Pierre-André Taguieff (né à Paris en 1946) est philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, désormais à la retraite. Il a enseigné notamment à l’université Paris 7 (entre 1978 et 1984), à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à l’Université libre de Bruxelles, au Collège international de philosophie et à l’Institut d’études politiques de Paris (entre 1985 et 2005). Parmi ses derniers livres : Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory (H&O éditions, 2022) ; Le Nouvel Âge de la bêtise (Éditions de l’Observatoire/Humensis, 2023) ; Le Nouvel Opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme, (Gallimard, coll. « Tracts », 2023) ; Les Protocoles des Sages de Sion des origines à nos jours (Hermann, 2024).
PHILITT : Le libéralisme politique est une théorie des limites de l’État. On peut dès lors considérer qu’il puisse dériver en anarchisme. Pourtant, celui-ci s’est historiquement constitué à gauche. Comment l’expliquer ?
Pierre-André Taguieff : Si le libéralisme implique la fixation de limites au pouvoir d’État, l’anarchisme a pour idéal révolutionnaire et objectif pratique l’abolition de l’État. Une limitation ne se confond pas avec un total rejet. On peut voir là une différence de nature entre le projet libéral et le projet anarchiste. Le libertarianisme est une variante du libéralisme, une forme radicale de libéralisme, qui souhaite ou exige le moins d’État possible, donc le moins de contrôle étatique possible dans tous les domaines, en privilégiant les principes ou les valeurs-normes que sont la liberté d’expression, la liberté de choix, la liberté d’entreprendre, la libre circulation des biens et des travailleurs, etc. On peut y voir l’expression d’un hyper-individualisme. Il en va de même avec l’anarcho-capitalisme, oxymore aussi intrigant qu’anarcho-droitisme. C’est sur ce point qu’il rejoint la vision de ceux des anarchistes qui font prévaloir les intérêts des individus sur ceux des groupes ou des communautés.
Mais il faut souligner que le projet anarchiste se situe dans le sillage de la Révolution française, dont il reprend, radicalise et développe l’idée de souveraineté populaire dans le sens d’un autogouvernement de tous, sur la base d’une démocratie directe généralisée. Contrairement à toutes les formes de libéralisme, la vision anarchiste part du principe que « la propriété, c’est le vol » et récuse la vision marchande des sociétés modernes. Alors que le libéralisme accepte l’économie capitaliste ou de marché, tout en souhaitant parfois la soumettre à quelques règles, l’anarchisme la rejette globalement. C’est là son acte de naissance, qu’on peut donc, selon les classements politiques conventionnels, situer à gauche.
Quant à l’abolition de l’État, il faut rappeler au passage que Marx lui-même, en 1872, avait précisé : « Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir de l’État […] disparaît et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives. » Telle a été la vision idéalisée de la société sans État, rejeton rêvé de la société sans classes. Cette perspective égalitariste, partagée par les anarchistes et les communistes, est rejetée par ceux qu’on appelle « anarchistes de droite ».
Maurras affirmait que la monarchie était « l’anarchie plus un ». Que voulait-il dire exactement ?
La formule attribuée à Maurras, « La monarchie, c’est l’anarchie plus un », est vraisemblablement un bref résumé de sa pensée sur la question telle que l’a comprise, plus ou moins bien, l’un de ses disciples. Nul n’en a identifié la source. La formule ressemble à une boutade énigmatique ou à une devinette, à quelque chose comme un paradoxe séduisant. Quant à l’interpréter correctement, c’est une autre affaire. Si en effet l’anarchie consiste à théoriser positivement l’absence d’ordre, ou bien l’ordre sans le pouvoir, ou encore l’ordre sans État, la formule supposée maurrassienne pourrait laisser entendre que l’ordre vient nécessairement d’en haut, de cet « un » supplémentaire qui est le Roi. Dans la monarchie, c’est la présence, la préséance et l’autorité du Roi qui met tout en ordre, ou encore transforme le désordre en ordre, lui donne le caractère d’un ordre.
