Gaza, grand cimetière sous la lune

La posture de Bernanos lors de la guerre civile espagnole, qui dénonçait en 1938 le soutien apporté aux crimes de guerre franquistes dissimulés sous l’apparence d’une guerre du bien contre le mal, nous invite, à notre tour, à penser la clémence avec laquelle sont perçus les crimes de guerre contre le peuple palestinien perpétrés par le gouvernement israélien de Netanyahu. La très dangereuse rhétorique du « choc des civilisations » déployée au lendemain du 7 octobre doit être dénoncée comme une imposture qui sert à justifier des pratiques guerrières criminelles et dissimule le profond nihilisme de ceux qui s’en saisissent.

« Le monde sera jugé par des enfants. L’esprit d’enfance va juger le monde. » Georges Bernanos

Lorsqu’en juillet 1936, la tentative de coup d’État du cartel de généraux conservateurs contre la République espagnole plonge le pays dans la guerre civile, George Bernanos, fuyant des difficultés financières, se trouve à Palma de Majorque où il est installé depuis 1934. Catholique et un temps proche de l’Action française, l’écrivain prend d’abord fait et cause pour l’insurrection qui allait porter le général Franco au pouvoir, choqué par la « terreur rouge » qui sévit dans les régions demeurées fidèles à la République, qui voit des miliciens affiliés aux diverses forces de gauche se répandre en exactions contre le clergé catholique et ceux soupçonnés de lui être trop loyaux. Aux îles Baléares, ces événements servent alors de prétexte au déclenchement d’une épuration particulièrement féroce qui envoie des milliers d’innocents à la mort sur la base de simples soupçons d’appartenance à un syndicat ou un parti de gauche. Révolté par ces exactions et par la complicité du clergé espagnol, Bernanos entreprend alors la rédaction des Grands cimetières sous la lune comme un cri d’alarme adressé aux siens. Ce cri, loin d’un appel à la pitié du bon chrétien français pour le pauvre paysan majorquin emmené pour être abattu dans la nuit au bord d’un fossé, prend la forme d’une exhorte. Une exhorte aux catholiques français à ne pas s’avilir dans cette rhétorique faisant du combat nationaliste espagnols une Croisade contre les forces ennemies de l’Église (socialistes, maçonniques, juives etc…) qui ferait passer le massacre d’innocents par milliers pour, au mieux un mal nécessaire, au pire un geste saint. C’est précisément l’éthos adopté par Bernanos qui fait la pertinence des Grands cimetières sous la lune pour penser notre époque marquée, non par le retour d’une conflictualité qui n’a jamais disparue, mais par une intensification de cette dernière, notamment au Proche-Orient.

Les événements tragiques en cours à Gaza, inscrits dans un conflit territorial sur fond ethno-national, n’ont a priori que peu à voir avec la guerre civile idéologique qui consuma l’Espagne dans les années 1930. Certes les deux conflits comportent leur lot d’atrocités (quelle guerre en est exempte ?), de nature d’ailleurs bien différente, mais il n’est pas question ici d’alerter sur ces dernières. Il serait d’ailleurs bien vain de chercher à émouvoir, par les mots, des cœurs qui ne le seraient déjà pas par les images accablantes qui inondent nos réseaux sociaux. Ces images ne nous donnent d’ailleurs à voir qu’un échantillon d’une horreur dont on ne prendra la mesure totale qu’une fois le brouillard de guerre levé sur Gaza, bref, quand celle-ci appartiendra à l’Histoire. En revanche, c’est bien de faillite morale, celle du clergé espagnol et d’une partie des élites françaises, qu’il est question dans Les Grands cimetières sous la lune. Cette faillite morale se situe précisément à l’endroit où le spectateur du conflit vient adouber le massacre systématique d’innocents sur un territoire comme un mal nécessaire subordonné à une fin plus juste, où l’on en vient à croire que « le royaume de l’Injustice peut être divisé contre lui-même, en opposant l’injustice à l’injustice. »[1] Là, peut-être que l’écho de l’avertissement qu’adresse Bernanos aux siens peut raisonner jusqu’aux nôtres, que l’on appelle ce « nous » Occident, Nord, Monde blanc ou encore Monde démocratique.

Le Christ sous les décombres de Kelly Latimore, icône chrétienne réalisée pour le Noël gazaoui

