Dans son livre Corps arc-en-ciel et résurrection : la dissolution du corps dans le dzogchen et le christianisme ancien (éd. Vue de l’Esprit), Francis Tiso, docteur en théologie de l’Université Columbia et historien des religions, examine les rapports entre la dissolution du corps en lumière pure lors de la mort de certains grands maîtres spirituels tibétains, avec les doctrines et pratiques contemplatives des Églises d’Orient. Ces recherches, partant de la disparition extraordinaire du corps du khenpo A Chö en 1998, contribuent à la mise en question radicale des préjugés matérialistes de l’Occident moderne au contact des découvertes anthropologiques.
Le livre Corps arc-en-ciel et résurrection est la traduction française, par MM. Paul Baffier et Grégoire Langouet, de Rainbow Body and the Resurrection publié par Francis Tiso en 2016, où l’auteur a mis par écrit ses enquêtes à la fois empiriques, épistémologiques et doctrinales liées la disparition du corps du maître (khenpô en tibétain) A Chö. Le moine bénédictin David Steindl-Rast a en effet chargé son disciple, Francis Tiso, d’enquêter sur le fait et les raisons de la mort de l’abbé bouddhiste tibétain. Celui-ci aurait, selon la doctrine de la Grande Perfection (dzogchen), atteint l’état suprême de la réalisation spirituelle par laquelle la matière corporelle est toute entière résorbée dans la lumière spirituelle. Il faut dire que le khenpo A Chö était un pratiquant d’élite, qui s’est employé toute sa vie, sous la conduite nécessaire d’un maître qualifié, à accomplir d’innombrables exercices spirituels destinés à « purifier les obscurations et à accumuler les vertus », réalisant des millions de prosternations et autant de récitations de mantras, accompagnées de « plusieurs centaines de périodes de jeûne ». C’est ainsi que, peu avant sa mort, un nombre croissant de témoins remarquèrent « un arc-en-ciel long et plat se dessin[er] dans l’étendue du ciel au-dessus de la hutte du khenpo ». L’ermite de Lhomaga, dans l’Est du Tibet, disparut alors à 81 ans, « le septième jour du septième mois tibétain », en 1998, sans laisser la moindre trace de son corps physique : tandis que d’agréables odeurs et une mélodie se diffusèrent tout autour de sa hutte, son corps, enveloppé dans un tissu jaune, se fit quant à lui « de plus en plus petit » de jour en jour, jusqu’à disparaître totalement le septième, sans laisser subsister ni ongles ni cheveux.
Pareille résorption du corps matériel dans sa lumière originelle, caractéristique du phénomène du corps arc-en-ciel, n’est certes pas sans poser une foule de questions à l’entendement ordinaire des Occidentaux ; mais, comme le note l’ethnologue et tibétologue Philippe Cornu dans sa préface, « il est suffisamment intriguant pour susciter notre intérêt et une enquête de terrain comme celle que Francis Tiso a menée auprès des témoins d’un cas récent du phénomène ». Pour n’être effectivement pas le seul, ce phénomène n’en est pas moins rare, en effet, et la difficulté réside dans le fait que, à en juger la biographie des personnes qu’il concerne et des explications doctrinales liées à leur état, « un tel phénomène [s’avère] intimement lié au développement spirituel des individus », de sorte que son étayage scientifique par la reproductibilité des résultats, normalement applicables à des investigations d’ordre matériel n’est, ni en fait, ni en droit, applicable en pareil cas. D’après Francis Tiso, nous avons bien affaire ici à ces cas-limites qui, relevant de ce que le philosophe Frédéric Nef appelle la « connaissance mystique », obligent à élargir et repenser les principes et les méthodes du savoir humain au-delà des cadres étroitement matérialistes auxquels les Occidentaux se sont accoutumés de limiter la réalité connaissable.