La visée politique de Maurras était de concilier les libertés et l’unité de la nation, qui implique la reconnaissance d’une autorité. On connaît sa définition du « nationalisme intégral » : « Liberté en bas, autorité en haut. » Voilà ce qui pourrait valoir comme modèle interprétatif de la formule perçue comme obscure ou énigmatique. On y retrouve l’idée d’une monarchie décentralisée, qui serait celle de l’auto-organisation des provinces plus un Roi. Dans le fédéralisme du jeune Maurras, on entend un écho de la pensée proudhonienne. Dans une lettre datée du 27 avril 1863, Proudhon écrivait : « Le fédéralisme est bien l’alpha et l’oméga de ma politique, et la solution qui requiert, pour être réalisée, la participation du peuple entier. »
Rappelons aussi Proudhon affirmant que « la plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie ». Pour le monarchiste Maurras, l’ordre stable et respecté comme tel ne peut venir que du Roi. Le rejet que partagent anarchistes et monarchistes, c’est celui de l’État centralisateur sur le modèle jacobin, perçu comme une forme moderne de dictature.
On fait souvent de Céline une sorte de patriarche des anarchistes de droite. Lui-même se revendiquait de l’anarchisme. Mais est-ce bien pertinent de le limiter à cela ?
Céline a en effet été souvent présenté comme un anarchiste et il s’est parfois dit « anarchiste », tout en avançant certaines réserves sur le comportement des anarchistes. Mais nombre de commentateurs ont formulé l’hypothèse selon laquelle cet écrivain « réactionnaire », « fascisant », « fasciste » ou « pronazi » se serait travesti en « anarchiste » pour diverses raisons. Son « anarchisme » revendiqué n’aurait relevé que d’une stratégie de camouflage, lui permettant d’éviter qu’on puisse le situer clairement dans le champ politique. Car l’écrivain s’est toujours refusé à s’engager dans un groupe anarchiste. Il paraît donc avoir simplement usé de l’auto-qualification « anarchiste » pour s’identifier comme un individu absolument libre et « inconformiste » (pour parler comme Julien Freund). Son exclamation « Vive l’Anarchie nom de Dieu », dans sa lettre du 14 novembre 1949 à son ami Albert Paraz (polémiste réputé anarchiste qui préfacera en 1950 Le Mensonge d’Ulysse du proto-négationniste Paul Rassinier, alors proche des libertaires pacifistes et admirateur de Céline), n’aura été qu’une posture, qui n’a été accompagnée d’aucun engagement militant, ni d’aucune réflexion consistante sur ce qu’est l’anarchisme. Il se contente de remarques allusives du type : « J’aime bien les anarchistes mais cette idolâtrie des grandes figures est niaise. C’est de l’impuissance mentale. » (Lettre à Albert Paraz, 15 novembre 1949).
Le premier problème est de savoir ce qu’on entend par « anarchisme » lorsqu’on emploie le terme pour caractériser le personnage Céline, sa position politique (aussi variable qu’indéterminée), sa manière de penser ou son comportement. Céline était-il un « ennemi de l’autorité » ? Refusait-il par principe tout ordre fondé sur un pouvoir d’État ? Il est difficile de répondre. Ceux qui privilégient ses publications et sa correspondance entre 1937 et 1944, période où son engagement pronazi est clair, mettent l’accent sur le goût de l’ordre et de l’autorité exprimés par l’écrivain engagé dès 1940 dans les milieux collaborationnistes. Et l’ordre dont il rêve est un ordre raciste et antijuif, comme il le précise en 1941 dans Les Beaux Draps. Son idéal politique est alors celui d’un ordre totalitaire – « les juifs exclus bien entendu » –, couronné par un « papa dictateur » : « Une seule famille, un seul papa, dictateur et respecté. » Un ordre social imaginé comme une famille unie par « la race » et dans laquelle « c’est tous pour un et un pour tous ». Le pamphlétaire raciste se dit partisan de l’égalité, mais seulement au sein de la famille-race. Dans sa lettre de mars 1942 à Jacques Doriot, Céline prêche pour la création d’un parti unique dont il propose le nom : « L’Aryen Socialiste Français, avec Commissaires du Peuple, très délicats sur la doctrine, idoines et armés. » Le soi-disant « anarchiste » et « antimilitariste » dévoile ici ses penchants pour le contrôle totalitaire et la force armée.
