Après Faux départ (2017, Le Dilettante), la romancière Marion Messina revient avec un nouveau livre, La Peau sur la table (Fayard). Dans une France dirigée par une technocrate d’extrême-centre, un étudiant s’immole devant l’Assemblée nationale. Autour de cet événement tragique gravitent les vies de trois autres personnages qui, chacun à sa manière, racontent le morcellement d’un pays à bout de souffle. Un roman naturaliste désespéré qui met à nu la laideur morale des élites.
PHILITT : La Peau sur la table, le titre de votre ouvrage, est une référence à Céline qui utilisait cette expression pour définir son travail d’écrivain. Ici, la mobilisez-vous pour parler, comme lui, de l’écriture ou bien du destin de vos personnages ?
Marion Messina : J’écoutais d’une oreille distraite une émission radiophonique consacrée à Céline lorsque j’ai entendu « la peau sur la table ». Alors que j’avais entamé l’écriture de mon deuxième roman, j’ai su que je tenais le titre. Il faut écrire avec la trouille de mourir avant d’avoir pu poser le point final. Un texte inachevé est une arme pointée vers soi. Finalement, je ne mobilise pas cette expression et en fais encore moins un quelconque usage – c’est elle qui passe à travers moi pour s’offrir un nouveau (et bien modeste) tour de piste.
Le livre s’ouvre par l’immolation par le feu d’un étudiant, Enzo Brunet, devant l’Assemblée nationale. Cela rappelle bien sûr Jan Palach ou, plus près de nous, Mohamed Bouazizi. Une révolution exige-t-elle nécessairement un tel sacrifice ?
Il est vrai que j’ai pensé à Jan Palach en élaborant l’histoire du jeune Brunet. Mais j’ai surtout pensé à Anas Kournif qui s’est immolé devant le CROUS de Lyon en novembre 2019, un an après l’acte initiateur du mouvement des Gilets jaunes. Cet ancien étudiant est vivant – que doit-il penser de son geste face à ce qui se maintient de casse sociale, de soumission des classes populaires et de détricotage de l’université publique ? Une révolution démarre toujours sur ce qui est perçu comme « l’injustice de trop ». Ni un scandale médiatique, ni une donnée statistique (même la plus accablante qui soit) ne pousse les gens dans la rue à risquer leur vie. Dans mon roman, le suicide d’Enzo Brunet soulève la population mais le gouvernement, qui tente de faire passer le jeune homme pour un « déséquilibré », jette, sans mauvais jeu de mots, de l’huile sur le feu. La Révolution française se serait tassée sans la fuite de Louis XVI à Varennes. La question de l’injustice ou du sacrifice initial croise toujours la route de la trahison des chefs politiques.
Dans votre livre, la violence politique n’est pas du fait de l’extrême gauche ou de l’extrême droite mais d’un « extrême centre » bourgeois au pouvoir dénué de toute humanité. Au-delà de la satire évidente du macronisme, pourquoi avoir choisi ce modèle politique comme symbole de la violence politique ?
J’ai le sentiment que le macronisme est une satire en soi. Je n’ai pas écrit avec l’intention de forcer le trait ou de rire de quiconque. Quand de plus en plus d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté, que des travailleurs renoncent à se faire soigner, que des boulangers mettent la clef sous la porte en raison de la hausse du coût de l’électricité, que des professeurs sont recrutés en speed dating, qu’il est devenu impossible de porter plainte dans certaines villes et que le gouvernement fanfaronne parce qu’une secrétaire d’État ébauche son coming-out dans Forbes, que reste-t-il à caricaturer ? Ces gens sont aussi bouffons que dangereux – et c’est une des illustrations les plus pertinentes de l’époque : le grotesque colle serré avec l’ignominie. Un ex-bouffon jouant du piano avec sa bite est aujourd’hui chef d’un État en guerre, un cuistot est devenu chef de milice crypto-nazie au service, officiellement, de la grande cause de « dénazification » du pays voisin ; chez nous, un journal de gauche titre qu’il se passe « enfin quelque chose de politique » parce que des actrices se tirent d’une mondanité de l’interprofession – il est impossible de prendre ce monde au sérieux alors que, comme le disait Pasolini à quelques heures de sa mort, nous sommes tous en danger.