Participation transformante
L’enquête de Francis Tiso part en effet de la distinction anthropologique entre l’émique et l’étique. D’une part, est « émique » la perspective interne à une culture donnée, c’est-à-dire ce qui ressort de ses propres représentations et de ses propres règles, tandis que l’on appelle « étique » la perspective propre à celle de l’observateur extérieur. Or, face à un phénomène comme celui des corps arc-en-ciel, la conservation par l’observateur extérieur des critères de jugement propres à sa culture le conduirait à entrer comme un sourd au sein d’un milieu étranger qu’il se refuserait a priori de comprendre. Une telle incompréhension est caractéristique de toute enquête sociologique ou historique qui se bornerait au modèle de représentation, généralement matérialiste, propre à la science occidentale moderne, où la situation d’observation n’est pas celle d’une rencontre mais d’une juxtaposition de deux surdités qui se font face, avec « les croyants situés au sein d’une tradition religieuse et les scientifiques sceptiques, actifs dans leur propre milieu culturel, dont chacun pense que sa vue de la réalité est la seule qui soit valide. » Pour dépasser cet infructueux « face à face » de « deux communautés émiques de discours », Francis Tiso pose dans son livre les bases à la fois théoriques et expérimentales à une « méthodologie alternative […] qui enjamberait le fossé entre émique et étique ». Cette méthode suit la voie de « l’observateur-participant » qui, au contact de la forme de vie étrangère à la sienne qu’il est chargé d’étudier, « développe une analyse critique de ses propres motivations à mener [sa] recherche et de ses biais interprétatifs ». Ainsi l’auteur invite-t-il à assumer les vertus transformatrices d’une méthode d’observation impliquant un « travail sur soi » qui conduit le chercheur « des formes ordinaires de raisonnement vers des typologies de connaissances plus profondes, comme celles qui sont pratiquées dans les monastères, les ermitages et les ashrams ».
Cette méthodologie de la participation transformante de l’observateur occidental a le mérite de ne pas réduire la culture étudiée, avec ses phénomènes et ses doctrines propres, aux critères présomptueux de la rationalité moderne. Au point de vue « scientifique et matérialiste » qui la caractérise, en effet, « toute affirmation concernant une survie post mortem de corps ressuscités ne peut être au mieux qu’une expression littéraire d’un besoin humain de se rassurer face à la mort grâce à des formes culturelles symboliques ». Par opposition, Francis Tiso s’inscrit dans la perspective des chercheurs qui remettent en cause le postulat fondateur du monisme matérialiste selon lequel : « pas de structure, pas de phénomène ». À l’instar d’un Andrew Silverman ou d’un Alan Wallace, l’auteur ne préjuge pas de la nécessité que tout phénomène non-physique, c’est-à-dire psychique ou pneumatique, doit être tout entier donné au sein d’une structure matérielle. Mêlant l’emploi rigoureux des sciences humaines d’un côté avec « l’investigation directe, participante, des communautés de discours » de l’autre, Francis Tiso en vient ainsi à « sortir de l’impasse matérialiste » qui muséifiait sans les comprendre les traditions mystiques du monde, au profit d’une « comparaison phénoménologique » beaucoup plus intéressante et féconde entre « deux mondes spirituels aux doctrines clairement distinctes » : le bouddhisme tibétain et le christianisme latin et surtout syriaque.
