Jean-Jacques Rousseau, Léon Bloy. Un siècle d’écart, deux styles bien différents, et deux modèles de pensée très opposés en apparence. D’un côté le philosophe contemporain des Lumières, de l’autre le penseur catholique on ne peut plus antimoderne. Pourquoi donc écrire un article associant deux figures aussi contradictoires ? Notre point de départ est l’ethos de pauvreté mobilisé par les deux hommes. Par ethos, nous entendons la posture que prend l’orateur pour persuader son auditoire, mais aussi celle que prend l’individu dans l’espace social pour se définir, voire se singulariser par rapport à ce dernier. Quelle utilisation nos auteurs font-ils de cet ethos de pauvreté ? Cette même démarche posturale les rapproche-t-elle malgré leurs nombreuses divergences ?
Ne serait-il pas hypocrite d’utiliser un ethos pour se faire entendre ? L’ethos n’est-il pas une feinte, mise au service de l’orateur pour convaincre un public subjugué par la posture et le pathos de l’orateur ? Une médiation supplémentaire qui falsifierait le fond de la pensée et du discours ? Le terme hypocrite vient d’ailleurs du grec hypokrisis, « faux semblant ». L’hypocrite est un personnage, caché sous son masque (persona en latin). Plus encore, pour Laurent Thirouin : « L’éthos est bien de l’ordre de l’insinuation – plus que tout autre procédé rhétorique. La constitution de l’éthos doit obéir à un principe de discrétion maximale, sous peine de se disqualifier comme un pur artifice rhétorique[1] ». L’ethos doit donc être caché pour être efficace. Ce qui renforce la dimension faussement sincère de son utilisation, en plus d’être totalement contradictoire avec l’exhibition de la pauvreté que font Rousseau et Bloy. Pour Thirouin, « l’explicite est en l’occurrence banni, ou plus exactement le méta-rhétorique – toute pratique qui exhiberait les principes d’élaboration rhétorique[2] ». Comment alors expliquer les attitudes de nos polémistes ? De Rousseau qui se vante d’être mal habillé, dans les Confessions : « J’étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m’était ordinaire ; grande barbe assez mal peignée[3] », allant jusqu’à « [prendre] ce défaut de décence pour un acte de courage[4] », à Léon Bloy qui intitule la première partie de son journal Le Mendiant ingrat ?
Plus encore, Rousseau commence ses Confessions en proclamant son honnêteté avec véhémence. « Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge […]. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise.[5] » Au terme « franchise » succède celui de « sincérité » : « Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là.[6] ». Ici, pas de masque, à en croire Rousseau, toute la vérité, rien que la vérité.
Dans le roman La Femme pauvre de Léon Bloy, certains ethè sont présents. Mais ils y sont associés à la plus grande hypocrisie. Ainsi, de ce passage, où la mère Chapuis se donne en spectacle pour parvenir à ses fins : « La vieille, à son tour, s’élança entre les deux adversaires et profita de l’occasion pour dégainer le grand jeu pathétique inventé par elle, qui consistait à roucouler sur divers tons, en ramant de ses deux mains jointes, du haut en bas et d’Orient en Occident.[7] ». Ici, l’ethos de l’orante est caricaturé : les deux mains jointes de la pharisienne sont comme promenées dans l’espace. Son pathos est bel et bien présent, « grand jeu pathétique », mais rendu inefficace tant il est ridicule et ridiculisé par le narrateur. Enfin, sa parole (logos) d’oratrice est immédiatement méprisée et associé à un roucoulement. Lorsque la mère implore « Épargne le cœur brisé de ta sainte mère. N’augmente pas son martyre[8] », le lecteur est loin de l’identifier à une figure christique. Il comprend au contraire que les références au martyr et au Sacré Cœur de Jésus brisé par les hommes sont fausses. Pourtant, Rousseau comme Bloy utilisent l’ethos de pauvreté. Comment réussissent-ils à le concilier avec leurs axiologies respectives ?
Ethos et sincérité
Comment expliquer, en effet, que Léon Bloy revendique aussi clairement l’utilisation d’ethè lorsqu’il rédige son pamphlet légitimiste La Chevalière de la Mort ? Dans son préambule, notre auteur écrit : « Les deux chapitres, d’une date très postérieure, ajoutés à cette édition, marquent nettement la différence entre deux époques et deux postures.[9] » Sa démarche est donc assumée, et l’interchangeabilité des postures est encore plus troublante : plus il y a d’ethè, plus il y a de masques.
Peut-être en rappelant tout d’abord que la notion d’ethos est intrinsèquement liée à celle d’arêté (honnêteté). Dans la Rhétorique, Aristote affirme : « On persuade, par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi, car les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande.[10] » L’ethos est posture morale, qui souligne l’honnêteté de l’orateur auprès de qui l’orateur s’adresse. L’utilisation de l’ethos de pauvreté pour défendre des idées égalitaires dans le cas de Rousseau, chrétiennes dans celui de Léon Bloy, est on ne peut plus logique et cohérente. Qui ne parlerait mieux de la pauvreté que celui qui la vit ?