Historiquement, les « gauchistes » (lambertistes, maoïstes, troskystes, etc) considéraient qu’ils avaient raison face aux « fachos », et vice-versa. Le combat était idéologique. Le centre, le pouvoir technocratique par excellence, part du postulat que la gestion de tous les aspects de la vie doit se faire sans idéologie, sans morale, de manière neutre, principalement avec des données statistiques. Absolument tous les « centristes » que j’ai croisés dans ma vie sont mus par un complexe de supériorité qui flirte avec la psychiatrie : nous, nous ne laissons pas guider par nos affects, nous faisons ce qui doit être fait et ce qui doit être fait a été déterminé par des données scientifiques et chiffrées. Par conséquence, les autres, qui se laissent guider par leurs sentiments ou leurs aspirations irrationnelles sont des imbéciles. Et ces gens sont assurément redoutables. Pour finir sur ce point, leur gestion « utilitaire » des choses les amène à se renier en permanence. Prenez par exemple la question du « vivre-ensemble » ou du multiculturalisme : Macron ou n’importe lequel de ses sbires peut s’extasier devant la diversité ethnique d’une métropole, puis, six mois plus tard, lâcher des petites phrases sur la laïcité, le « respect des valeurs de la République », etc. On ne sait pas ce que ces gens pensent, et encore moins ce qu’ils veulent, hormis gérer la boutique selon des critères dictés… par des agences étrangères.
« Chacun dans son rôle et à sa place, dans l’ordre immuable de la bourgeoisie qui, siècle après siècle, déplore la violence sans jamais saisir dans quel bouillon fermente la violence », écrivez-vous. Est-ce cette incapacité à analyser les causes de la violence sociale qui vous révolte dans la mentalité bourgeoise ?
Plus rien ne me révolte car tout est révoltant. J’ai conscience d’avoir écrit un livre qui peut sembler sombre ou « engagé ». Ce n’est pas mon intention. Observer sans se mentir, dans notre temps, amène à écrire comme j’ai écrit. Cependant, je suis toujours stupéfaite de croiser, principalement à Paris, des gens qui me disent ne pas comprendre pourquoi, par exemple, Marine Le Pen attire des millions de personnes ou pourquoi les Gilets jaunes, pendant des semaines, font des centaines de kilomètres pour « manifester pour le pouvoir d’achat ». Il y a une part minoritaire de la population, mais sur-représentée dans certaines fonctions, qui, jusqu’au bout, ne comprendra rien à ce qui se passe. Cela ne me révolte pas ; je crois même que cela me fascine.
Votre livre est bien plus sombre que le précédent (Faux départ, 2017). Ici l’espoir semble absent et les destins se brisent les uns après les autres. Comment expliquez-vous cette évolution ? Peut-on parler d’un roman post-Gilet Jaunes ?
Ce roman concentre nombre de mes idées fixes : la menace psychique qui pèse sur nos consciences dans un monde instable, malsain et insaisissable, la faiblesse des relations interpersonnelles, l’obsession pour la norme qui pousse les hommes et les femmes à se transformer en affabulateurs, l’artificialisation de l’existence, l’infantilisation, le mensonge permanent, l’anomie, l’absence de vie intérieure, l’emprise de la technique et, inévitablement, la fin de la liberté. Les Gilets jaunes mais aussi le confinement et l’horreur dystopique du passe vaccinal m’ont inspirée – mais ils ne sont pas les sédiments de mon terreau. À l’adolescence, je voyais la vie de mes parents et je me jurais d’y échapper. En pensant probablement avoir à faire à une « ado typique », ma mère me répétait : « mais qu’est-ce que tu crois ? On n’a pas le choix ! ». Elle n’a pas idée de l’horreur avec laquelle, à chaque fois, je recevais cette phrase. Il lui arrivait aussi de me dire souvent que j’aurai la même vie qu’elle. Je crois qu’à vingt ans, sans être ni une gothique mal dégrossie, ni une idéaliste à côté de la plaque, j’avais accepté l’idée d’être une marginale sans en avoir l’air. L’idée de traire les vaches par moins dix en janvier m’a toujours fait moins peur que de me soumettre à un chefaillon.