Autre zone d’ambiguïté et d’incertitude : identifier Céline en tant qu’anarchiste peut relever du blâme ou de l’éloge, ce traitement n’ayant pas le même sens pour les acteurs de droite et de gauche. Le stigmatiser comme anarchiste peut signifier par exemple qu’on le juge égocentrique et irresponsable, ou perpétuel « râleur », « rouspéteur », voire imprécateur. D’où son image d’un insatisfait méprisant et d’humeur colérique. Le célébrer en tant qu’anarchiste peut signifier qu’on l’admire comme un esprit rebelle ou révolté particulièrement lucide et courageux, par exemple pour son « antimilitarisme » ou son « pacifisme » supposés, expressions de son individualisme contestataire ou de son non-conformisme plutôt que d’un « humanisme » qu’il méprise. Car il a souvent exprimé avec véhémence son pessimisme anthropologique et historique radical, non sans ironiser sur la thèse rousseauiste de la bonté naturelle et originelle de l’homme, thèse présupposée par la plupart des théoriciens de l’anarchisme, adeptes d’une vision optimiste de l’Histoire universelle. « Les hommes, je les emmerde tous, ce qu’ils disent n’a aucun sens », écrit-il à Élie Faure le 2 mars 1935. Le dire « anarchiste de droite » suppose qu’un individu puisse croire à la fois ou en même temps à la bonté et à la méchanceté originelles de l’homme. Ou encore faire comme si la misanthropie pouvait faire cause commune avec la philanthropie.
Dans sa fameuse lettre du 18 mars 1934 à Élie Faure, Céline refuse de rejoindre l’Association des Écrivains et des Artistes révolutionnaires, d’orientation communiste : « Je me refuse absolument, tout à fait, à me ranger ici ou là. Je suis anarchiste, jusqu’aux poils. Je l’ai toujours été, je ne serai jamais rien d’autre. Tous m’ont vomi, depuis les [Izvestia] jusqu’aux nazis officiels. » Et d’ajouter : « Je proclame haut, émotivement et fort toute notre dégueulasserie commune, de droite et de gauche d’Homme. » Être « anarchiste », pour Céline, c’est avant tout, et peut-être simplement, refuser tout embrigadement. Et ce, par dégoût irrémédiable pour « l’Homme ». Il revient sur la question le 14 avril dans une nouvelle lettre à Élie Faure, précisant ainsi sa position « anarchiste » et réaffirmant son antihumanisme : « Je suis anarchiste depuis toujours, je n’ai jamais voté, je ne voterai jamais pour rien ni pour personne. Je ne crois pas aux hommes. » Or, ajoute-t-il, « tout est permis sauf de douter de l’Homme. » C’est là une manière de se déclarer politiquement inclassable, en insistant sur sa posture « ni droite ni gauche », ou plus précisément « ni extrême droite ni extrême gauche ». Il se voulait étranger à tous les mondes politiques bien-pensants, et se donnait l’allure d’un ennemi de la bien-pensance de droite comme de gauche.
La célébrité en moins, le pamphlétaire tout-terrain Urbain Gohier peut être rapproché de Céline dans l’art de brouiller les pistes conduisant à son identification politique. Gohier se dit « monarcho-syndicaliste », antimilitariste et dreyfusard dans les années 1890, passe à l’antisémitisme militant en 1905 en publiant La Terreur juive, avant de lancer en octobre 1917 sa revue La Vieille France puis de diffuser les Protocoles des Sages en Sion en 1920, de dénoncer dans la foulée le « métèque » Maurras, de devenir la plume de l’anticommuniste François Coty et, pour finir, de se convertir à l’hitlérisme et de collaborer activement à la presse collaborationniste (La France au travail, Au pilori). Est-il un « anar de droite » régulièrement oublié ou écarté en raison de son itinéraire exagérément sulfureux ? Voilà qui donne à penser qu’il existe des sulfureux jugés convenables ou admirables, et d’autres méritant la damnation éternelle.