En cela, Léon Bloy ne condamne pas la rhétorique, et par extension l’ethos. Il n’est pas platonicien. Ce qu’il condamne dans La Femme pauvre n’est autre que la mauvaise utilisation de la rhétorique à des fins sophistiques. L’on retrouve au contraire chez Bloy un certain amour de la rhétorique. Ce qui explique pourquoi il parle de « posture ». Toujours dans la Chevalière de la Mort, Bloy évoque la construction de son ethos de pauvreté, à travers son fameux personnage romanesque Marchenoir, présent dans plusieurs de ses romans : « Rien ne laissait prévoir encore que je deviendrais un jour attentif à désobliger mes contemporains. Caïn Marchenoir croupissait dans son innocence et ne savait pas son destin.[11] » Rappelons, pour clarifier notre propos, que « Marchenoir n’est pas qu’un double ou une projection fictionnelle : c’est le vrai nom de Bloy, sa réalité profonde.[12] » Ce que Bloy affirme donc, c’est qu’au fur et à mesure de sa carrière littéraire, il construit son ethos de pauvreté, en vue d’entrer en dissidence vis-à-vis de ses contemporains. Cet ethos ne va donc pas lui servir à faire carrière, bien au contraire. Il a tout intérêt à être sincère, étant donné qu’il n’est précisément pas dans une optique de mentir pour mieux vendre. Dans le cas de Rousseau non plus, l’utilisation de l’ethos n’est pas « calcul cynique ou feinte conscience[13] ». Il s’agit au contraire, pour eux deux, d’affirmer leurs idées avec véhémence, et en les imageant par leur posture de pauvreté. Mais de quelles idées parle-t-on au juste ?
L’utilisation de l’ethos à des fins apologétiques
Il s’agit tout d’abord d’une forme de démarcation sociale, dans une optique de « lutte des classes », avec toutes les précautions nécessaires pour employer ce terme dans un tel contexte (Rousseau vivant avant Marx, Bloy étant contre le marxisme). Lorsque Bloy affirme être « attentif à désobliger ses contemporains[14] », il cherche, conformément à ce qu’explique Maud Schmitt dans son article, à s’opposer à un champ littéraire préalablement construit autour de la notion de réussite sociale et de succès. Rousseau entreprend exactement la même démarche. Sa posture lui sert à s’opposer à la cour, c’est pourquoi Meizoz parle de « ce personnage plébéien, conçu comme une démarcation éthique à l’égard des Grands.[15] » Ainsi, dans les deux cas, il s’agit de défendre les pauvres, à travers le personnage de pauvre que se constituent Rousseau et Bloy.
Remarquons d’ailleurs que Rousseau comme Bloy sont scandalisés par les inégalités entre les riches et les pauvres. Dans le Discours sur l’économie politique, le Genevois les décrit (et les décrie) de la sorte : « Le tableau du pauvre est différent ! plus l’humanité lui doit, plus la société lui refuse : toutes les portes lui sont fermées, même quand il a le droit de les faire ouvrir ; et si quelquefois il obtient justice, c’est avec plus de peine qu’un autre n’obtiendrait grâce : s’il y a des corvées à faire, une milice à tirer, c’est à lui qu’on donne la préférence.[16] » Ce constat de l’inégalité est à la fois ce qui le pousse à s’identifier aux plus pauvres par son ethos, et à fonder sa philosophie contractualiste. Pour Bloy aussi, « il est intolérable à la raison qu’un homme naisse gorgé de biens et qu’un autre naisse au fond d’un trou à fumier.[17] »
Pourtant, les visions des deux hommes sur la pauvreté diffèrent largement. S’ils sont tous les deux scandalisés par les inégalités économiques et sociales, Rousseau cherche à les réduire, tandis que Bloy fait l’apologie d’une certaine pauvreté évangélique. Pour Rousseau, la pauvreté est ontologiquement mauvaise. Il faut absolument qu’elle disparaisse, afin de permettre une égalité effective au sein de la cité. Dès lors, sa pensée s’inscrit dans une perspective économico-politique. C’est pourquoi, dans ses écrits, « Rousseau expose comment une bonne économie politique doit procurer à tous […] l’abondance[18] ». Ce qui lui permet d’établir une distinction entre la bonne et la mauvaise manière d’utiliser les richesses[19]. En cela, Rousseau est davantage moderne, et proche des préoccupations de nos contemporains.
