Theodore Kaczynski (alias Unabomber) est mathématicien et militant écologiste radical américain. Tristement célèbre pour ses assassinats, il reste malgré tout une figure incontournable du néo-luddisme. Dans son essai La société industrielle et son avenir (Éditions Libre), l’auteur développe une critique sans concession de cette dernière, responsable selon lui d’un accroissement de la souffrance humaine et de la surpopulation. Au moment où le réchauffement climatique hante les esprits, les écrits d’Unabomber nous rappellent l’antinomie profonde qui existe entre technicisme et liberté.
D’emblée, l’auteur nous livre un constat glaçant: en dépit de l’augmentation générale du niveau de vie, la société industrielle est à l’origine de nombreux maux dont la privation de sens, l’aliénation au travail, la déstabilisation des communautés ou encore l’augmentation des troubles psychologiques. Transformés en rouage d’une gigantesque machine sociale, les individus subissent un processus de réification qu’il semble impossible d’enrayer. Afin de remédier à ces fléaux, Kaczynski en cherche l’origine tout en pariant sur une révolution mondiale qui aurait pour but la destruction pure et simple de ce qu’il nomme le « système techno-industriel ».
Tout d’abord, l’essayiste pointe deux tendances psychologiques lourdes qu’il repère dans ce qu’il appelle le « gauchisme », à savoir le sentiment d’infériorité et la sursocialisation. Très présente dans les idiosyncrasies des habitants des villes issus de la petite bourgeoisie, la première renvoie aux forces négatives qui minent la psyché telles que l’auto-dépréciation, le défaitisme, la culpabilité, la haine de soi ou encore l’altruisme pathologique : embourbés dans le ressentiment et le masochisme, ces individus masquent derrière une tolérance de façade un appétit de pouvoir tout aussi brutal que les dominants qu’ils prétendent vilipender. La sursocialisation, quant à elle, qualifie toute personne qui respecte servilement le code moral de sa société tout en s’intégrant à elle de manière utile : certes, cette dernière comporte des avantages en termes de confort mais elle fait naître chez individus un sentiment de culpabilité qui risque de s’avérer insoutenable. Si cette distinction peut nous étonner par rapport au sujet de l’essai, Unabomber lie ces deux penchants dépréciatifs au système technicien : par sa volonté de socialiser à outrance, il impose un cadre normatif étouffant aux hommes, étroitement lié à la raison instrumentale ; en effet, de nombreux experts se relaient tour à tour pour dire comment se comporter selon les diktats du jour. Dépossédé de son libre-arbitre, le vulgum pecus se trouve donc entravé dans ce que Kaczynski nomme son « processus de pouvoir » (need for power). Celui-ci comporte quatre éléments capitaux que sont le but, l’effort, l’accomplissement du but et l’autonomie : dépourvus de ceux-ci, les individus s’orientent immanquablement vers une forme de décadence morale et physique. Étouffée par la totalité d’un système économique qui favorise une hétéronomie extrêmement poussée, la personne se dilue et sombre dans divers comportements pathologiques comme l’hostilité, le ressentiment, les déviances sexuelles ou encore les violences conjugales.
Si ces fléaux sociaux ne sont pas l’apanage de la société industrielle contemporaine, ils prospèrent en elle et prennent une ampleur considérable: noyé dans des masses sans visages, séparé de la nature et atomisé, l’homme libéral subit une promiscuité avec ses semblables, ce qui entraîne une augmentation très nette de l’agressivité. Tandis que les petites sociétés primitives favorisaient la loyauté envers la communauté, la société techno-industrielle, au contraire, exige avant tout une allégeance à son système. À l’inverse du pionnier qui décuplait sa puissance d’exister par son indépendance vis-à-vis de toutes les instances politiques surplombantes, l’homme moderne est un outil passif d’une immense machine dont il sait pertinemment qu’il n’a aucune prise sur elle.
Obéissance et impuissance
Theodore Kaczynski, en plus d’imputer à l’ordre techno-industriel une paralysie du processus de pouvoir, souligne le fait que la vie moyenne d’un consommateur requiert assez peu d’efforts contrairement à certaines tribus vivant au plus près de la nature. Si un gain de confort peut être observé dans nos sociétés, nous pouvons tous faire l’expérience que cela se paie par une servilité économique, celle du salariat, qui est un « chantage à la reproduction matérielle » (Lordon). Certes, l’individu jouit d’un certain nombre d’avantages que ses ancêtres ignoraient, dont l’électricité et le chauffage central, mais il demeure éloigné des postes de décision qui enrégimentent son existence : cette obéissance le mène donc à compenser, notamment par l’intermédiaire du divertissement que lui procurent les jeux télévisuels.
À ce propos, l’auteur écrit : « L’homme primitif, menacé par une bête féroce ou tenaillé par la faim, peut se défendre ou partir en quête de nourriture. Il n’est pas certain que ses efforts paieront, mais il n’est pas désarmé face à l’adversité. En revanche, l’individu moderne est impuissant face à nombre de menaces : accidents nucléaires, substances cancérigènes dans sa nourriture, pollution de l’environnement, guerre, augmentation des impôts, intrusion des grandes organisations dans sa vie privée… ».