Oxymore séduisant mais trompeur, l’« anarchisme de droite » supposé de Céline a surtout permis à ses admirateurs pieux et à ses commentateurs-embaumeurs de neutraliser, jusqu’au début des années 2010, les accusations fondées, car désormais largement documentées, portant sur son ralliement au nazisme. Il aurait pu aussi bien être identifié comme un « populiste de droite », le terme « populisme » étant tout autant chargé de sens divers et contradictoires, son attractivité résultant précisément de la confusion qu’il sème dans les esprits. Ce qui est sûr, c’est que, attribué à Céline comme à bien d’autres écrivains tentés par le pamphlet, le flamboyant « anarchisme de droite », insaisissable derrière ses multiples visages, demeure indéfinissable.
Récemment Valeurs Actuelles a consacré un hors-série aux « anars de droite ». Sur la couverture figurent, entre autres, les noms de Bloy, Céline, Sardou, Tesson, Brassens… Qu’est-ce que vous inspire une telle disparité ?
Sur les « anars de droite », qu’il s’agisse de travaux universitaires (Pascal Ory, François Richard, etc.) ou d’enquêtes journalistiques (le Hors-série n° 40 de Valeurs actuelles), on se trouve devant des bouquets d’auteurs qui appartiennent à l’histoire de la littérature française et plus largement à celle des productions culturelles hexagonales, élitaires ou « grand public ». On passe ainsi en revue les cas Bloy, Céline, Bernanos, Anouilh, Aymé, Nimier ou Muray non moins que les cas Brassens, Audiard, Yanne, Desproges, Bardot, Dutronc ou Sardou. Ce sont tous des inclassables sur le plan politique mais qui sont néanmoins classés à droite parce qu’ils ne sont pas connus pour être engagés à gauche ou qu’ils ont osé critiquer la gauche. L’argument est simple : s’ils ne sont pas de gauche, c’est qu’ils sont de droite. Les listes d’« anars de droite » sont donc inévitablement hétéroclites.
Il ne s’agit pas d’une catégorisation rigoureuse mais d’un étiquetage polémique destiné soit à séduire le public, soit à disqualifier les personnages ainsi épinglés. Ces derniers ont en commun d’être des figures de rebelles, de révoltés, de non-conformistes, de provocateurs visibles à leur panache, animés par des passions comme le mépris ou la colère, voire la haine, visant les manières de vivre et l’idéologie censée être dominante (le « progressisme » et l’« égalitarisme ») dans la civilisation de masse moderne. Lesdits « anars de droite » détestent particulièrement les intellectuels, en lesquels ils voient des fabricants d’idées qui se réduisent à des « nuages » ou des « mirages », voire à des mensonges. Les auteurs identifiés comme « anars de droite » ne produisent pas des critiques froides et argumentées des sociétés modernes, mais des charges polémiques plus ou moins talentueuses contre ces dernières, recourant à la satire, à l’ironie, à l’humour, à la moquerie, à la dérision et plus généralement à l’écriture pamphlétaire. Ils illustrent, chacun à sa manière, ce qu’on a appelé la « littérature de combat ». Il faut lire à ce propos le beau livre de Marc Angenot, La Parole pamphlétaire (1982).