J’ai 33 ans et quand je vois la vie de mes anciens camarades et amis je suis inquiète pour eux. J’ai écrit Faux Départ à 26 ans, j’avais encore quelques illusions. Nous sommes, massivement, en train de nous faire broyer. Je n’ai aucune raison de ne pas l’écrire. Je n’écris pas pour rassurer les gens ou les faire rire – je ne suis pas animatrice socioculturelle.
En début d’année j’ai rencontré une libraire formidable qui m’a dit que lorsque des clients lui demandaient conseil pour aller mieux elle ne leur conseillait que des « romans lourds ». Le roman divertissant, le fameux feel good, endort, fait disparaître les pensées sombres et permet au lecteur de se fuir. Ce genre de merde ne sert à rien. Toujours d’après cette libraire, lire des choses profondes et tristes est le meilleur moyen de commencer à se relever. Après tout, il en va de même avec la musique. Qui va faire son deuil accompagné d’une playlist de tubes de l’été ? Je me souviendrai encore longtemps que cette dame m’avait confié avoir lu Vie et destin après la mort de son fils. La tragédie universelle l’a tirée de sa tragédie intime.
Dans une veine dystopique, vous imaginez que les femmes inscrites au chômage ayant refusé trois offres d’emploi se voient envoyées de force au bordel. Si cette hypothèse prête à sourire, elle est aussi glaçante. Est-ce ainsi que vous percevez l’évolution du libéralisme ?
Ce n’est pas « l’évolution » du libéralisme mais la nature du libéralisme : tout se vend et tout s’achète – pourquoi donc je ne sais quel résidu de morale empêcherait cette logique de se déployer jusqu’au commerce de l’intimité des femmes, même en dépit de leurs réticences personnelles dans un contexte de chômage de masse ? Comptons sur les promoteurs de la « GPA éthique » pour nous vendre la « passe responsable » sous peu. Peut-être même que cet échange de « services sexuels » pourrait être inclusif, féministe et anti-patriarcal ! Enfin, ce n’est pas comme si des pays européens n’avaient pas déjà légalisé les bordels, en les rebaptisant « Eros center » ou « sex center ». Il est impossible d’être contre la prostitution, tout comme il est impossible d’être contre la pornographie en tant que telle. Mais il importe de souligner que depuis quelques années le paysage médiatique est occupé par d’ex prostituées qui témoignent de leur expérience à la façon d’une Belle de jour : « j’étais payée grassement à avoir du plaisir et je dictais mes conditions ». Voici donc la petite fable qui nous est servie pour nous faire accepter l’idée que louer ses bras ou son anus revient au même – voire que se faire sodomiser est moins humiliant que tirer des palettes. Sauf que la loi du marché est pensée pour la pérennité du marché et non pour le bien-être de ses acteurs. Si la prostitution, demain, est réglementée, ce sera une aubaine pour les proxénètes qui deviendront automatiquement des hommes d’affaires respectables – pas pour les prostituées. Ces dernières seront soumises à l’impératif de l’efficacité et de la rentabilité. On a bien vu en Suisse des ristournes sur les passes le jour du Black Friday. Si la prostitution est légale, il y a fatalement un État qui cherche à y placer des chômeuses, des femmes surnuméraires qui n’ont pas mieux à faire. Et c’est précisément ceux qui se targuent de gouverner sans idéaux et sans morale qui se feront une joie de mettre en place ce genre de projet.
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