La moralisation de l’ennemi

D’où vient que « (le) massacre de misérables sans défense ne tira pas un mot de blâme, ni même la plus inoffensive réserve » de la part des commentateurs de ces mêmes massacres ? Paradoxalement, la réponse pourrait être à chercher dans la moralisation de la conflictualité. Rares, pour ne pas dire aucun, sont les belligérants qui ne se drapent pas de l’étendard de la guerre juste pour justifier leurs crimes. Cette rhétorique franchit cependant un palier de radicalité lorsqu’elle essentialise l’ennemi dans sa dimension morale. La rhétorique nationaliste espagnole fit par exemple de la guerre civile sa « Croisade »contre « l’Armée du Mal » républicaine. Dans le cas qui nous intéresse, le Mal avait frappé dans l’horreur, qu’il n’est nullement question de minimiser, du 7 octobre. Il portera le nom de barbarie.[2] Face à elle, Benjamin Netanyahu n’a pas tardé à agiter la nécessité de faire triompher « les forces de la civilisation » à la tribune du Congrès américain.[3] Or, comme l’écrit Bernanos, « il est difficile de traiter les soldats de l’Armée du Mal comme des belligérants quelconques. ». Ici cette barbarie porte un nom propre : le Hamas, instigateur de l’attaque du 7 octobre. Nos éditorialistes ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, la guerre menée par Israël n’est pas contre le peuple Palestinien mais bien une « guerre Israël-Hamas ». Toujours selon la rhétorique belliciste israélienne, le Mal nommé et identifié, il ne restât qu’à procéder, à l’ablation de cet agent pathogène sur le corps du peuple palestinien. On ne négocie pas avec le Mal, on le combat, on le déracine, faisant ainsi gagner une bataille à l’avant-garde du monde civilisé. Les Palestiniens seraient d’ailleurs les premiers à tirer le bénéfice de cette Croisade, eux qui portent sur le corps de leur peuple la tumeur maligne dont ils seraient les premières victimes, celle d’un Hamas qui aurait « détruit l’innocence des enfants de Gaza » comme l’écrit l’universitaire Sandrine Boudana dans une tribune pour le Figaro[4], justifiant implicitement leur purification par le feu…

Seulement, « quel que soit leur toupet, les prédicateurs de la Bonne Guerre n’oseraient soutenir que les Forces du Mal se trouvent si nettement délimitées que nous ne frapperons qu’à coup sûr. » L’éradication du Mal n’ira pas sans victimes collatérales. Il fut nécessaire que, faute de pouvoir délimiter précisément les contours du Mal au sein de la société majorquine, des gens innocents aient été conduits à la mort en vertu de la loi des suspects. Bernanos caractérise la guerre civile comme avant tout des opérations policières dans lesquelles « la Terreur fait sa loi » pour purger un peuple du camp adverse qui le gangrène. Il n’aura toutefois échappé à personne que le conflit israélo-palestinien n’est pas une guerre civile. Ici, c’est un autre corps qui porte le Mal. Or, l’on ferait volontiers souffrir à autrui les traitements de chocs que l’on n’oserait pas s’infliger. Pire, si un membre paraît gangrené, la solution est l’amputation du membre entier. En cela, la logique génocidaire est contenue dans celle de la prétendue Croisade.

L’ornière du choc des civilisations

Edward Saïd (1935-2003)

En tant qu’observateur, il est facile de pointer du doigt l’esprit de vengeance qui s’est emparé des soldats israéliens au lendemain du 7 octobre, caractéristique du triste mécanisme d’escalade dans la violence en temps de guerre. Mais il convient surtout de s’interroger sur les causes de cet adoubement médiatique, du fait que le « massacre de misérables sans défense ne tira pas un mot de blâme, ni même la plus inoffensive réserve » d’une large partie, tout aussi observatrice que nous, du personnel intellectuel, politique et médiatique du monde occidental. En d’autres termes, qu’est-ce qui pourrait bien nous rallier à cette guerre ? 

Nous l’avons dit, Netanyahu fait de cette riposte un combat opposant la Civilisation à la barbarie. Sa rhétorique est la suivante : la Civilisation est attaquée en Israël comme elle fut frappée en 2001 aux États-Unis et en 2015 à Paris. Faisant fi de la diversité des contextes et des acteurs qui ont causé ces différents événements, oubliant notamment que l’augmentation des tensions dans la région est notamment imputable à une vieille politique d’occupation de territoires palestiniens condamnée par la Cours Pénale Internationale[5], nous partagerions, selon ce narratif, une communauté de destin avec Israël en ce qu’il appartiendrait à la Civilisation. Cette dernière se pose alors comme un absolu, et pourtant, elle est en réalité circonscrite à un contexte géographique et culturel particulier. Aux yeux du reste de l’humanité, celui-ci porte un nom : l’Occident. Or, ce dernier trouve dans cette barbarie qui le frappe et le défi à plusieurs reprises une altérité radicale. L’Occident est un pôle qui n’existe qu’en relation à un Orient. 

Dans son désormais célèbre livre L’Orientalisme, l’intellectuel palestinien Edward Saïd a montré comment, dans un moment historique d’hégémonie globale, la modernité occidentale s’est en partie construite dans le reflet d’un Orient fantasmé comme son envers esthétique, sensuel et passif par opposition à un Occident conçu comme substance active, transformatrice et rationnelle amenée à gouverner le premier. Dans un moment de déclin spirituel et matériel, il se pourrait que l’altérité dans laquelle s’institue une certaine version de l’Occident soit bien plus conflictuelle, plongeant dans la prophétie de plus en plus auto-réalisatrice du Choc des Civilisations face à un Orient élargi qui s’étendrait à Moscou, Pékin et Téhéran.[6]