Disons qu’ils sont ce qu’on appelle aujourd’hui des individus « antisystème », que ce soit au nom du peuple (mais pas du prolétariat), du « bon sens » ou du génie créateur. Ils sont nombreux à pouvoir être caractérisés paradoxalement comme des moralistes immoraux ou « immoralistes » à la nietzschéenne (ils aiment souvent citer telle ou telle pointe du wagnérien déçu, qui voyait de haut le triste état du monde et la médiocrité du « Dernier homme »). Leur anti-égalitarisme est leur boussole. Mais ils peuvent aussi prendre la posture du bretteur ou du « mousquetaire », car ils aiment les duels à l’épée rhétorique, par nostalgie des combats pour l’honneur.
Les problèmes de caractérisation et de catégorisation rencontrés à propos de la désignation « anars de droite » se rencontrent aussi à propos des « anarchistes chrétiens », dès lors qu’on prend au sérieux la définition anarchiste de la position anarchiste : « Ni dieu ni maître. » Et pourtant, il y a bien des chrétiens, tel Jacques Ellul, qui se sont reconnus comme anarchistes ou dans l’anarchisme.
Certaines désignations auto-contradictoires, dès lors qu’elles passent dans le langage ordinaire ou dans une langue savante, fonctionnent comme si elles avaient un sens clair et une référence déterminée, et permettaient de construire des types idéaux. Il en va ainsi des désignations suivantes : « révolution conservatrice », « modernisme réactionnaire », « droite révolutionnaire », « gauche réactionnaire », « conservatisme de gauche », etc. On peut identifier certains anarchistes comme des « révolutionnaires conservateurs » ou « traditionalistes » (qu’on pense au Proudhon du « Cercle Proudhon » des années 1911-1914), ce qui complique et brouille plus encore le tableau. Eu égard à certain de ses écrits, Georges Sorel, fortement marqué par la pensée de Proudhon, peut être considéré comme un anarcho-traditionaliste révolutionnaire.
L’histoire des idées politiques doit travailler sur et avec des notions qui ne sont pas claires mais remplissent la fonction d’étiquettes distinctives ou d’abréviations de longues descriptions. C’est leur commodité qui fait qu’on les utilise, en dépit des paradoxes qu’elles comportent et colportent.
On présente souvent l’anarchisme de droite comme une sensibilité philosophique et esthétique plutôt que comme une idéologie. Mais pourquoi dans ce cas utiliser le terme « anarchie » qui est un concept politique ?
C’est notamment sur ce point qu’apparaît un malaise dans la définition du phénomène, caractérisable comme style de vie, de pensée et d’écriture plutôt que comme doctrine, système de pensée ou programme politique. La dimension droitière de la posture des « anars de droite » s’avère apolitique, voire antipolitique. Disons qu’elle exprime paradoxalement, le plus souvent, une indifférence à la question politique. Dans l’anarcho-droitisme, il y a bien un geste de rejet, qui relève du jugement de goût et prend la forme passionnelle du mépris, du dégoût ou de la phobie. Mais l’objet de ce rejet n’est pas nécessairement l’État comme instance d’autorité ou source du pouvoir, et ce rejet ne s’accompagne pas d’un programme d’action. C’est pourquoi les prétendus « anars de droite » ne se mobilisent pas en s’engageant dans les formes de résistance au pouvoir en place. Ils interviennent dans l’espace culturel et médiatique comme des sceptiques souriants (Marcel Aymé) ou ricanants (Céline) qui donnent dans un pessimisme plus ou moins sombre, sans sombrer dans la dépression, marque de faiblesse.
Encore faut-il distinguer les intempestifs aristocratiques d’inspiration nietzschéenne des « pères peinards » qui désirent seulement qu’on ne les « emmerde pas », ces petits bourgeois égocentriques et bougons qui déclarent : « Foutez-moi la paix, laissez-moi dire et faire ce que je veux. » Le degré zéro de l’anarcho-droitisme ordinaire est ainsi atteint. Mais on l’observe tout autant dans les milieux de l’anarcho-gauchisme qui, cultivant pathologiquement le désir de « jouir sans entraves », basculent dans l’hyper-individualisme des « pépères » égoïstes et jouisseurs.