La réalisation de la « Grande Perfection »
D’un point de vue matérialiste, l’absence complète de décomposition du corps du khenpo A Chö avant sa disparition, sa bonne odeur, voire son rétrécissement, le tout couronné de formes variées d’arcs-en-ciel accompagnés de bruine et d’une mélodie, peuvent recevoir certaines explications naturelles. On sait en effet par « la salaison des viandes » que lorsque « les sels naturels de la chair équilibrent la concentration du sel ajouté à la surface de la viande, la décomposition n’a pas lieu ». Par suite, il n’est pas étonnant que « des personnes qui ont observé un régime végétarien […] émettent une odeur agréable après leur mort », ni que la bruine puisse accompagner l’arc-en-ciel étant donné que celui-ci se produit « quand la lumière du soleil passe à travers un air saturé d’humidité ». Pourtant, en confrontant ces hypothèses à « une série d’entretiens » de témoins directs et indirects « afin de recueillir une multiplicité de points de vue », il s’avère que ces causes naturelles n’expliquent guère la concomitance de ces différents phénomènes, traditionnellement articulée à des vies tout entières consacrées à la contemplation. En effet, en aucun cas le « sel », le « camphre ou d’autres procédures d’embaumement » n’ont été utilisés dans le cas du khenpo A Chö. Par suite, si de tels dispositifs d’embaumement usités dans les coutumes funéraires du Tibet peuvent expliquer le rétrécissement de la chair, ils n’expliquent cependant pas le rétrécissement des os que l’on observe dans plusieurs cas de maîtres spirituels tels que Dilgo Khyentsé, Dujdom Rinpoché ou, récemment, celui du lama A Khyouk. Quant à la présence d’une mélodie émanant de la hutte du khenpo, bien distincte du vent et des phénomènes météorologiques dont les villageois témoins sont coutumiers, elle ne reçoit manifestement pas d’explication naturelle satisfaisante.
Or la réalité de ce genre de phénomènes semble attestée plus que ce que, de l’extérieur, les Occidentaux peuvent l’imaginer : aussi bien par « l’abondante production » de « reliques inhabituelles d’un certain nombre de lamas tibétains » que par les phénomènes connexes à la mort des saints, du Tibet comme de la Chrétienté : chaleur pectorale du cadavre, mélodie émanant des sépultures, etc. C’est pourquoi l’auteur recourt à une autre explication, afférente à une autre ontologie, seule à même d’expliquer l’intégralité des phénomènes attestés au sujet du corps arc-en-ciel. En effet, selon la doctrine traditionnelle de la métempsychose, la matière conditionnée n’est pas la raison suffisante de l’individualité corporelle, mais la version dégradée de la lumière inconditionnée, en laquelle l’être ne peut être résorbé qu’au terme d’une longue série de purifications. Or, si cette purification complète de l’être n’est généralement obtenue qu’au terme d’une série indéfinie de renaissances, il existe cependant des cas, selon le dzogchen, où elle peut être intégralement réalisée en cette vie. Pour un tel être, « la matière brute est transformée en nature subtile de lumière ». Ce changement, selon le dzogchen, ne s’opère pas au point de vue de la chose, mais du phénomène de la chose : « il s’agit d’une transformation de la vision qui semble changer la matière en lumière dans notre perception sensorielle ».
La seule différence de résultats, dans ces disparitions de ce corps illusoire qu’est le corps matériel, tient à celle des deux techniques de réalisation de cette voie de la « Grande Perfection » : tandis que le trekchö conduit à « la simple disparition [du corps] en atomes », le thögal conduit quant à lui à sa « purification dans la clarté-luminosité primordiale, afin d’atteindre le corps de lumière et de réaliser le grand transfert ». En dépit de la différence de ces états, la fin reste la même : réaliser « l’état de bouddhéité ». L’ensemble des exercices spirituels du dzogchen ont ainsi pour but d’obtenir « l’ascendant du continuum mental du yogi sur les perceptions liées au champ perceptif commun », permettant non seulement à l’esprit, mais aussi au corps de devenir invisible en réintégrant son essence lumineuse, selon une opération très comparable à celle de la « transsubstantiation » des espèces du pain et du vin dans le sacrement chrétien de l’Eucharistie.