En revanche, pour Léon Bloy, la misère est à distinguer de la pauvreté : « La Pauvreté groupe les hommes, la Misère les isole […]. La Pauvreté est le Relatif, — privation du superflu. La Misère est l’Absolu, — privation du nécessaire.[20] » En soi, pour lui, la pauvreté est bonne en ce qu’elle rapproche du Christ. Ce dernier n’est-il pas né dans une étable et mort nu sur la Croix ? Dès lors, Bloy prêche la pauvreté à l’image des prédicateurs du Moyen Âge comme saint Dominique ou saint François d’Assise. A contrario, il hait les riches, qu’il considère éloignés du Christ et exploiteurs des pauvres : « Le riche est un mauvais pauvre, un guenilleux très puant dont les étoiles ont peur.[21] » La perspective chrétienne de Bloy amène une autre axiologie, où la richesse est synonyme de damnation et d’hétéronomie (car nul ne peut servir deux maîtres à la fois selon l’Évangile) et dans laquelle la pauvreté devient même surnaturelle.
Ainsi, nous pouvons dire que l’utilisation d’un ethos de pauvreté par Rousseau et Bloy n’est pas contradictoire avec la sincérité. Au contraire, cela leur permet de mettre au jour des vérités dérangeantes : le scandale des inégalités notamment. Plus encore, leur ethos devient le véritable support, l’incarnation de leurs discours respectifs. Mais ces derniers diffèrent puissamment, tant leurs perspectives ne sont pas les mêmes. Alors que Rousseau rêve d’une société égalitaire, ce qui en fera par la suite un modèle pour les socialistes, Bloy n’hésite pas à écrire : « Malheur à celui qui n’a jamais mendié.[22] » Cette question est encore d’actualité à notre époque. Alors que les programmes politiques contemporains parlent de la pauvreté, de la précarité et de différentes formes de misère dans le but de les réduire, la discrète voix de l’Église n’affirme-t-elle pas que « la pauvreté radicale peut être une vocation particulière (Mt 19, 16-26)[23] » ? Il nous faut donc, antimodernes, nous interroger véritablement sur cette question : devons-nous combattre la pauvreté ou au contraire la rechercher ?
Ambroise Koenig
[1] Laurent Thirouin « L’éthos de Montalte, dans Ethos et pathos, Le statut du sujet rhétorique » [en ligne], Actes du colloque international de Saint-Denis, 1997.
[2] Ibid.
[3] Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre VIII dans Œuvres complètes, Tome I, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade 1959, p.397.
[4] Ibid.
[5] Ibid, livre I, p. 5.
[6] Ibid.
[7] Léon Bloy, La Femme pauvre, Paris, Éditions du Cénacle, 2019, p. 27.
[8] Ibid.
[9] Léon Bloy, La Chevalière de la Mort, Paris, Mercure de France, 1930, pp. 9-10.
[10] Aristote, Rhétorique, Livre I, texte établi et traduit par Médéric Dufour, Paris, Gallimard, 1991, pp. 22-23.
[11] Léon Bloy, La Chevalière de la Mort, Paris, Mercure de France, 1930, p. 9.
[12] Emmanuel Godo, Léon Bloy, écrivain légendaire, Paris, Éditions du Cerf, 2017, p. 16.
[13] Jérôme Meizoz, Le Gueux philosophe, Lausanne, Antipodes, 2003, p. 25.
[14] Léon Bloy, La Chevalière de la Mort, Paris, Mercure de France, 1930, p. 9.
[15] Jérôme Meizoz, Le Gueux philosophe, Lausanne, Antipodes, 2003, p. 25.
[16] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, [en ligne], disponible sur https://www.google.com/url?sa=i&url=http%3A%2F%2Fwww.adelinotorres.info%2Feconomia%2FRousseau_Discours%2520sur%2520%25C3%25A9conomie%2520politique.pdf&psig=AOvVaw3rYoiBdNzgR3FY8L9tsImb&ust=1706699684751000&source=images&cd=vfe&opi=89978449&ved=0CAYQn5wMahcKEwjA2Iz4_YSEAxUAAAAAHQAAAAAQBA. Consulté le 30-01-2024.
[17] Léon Bloy, Le Sang du pauvre, dans Œuvres de Léon Bloy, Mercure de France, tome IX, 1978, p 86.
[18] Claire Pignol, « Pauvreté et fausse richesse chez J.-J. Rousseau. L’économie entre éthique et politique » [en ligne], disponible sur https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-economie-politique-1-2010-2-page-45.htm. Consulté le 30-01-2024.
[19] Ibid.
[20] Léon Bloy, Le Sang du pauvre dans Œuvres de Léon Bloy, Mercure de France, Tome IX, 1978, p 92.
[21] Ibid. p. 87.
[22] Léon Bloy, Le Mendiant ingrat, dans Œuvres de Léon Bloy, Mercure de France, Tome XI, 1964, p 13.
[23] Église catholique en France, Glossaire, « Pauvreté » [en ligne], disponible sur https://eglise.catholique.fr/glossaire/pauvres/. Consulté le 31-01-2024.