De plus, la passivité du citoyen moderne mène à sa réification, ce qui a une incidence sur sa vision du monde : transformé en chose, il perd l’entrain naturel qu’avaient les hommes primitifs pour la reproduction. Si les anciens Homo Sapiens étaient adeptes des liminarités, épreuves difficiles par lesquelles ils devenaient pleinement hommes, l’homo æconomicus, quant à lui, mène un train de vie assez monotone et le plus souvent dépendant de son employeur. D’aucuns arrivent malgré tout à satisfaire leur appétit de pouvoir : engagés dans des associations humanitaires et/ou politiques, ils parviennent à s’adapter tant bien que mal à cette situation dans la société techno-industrielle. Kaczynski se sert d’un autre exemple parlant pour aborder ce sujet : les scientifiques bénéficient d’une grande aura dans le monde de l’arraisonnement total. Serviteurs de la raison instrumentale, ils peuvent également fournir un effort qui sera récompensé tant par la foule que par les institutions.
Cette reconnaissance est cependant beaucoup moins bien accordée aux employés de bureaux et à la majorité des travailleurs pris dans le maillage de la société capitaliste et technicienne.
Afin de sortir de ce carcan, il est salutaire de réactiver la soif de liberté chez les citoyens : or, ce signifiant, employé tant par les libéraux que par les libertaires, se doit d’être cerné.
La Liberté, pour quoi faire ?
Souvent brandie en étendard, la liberté peut être comparée au temps chez saint Augustin : nous savons à quoi elle fait référence, mais au moment où il faut la définir, elle nous échappe. Théodore Kaczynski l’apparente à la possibilité de mener à bien le processus de pouvoir et ce, sans ingérence d’une autre personne ou d’une grande organisation surplombante. L’auteur recourt à deux exemples étonnants, les nations amérindiennes monarchiques et les cités de la Renaissance italienne dirigées par des dictateurs. S’il nous semble contre-intuitif de prime abord de les ériger en modèles de liberté, ces exemples sont pour autant pertinents : dépourvues de police, de moyens de communication à distance, de vidéosurveillance et de fichage, ces nations n’avaient que très peu d’emprise sur leurs citoyens. De fait, le citoyen moderne se trouve bien plus empêché que les sujets des monarchies indiennes. La liberté bourgeoise se voit brocardée par Unabomber : signifiant vide et trompeur, la liberté des droits de l’homme n’est en fin de compte que celle du possédant de jouir de ses biens. Quant à la liberté d’expression, elle demeure strictement encadrée par les grands groupes financiers qui ont tout intérêt à maintenir le statu quo. En somme, la liberté de la démocratie représentative est un flatus vocis, une fiction théorique qui s’évapore au moment où nous la confrontons au réel. Nous pourrions rétorquer à Kaczynski qu’« on ne détruit que ce qu’on remplace ». Si la liberté dans son acception actuelle reste trompeuse, comment conquérir une autonomie authentique ?
ll est avant tout nécessaire pour l’auteur d’affirmer que système technicien et liberté s’excluent radicalement, toute velléité de réforme ne peut donc que conduire à l’échec. En effet, Kaczynski blâme autant le capitalisme que le socialisme qui cherchent tous deux à accroître le dispositif techno-industriel : le conservateur naïf adepte de l’économie de marché se fourvoie lorsqu’il appelle de ses vœux le retour à une vie communautaire et frugale. Quant au socialiste souhaitant développer les forces productives, il accélère, consciemment ou non, la catastrophe qui mènerait l’espèce humaine au bord du gouffre. La technique débridée, productrice d’entropie, ne prend pas en compte les équilibres naturels et met en péril les conditions d’habitabilité de la planète Terre : si les technologies actuelles sont par nature ambivalentes (pharmakon), elles demeurent, par leur fonctionnement interne, hostiles au développement normal du processus de pouvoir. Lorsque le téléphone portable est apparu, il restait optionnel pour la majorité des citoyens, mais il s’est rendu petit à petit indispensable, ce qui démontre l’aspect irrésistible du technicisme moderne, qui s’étend sans cesse au-delà de ses prérogatives : demain, le génie génétique pourra nous transformer en produit manufacturé. Jadis, l’homme était nimbé d’une aura sacrée, fruit d’un Créateur ou de la Nature ; désormais, il s’appréhende exclusivement sous un prisme théorique matérialiste et réductionniste.
Agacé par les bons sentiments des comités d’éthique et par les discours émollients des réformateurs de toute sorte, Kaczynski nous rappelle la loi de Gabor selon laquelle « tout ce qui peut être réalisé techniquement le sera nécessairement » et prévient que le système n’est pas en mesure de réparer tous les problèmes qu’il a causés. Peu modéré dans son tempérament, ses actions violentes en témoignent, l’auteur promeut l’action révolutionnaire dans tous les pays du monde pour mettre à bas le système techno-industriel. Unabomber nous met en garde : plus nous attendons, plus les effets de l’effondrement seront cataclysmiques.
Excessif mais aussi stimulant, l’ouvrage de Kaczynski cherche à mettre en lumière le caractère chimérique de l’entreprise techno-scientiste : celle-ci, en dépit de ses bienfaits, met en péril l’homme et l’environnement. Peu enclin à l’éclosion de la liberté, le système technicien s’enivre de ses découvertes incessantes sans jamais poser la question des fins morales de l’existence humaine. Au moment où la collapsologie commence à être prise au sérieux, les écrits d’Unabomber ébranlent nos certitudes les plus ancrées et esquissent un futur assoiffé d’autonomie.
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