« Dragon Ball » d’Akira Toriyama : Souvenirs picaresques et esprit d’enfance

Il y a cinq ans, dans notre numéro consacré à « l’enfance retrouvée », nous rendions hommage au mangaka Akira Toriyama, dont on apprenait aujourd’hui la mort le 1er mars dernier.

C’était un temps où les maisons d’édition n’avaient pas encore eu l’atroce idée, pour faire des économies bien sûr, de conserver le sens de lecture « à la japonaise » des mangas qu’elles traduisaient à la chaîne, un peu n’importe comment. Retrouvant les petits volumes colorés publiés par Glénat au début des années 1990, dont le rabat annonce assez finement une « version moderne des chevaliers de la Table ronde au pays du Soleil levant », je songe à ce que disait Julien Gracq des Voyages extraordinaires de Jules Verne publiés par Hetzel, lorsqu’il évoquait le caractère indissociable, dans sa « biographie de lecteur », d’un texte et d’une édition particulière. De même, ces aventures si amusantes sont indissociables pour moi des livres dans lesquels je les ai lues : impossible de me plonger aujourd’hui sans mal de crâne dans une version imprimée à l’envers des aventures de Sangoku, même mieux traduite.

À la télévision, quelques dessins animés avaient précédé cette découverte, remarquables pour certains : Albator, Cobra, etc. Et puis était apparu un petit personnage mal coiffé, potelé, avec sa force herculéenne, sa naïveté et ses accessoires magiques (un bâton phallique qui grandissait et rétrécissait à volonté, un nuage magique ne pouvant transporter que les « cœurs purs »), rapidement rejoint par une ribambelle de compagnons plus stupides, lubriques et amusants les uns que les autres.

Quand j’y repense, je me dis que l’étonnante séduction de ces aventures tenait notamment à leur caractère picaresque. Aux rebondissements nécessaires à la logique feuilletonnesque du récit s’ajoutaient le motif du voyage, et surtout le couple formé par Bulma et Goku : la grande délurée et le petit dodu, voilà mes avatars farfelus, inattendus et lointains de Don Quichotte et Sancho Panza qui, les premiers, me mirent en contact (et cela sans que j’en sache rien) avec le grand Cervantès. Et puis il y avait, rituellement, la mise en scène du « bas corporel », la gloutonnerie des héros se goinfrant de savoureux bols de riz, la fascination à la fois niaise et drôle pour les sous-vêtements féminins qui donnait lieu à de multiples saynètes à base de petites culottes dévoilées, enlevées ou offertes par des jeunes filles aussi susceptibles qu’effrontées.

Le picaresque, c’était aussi la merveilleuse inventivité des péripéties, les lieux magiques (la tour du muscle et son hilarant ninja expert en camouflage, l’île des tortues et son Maître, les multiples grottes inquiétantes et autres châteaux enchantées, sans parler des terrifiantes toilettes des démons, du côté de chez Mamie Voyante), l’armée du ruban rouge qui offrait au petit Japon une vision burlesque et vengeresse de l’armée populaire chinoise, tout un bestiaire enfin de créatures à moitié animales (cochons, singes, chats, etc.), à moitié sorties de l’enfance, croquées par un charmant dessin qui savait accentuer les traits les plus rondouillards et mignons de tout ce petit monde.

Les années passant, malheureusement, ce petit miracle de poésie enfantine se perdit dans une succession ininterrompue de combats intergalactiques entre monstres verdâtres et héros aux physiques tous identiques de culturistes gay californiens. L’inventivité, la joie, l’humour régressif, tout cela disparut au profit d’une répétition morne de batailles de plus en plus énormes, de monstres de plus en plus méchants, transposant sans effort la logique industrielle présidant à la publication de ce type de sous-littérature. Alors c’en fut fini du picaresque au pays du levant, du carnavalesque bakhtinien et des enfants singes farceurs…

C’est qu’il est arrivé à Dragon Ball ce qui peut arriver de pire à n’importe quel individu, où qu’il vive sur le globe, phénomène qui gâche tant de nos contemporains proches, lointains, amis ou ennemis, jour après jour : lorsque l’esprit d’enfance, avec son goût du rire, des bêtises et de la merveille, cède définitivement la place au ricanement complexé, maladif, haineux, ennuyeusement répétitif et violent de l’adolescence.

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