Zamiatine : la révolution face à la faiblesse du matériau humain

Il y a trois ans, les éditions Noir sur Blanc publiaient dans une nouvelle traduction Le Fléau de dieu d’Evgueni Zamiatine. Nous avions alors salué les qualités littéraires et la profondeur de réflexion de cet écrit de la maturité. L’auteur avait alors 50 ans et il ne lui restait que bien peu de temps à vivre. Cette année, Les Belles Lettres rééditent deux ouvrages traduits par Bernard Kreise : Seul et Le Pêcheur d’hommes. Ce dernier regroupe des textes pour la plupart rédigés alors que l’auteur réside encore en URSS, qu’il finira par quitter en 1931.

Éphémère bolchevique en 1917, puis suspect aux yeux des vainqueurs sanglants de la terrible guerre civile qui a suivi la révolution d’Octobre, Evgueni Zamiatine vit et écrit dans un entre-deux étrange. Il faut haïr le péché, mais aimer le pécheur dit l’antique casuistique pénitentielle. Zamiatine a plus aimé la révolution que les révolutionnaires installés, c’est un fait, et, sans surprise, ces derniers lui ont souvent été hostiles. Faut-il voir ici, dans cette tension, l’un des fils conducteurs qui court parmi ces textes si différents, si hétérogènes ? Cela semble des plus plausibles. Plus généralement cependant, ce n’est pas seulement la tension entre l’idéal de la Révolution et la pratique des révolutionnaires que Zamiatine met en relief dans ses histoires, y compris dans leurs formes parfois bouffonnes ou grotesques, mais plutôt l’écart intrinsèque qu’il y a, dans tous les hommes, entre ce qu’ils espèrent ou craignent et ce qui leur arrive, entre ce qu’ils croient être et ce qu’ils sont, entre les grandes idées, les nobles sentiments et le matériau humain imparfait, incomplet — trop humain en somme — dont ils sont faits. 

Sans doute n’est-il pas exagéré de dire que l’idée de déception est au cœur de ce recueil. Faut-il rappeler qu’elle est sans doute tout autant au cœur de la vie de l’auteur, ce grand déçu des grands soirs ? Peut-être faudrait-il aller plus loin. Certes, nous ne cessons de rencontrer, au fil des pages, des personnages qui voient leurs attentes les plus grandes, les plus assurées, se transformer au dernier moment en poussière, en miettes. Nous en rencontrons d’autres dont les espoirs sont presque délirants et fous et, donc, forcément voués à la désillusion — c’est tout le sujet de Seul. Il y en a même qui, s’imaginant le pire, sont tout étonnés de ne pas le voir se réaliser. Quand coupable et victime se croisent, le coupable craint la vengeance, mais la victime peut, tout simplement, vouloir raviver le souvenir des bons moments — car il y en a toujours, même avec son bourreau, puisqu’il est homme, comme soi.

Ladoni, Artur Aristakisyan (1994)

Cependant, cette distance entre ce que l’on attend du monde et ce que l’on en obtient finalement n’épuise pas la dissonance partout présente chez Zamiatine. Ses personnages ne se trompent pas seulement sur ce qui va leur arriver, ils se trompent d’abord sur eux-mêmes et sur les autres. Tel homme croit être aimé, il est ignoré ; telle femme croit épouser un homme qu’elle dominera, celui-ci la rabroue aussitôt le mariage enregistré. Ceux-là croient impressionner une femme par leur détermination face à la foule ou face à un voleur, mais, en derrière instance, tout se retourne contre eux et le ridicule tue leurs espoirs — nous revoilà au point précédent. Chez Zamiatine, on ne peut ni se fier au futur, ni se fier à soi, ni se fier aux autres. Souvent, chez lui (nous sommes en Russie après tout) l’alcool ajoute à la confusion, interdit de distinguer le possible de l’impossible et, pire, le vrai du faux. Mais qu’est-ce que la vérité ?

La vérité, la seule, finalement, qui ressort de ces nouvelles, au-delà, ou plutôt en deçà, de la vérité littéraire et poétique, est celle de la déficience de la qualité du matériau humain russe (pas seulement russe, l’ultime nouvelle nous le rappelle). 1917, février, octobre, révolution sur révolution, besoin, nécessité de régénération : on ne crée pas un monde nouveau sans homme nouveau, surtout si le système social et moral précédent a tout fait pour produire un homme dégénéré, médiocre, quoiqu’encore capable de révolte, quand la coupe est trop pleine et l’assiette trop vide ; c’est déjà beaucoup. Zamiatine ne peint pas l’être régénéré, il peint le passage vers cet être qu’il semble savoir, qu’il sait déjà, probablement, inatteignable par le système soviétique. Ainsi, il offre au lecteur une formidable galerie de portraits de ratés, d’alcooliques, d’ignorants, de superstitieux, de médiocres, c’est-à-dire, qu’on le veuille ou non, de frères en humanité. C’est pour cela que le regard de Zamiatine est éminemment politique, que sa réflexion est profondément sociale et que son œuvre est dangereuse du point de vue soviétique. 

Ladoni, Artur Aristakisyan (1994)

Pauvre matériau humain qu’Octobre a arraché au doux sommeil du knout par le fracas des décharges de Mosin-Nagant dans le palais d’Hiver et qui désormais s’agite dans la gloire révolutionnaire et l’infinie petitesse de l’individu. Pauvres Russes qui confondent l’hypothétique arrivée de bleus de travail avec la parousie, le marxisme et le marfisme — de Marfa, une femme désirée —, mais qui sont capables de mourir pour que cela change — cela ? Le monde, lui, moujik crasseux, les villages, les bleus, tout, tout parce qu’il n’en peut plus, il n’en veut plus. Et un coup de feu retentit et un homme tombe, il tombe pour la Révolution ? pour la Justice ? pour quoi tombe-t-il ? Pour lui, d’abord, il tombe pour lui, car ce pauvre lambeau de matériau humain est humain, pleinement humain et qu’il vaut mieux mourir en homme vivant que vivre en cadavre. De toute façon, le tireur a décidé pour lui. Dans une révolution, une guerre civile, chacun travaille à faire de l’autre, de celui d’en face, un martyre.

Le désabusement, le sens du tragique de Zamiatine ne doit pas faire oublier qu’il y a cru, qu’il a eu raison d’y croire, que les 80 ans de régime soviétique qui s’ouvraient sous ses yeux, malgré toutes les horreurs, les erreurs, les déceptions (là encore), allégeraient le poids sur les épaules courbées du moujik. Il n’y a pas de complaisance, ni d’indulgence chez Zamiatine. Il y a un regard dur et lucide, mais qui se porte sur un objet aimé. L’ironie, le grotesque, le ridicule qui abondent dans les pages de ce recueil ne sont pas là pour avilir ou pour placer le lecteur à distance, à distance et plus haut, en surplomb, en donneur de leçon, au contraire. Zamiatine place le lecteur aux côtés du jeune passager du tramway n°4 (Un drame de dix minutes) et, face à ces nouvelles, nous sommes comme lui devant la colère de ce prolétaire brutal, vulgaire, et terriblement menaçant. Une fois la lecture du recueil terminée, le lecteur doit se faire une raison, il est comme ce jeune passager au moment où le bref récit se clôt : il comprend — ou pas.

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