L’esprit du christianisme syriaque
En effet, les analogies abondent avec la « religion de la lumière » (jingjao), comme la Chine appelait le christianisme. La conservation du corps du maître spirituel, également connu sous le nom de tukdam dans le bouddhisme tibétain, est un phénomène largement partagé par un certain nombre de saints catholiques dont le corps est mort dans un état d’incorruptibilité : de sainte Rose de Viterbe à saint Charbel et sainte Bernadette Soubirous, en passant par sainte Catherine de Sienne et saint Jean de la Croix, mort également « en odeur de sainteté ». La doctrine dzogchen du « corps de lumière » renvoie également au corps de Jésus-Christ lors de la Transfiguration, et son retrait complet du monde physique, aux mystères chrétiens de l’Ascension et de l’Assomption. Les correspondances très nombreuses, entre le christianisme et le dzogchen amènent alors Francis Tiso à formuler l’hypothèse d’une influence du premier sur le second. Entre les VIIe et Xe siècles, en effet, le bouddhisme au nord de l’Inde a connu de profondes transformations qui l’ont fait évoluer de « l’aridité » de « la scolastique de Shantarakshita » à une « forme de bouddhisme entièrement nouvelle », centrée sur la pratique contemplative.
Or, au VIIe siècle justement, la « flambée d’hostilités entre les Empires byzantin et perse » avait rendu l’Empire romain d’Orient vulnérable « aux incursions arabo-musulmanes des années 630 ». Dans un tel contexte, « l’Église nestorienne », ou plus exactement le christianisme syriaque, connu un « puissant élan missionnaire » qui le poussa « toujours plus loin à l’Est », si bien que, après avoir atteint aussi bien l’Inde « à Malabar » que le Sri Lanka, les chrétiens orientaux arrivèrent en Chine, en Mongolie et dans certaines parties du Tibet. C’est de cette façon que, selon l’hypothèse de Francis Tiso, le milieu religieux du Tibet a connu une revivification contemplative en recevant, par ces missions, les influences de « la tradition théologique d’Antioche » et en particulier les enseignements du Père de l’Église saint Évagre le Pontique et de Jean de Dalyatha. La ressemblance jusqu’au détail des doctrines de ces maîtres chrétiens avec celles du dzogchen postérieur laissent en effet penser que, dans un contexte où « les échanges entre le monde hellénistique et l’Asie du Sud [étaient] en plein essor lors de ce IVe siècle si créatif », les « découvertes spirituelles » d’Évagre le Pontique ont été à l’origine du tournant contemplatif du bouddhisme tibétain. Les textes d’Évagre, « si proches du style du “dzogchen pur” » ultérieur, enseignent en effet une forme de pratique spirituelle rigoureusement similaire à celui des pratiquants dzogchen : en particulier, les Kephalaia Gnostica « invitent le moine à découvrir existentiellement » l’enseignement du « retour de tous les êtres […] à l’unité primordiale », après leurs cycles de renaissances successives. Or cette découverte passe par une « pratique contemplative » rigoureuse, chargée d’affiner progressivement [la] vue spirituelle » de ses adeptes « au cours d’années d’entraînement dans une cellule d’ermite », afin d’accomplir ultimement « la résurrection lumineuse du corps ». Saint Évagre le Pontique aurait ainsi légué à l’Asie ce que l’Europe aura sévèrement marginalisé : les principes et les méthodes d’une connaissance de l’absolu par la transformation de soi.
Finalement, la découverte de ces pratiques contemplatives représentent un double enjeu. D’une part, leur quasi disparition étant inséparable de « l’extinction en Syrie et en Irak » de « l’Église syro-orientale “assyrienne” d’Orient », aussi bien que de « la destruction de la culture tibétaine », la vitalité desdites cultures dépend de l’intérêt anthropologique que l’on daignera accorder, en dépit des préjugés matérialistes et dogmatiques, à l’existence de ces expériences mystiques et de leurs transmissions initiatiques. Mais d’autre part, au-delà même de la vitalité de ces cultures, c’est le sort de toute l’intellectualité occidentale qui se joue : le moment critique kantien a recouvert, pour toute la mentalité moderne, ce fait que « la découverte d’un niveau de vérité supérieur ou plus profond est mise en avant par toutes les grandes traditions quand elles parlent de réalité ultime ». Or si de cette connaissance dépend le salut de l’âme humaine, c’est aussi bien de son savoir que des finalités véritables de sa vie que l’homme moderne est en train de s’amputer en persistant dans sa funeste « myopie ».
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