Jérusalem dans le cœur, de l’artiste chrétien palestinien Sliman Mansour

Habiter le néant

Les gouvernements occidentaux ont certainement des ennemis dans la conjoncture géopolitique actuelle. Y répondre en serrant les rangs dans une complicité au mieux passive, au pire passionnée, d’une pratique guerrière criminelle chaque jour plus génocidaire en l’inscrivant dans une lutte morale est en revanche une option qui n’a rien de viable. À plonger dans le mirage du choc des civilisations, le monde occidental court effectivement le risque, s’il ne l’a pas déjà fait, de polariser ses ennemis dans une confrontation sur ce même fond rhétorique. Par ailleurs, nous mesurons chaque jour à quel point il s’avère, au regard de l’antisémitisme lui-même, irresponsable d’ériger symboliquement les communautés juives du monde entier dans une position d’avant-garde de ce combat civilisationnel. En effet, cette rhétorique ferait presque oublier que le seul projet d’extermination systématique du peuple juif est sorti des entrailles de cette modernité occidentale, n’en déplaise au révisionnisme historique dans lequel se répand l’extrême-droite israélienne qui ferait du grand mufti de Jérusalem le véritable initiateur de la Shoah.[7] La plongée dans le narratif de la guerre civilisationnelle se fait plus inquiétant encore lorsqu’il rend aveugle aux dynamiques réelles qui guident la montée des tensions au Moyen-Orient. Elle efface notamment la fuite en avant guerrière d’un premier ministre israélien dont le chaos est l’assurance-vie politique, conscient que le retour de la paix le forcerait à rendre des comptes à son peuple sur 20 ans de politique irresponsable d’entretien des tensions avec un Hamas faisant figure d’antagoniste idéal.[8] Sous l’influence d’un nationalisme religieux souhaitant hâter l’avènement du messie par la reconstruction du Temple de Salomon, dont Charles Enderlin remarque à ce propos qu’il va à rebours de millénaires de traditions interprétatives juives (Rouleau du Temple, Michna, Talmud de Babylone) qui s’accordent sur le fait que le nouveau Temple sera directement reconstruit par Dieu à cette occasion[9], Netanyahu a en effet aveuglément poursuivi le projet colonial en Cisjordanie, se rendant ainsi responsable des graves manquements sécuritaires à la frontière avec Gaza.

Au-delà de la dangerosité du narratif du choc des civilisations, la guerre à Gaza et l’engrenage guerrier en passe de s’étendre à tout le Proche-Orient qu’elle a initié devrait être une occasion de s’interroger sur le contenu substantiel du ce signifiant. Où se trouve cette civilisation brandie comme étendard par toute une frange de notre classe politico-médiatique ? Il va sans dire que notre modernité occidentale, massivement sécularisée et apostate au point d’abandonner à leur sort les chrétiens de Palestine, descendants directs des premières Églises ne saurait être assimilée à la Chrétienté. On ne voit pas non plus comment l’on pourrait faire légitimement appel à la tradition universaliste et humaniste des Lumières, lorsque la valeur de la vie humaine est soumise à un deux poids deux mesures évident. La modernité occidentale semble ici mise face à ses contradictions irréductibles. Après avoir tué Dieu et s’être discréditée moralement aux yeux du monde dans le fantasme mortifère de sa « mission civilisatrice », il faut à présent redouter que, privée de définition positive à laquelle se référer, celle-ci en vienne à exister par antagonisme avec un mal radical idéalisé l’assaillant de toutes part. Cette posture de citadelle assiégée viendrait alors justifier une attitude défensive, en réalité toujours plus agressive, passant par le soutien à de calamiteuses guerres à ses périphéries ou par une traque obsessionnelle de « l’ennemi intérieur », à laquelle s’apparentent les poussées racistes et xénophobes que connaissent aujourd’hui les pays occidentaux.

M. J.


[1] Sauf indication, toutes les citations figurant dans le présent article sont issues des Grands cimetières sous la lune.

[2] Selon les mots, par exemple, d’Alain Frachon, Le Monde, 12 octobre 2023.

[3] AFP, 24 juillet 2024.

[4] Cf. Sandrine Boudana, Le Figaro, 20 octobre 2023.

[5] AFP, 19 juillet 2024 : « La Cour internationale de justice estime que l’occupation des territoires palestiniens par Israël depuis 1967 est « illégale » ».

[6] Pascal Boniface, La guerre Hamas-Israël et le choc des civilisations, Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), 1er novembre 2023.

[7] Jean-Pierre Filiu,  « Le jeu dangereux de Netanyahou avec la mémoire de la Shoah », Le Monde, 24 février 2019.

[8] Tal Schneider, The Times of Israël, 8 octobre 2023.

[9] Patrick Geay, compte-rendu de Charles Enderlin, Au nom du temple : Israël et l’arrivée au pouvoir des juifs messianiques, La Règle d’Abraham, No. 46 (pour déc. 2024) ; cf. Sylvain Cypel, L’État d’Israël contre les juifs. Après Gaza, nouvelle édition augmentée, éd. La Découverte, 2024.

©Crédits photos : Mahmud Hams / AFP

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