la quête de Lancelot (Gallimard, coll. Pléiade, 2019) – III, La seconde partie de la quête de Lancelot,  La Quête du saint Graal, La Mort du Roi Arthur (Gallimard, coll. Pléiade, 2018). La lecture de ces trois volumes, 5000 pages environ, constitue bien une « aventure », comme l’écrit Bertrand Lacarelle, aventure que nous avons entreprise suite à la lecture de son livre.

(4) La cybernétique parachève la mort de Dieu. Entretien avec Baptiste Rappin, Revue Philitt ( printemps-été 2022, p. 109). Cet entretien porte sur l’ouvrage de Baptiste Rappin Les origines cybernétiques du management contemporain (Ovadia, coll . Les carrefours de l’être, 2022). Voir aussi Théophile Bondy, La cybernétique, le Golem du monde moderne, https://philitt.fr/2022/06/14/_trashed-5/

(5) Cf. La Geste Révolutionnaire d’armures et d’apparats légers (Mâcon, 2015) ; Garde Royale de l’Archipel Autonome Libre (Paris, 2009) ; Grand Rassemblement d’Action Anti-Libérale (Manosque, 2018) ; Groupe Réaction Anarcho Autonomiste Libertaire ( Nantes, 2019) ; Grande Restauration de l’Âme Ardente sans Limite ( Environs de Plouzané, Finistère, 2017). Garde Rétrograde Avancée de l’Arrière-Lutte, Groupuscule Radieux d’Artistes Assoiffés de Liquides . (p. 74)