La posture anarcho-droitiste n’exprime pas une sous-idéologie, ni une doctrine, mais un ethos, lequel est fortement individualisé. Les « anars de droite » ne se regroupent pas en effet dans des sectes militantes pour préparer le « Grand Soir », ils agissent en croisés solitaires ou font la fête en bandes de copains, déblatérant contre tout et tous. Leur « anarchie », ou celle qu’on leur prête, n’a rien à voir avec la vieille typologie des régimes politiques (monarchie ou règne d’un seul, aristocratie ou règne d’une minorité, démocratie ou règne de la majorité). Il ne s’agit pas pour eux de défendre ou de prôner un nouveau régime politique qui serait l’anarchie, définissable comme un ordre sans pouvoir d’État qui s’établirait au sein de petites communautés autogérées et fédérées. Ils abandonnent ces petites utopies communautaires doucereuses aux anarcho-gauchistes qui, quant à eux, sont généralement des militants politiques à part entière. Les anarcho-droitistes se singularisent par leur tempérament, qui fait d’eux des réfractaires antimodernes. Mais ils ne forment pas une école de pensée, ni une communauté militante.
Pascal Ory sous-titre son livre sur l’anarchisme de droite « du mépris considéré comme une morale ». A-t-il selon vous mis le doigt sur quelque chose de juste ?
Nous sommes ici encore dans le paradoxisme, qui surprend et pousse à penser. L’idée forte est qu’il y a une interprétation anarcho-droitiste de la formule pascalienne : « La vraie morale se moque de la morale. » À la morale de l’amour prêchée par le moralisme chrétien ou le vertuisme conventionnel centré sur l’altruisme ou le « respect de l’autre », l’anarcho-droitiste oppose sa sur-morale du mépris, de facture élitaire ou aristocratique, directement opposée au néo-moralisme égalitariste des Modernes, partagé notamment par les révolutionnaires communistes et anarchistes. Point d’empathie universelle ni d’altruisme sans frontières chez les « anars de droite ». Pas plus que de « lendemains qui chantent ». L’avenir ne les passionne point. Ils vivent émotionnellement dans le passé et le présent, sous « l’autorité de “l’éternel présent” » (Max Weber) et le scintillement de l’instant. Ils se distinguent souvent par leur goût de l’aventure, ou du voyage non organisé. Leur cynisme affiché s’accommode d’une posture esthétique, la splendeur des paysages les ravissant non moins que la diversité des humains et des cultures.
On dit aussi souvent de l’anarchiste de droite qu’il est un anticonformiste pétri de liberté. Mais ne cherche-t-il pas finalement à préserver un ordre ancien, même s’il le fait avec une forme de panache ?
L’anarchiste dit « de droite » devrait être décrit comme un anarchiste conservateur à visage provocateur, ce qui définit son style. Il n’est « de droite » que pour autant qu’il veut préserver un héritage, menacé de destruction par le mouvement corrupteur et prédateur de la modernité. L’insolence, la raillerie ou la désinvolture provocatrice sont des postures empanachées qu’arborent, anars ou non, les ennemis du monde moderne, qu’ils fantasment comme une machine folle à robotiser, égaliser et bureaucratiser. D’où leur rejet méprisant et/ou phobique de la démocratie, règne de l’« homme-troupeau » ou de l’« homme-masse », incarnation d’une humanité enlisée dans une médiocrité telle que le goût et le sens de la liberté lui sont devenus étrangers. Être un « anar de droite », c’est cultiver l’art et le plaisir de provoquer et de déplaire, jusqu’à faire scandale. Mais, selon les critères en cours dans le discours médiatique, la plupart des « anars de droite » sont en réalité des « anars d’extrême droite », ce qui permet de les disqualifier sans peine ou de les attaquer sans prise de risque.
On connaît la phrase par laquelle on résume la pensée attribuée à Ivan Karamazov par Dostoïevski dans son roman Les Frères Karamazov : « Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis. » Pour définir l’illusion de la liberté absolue qu’on rencontre chez les plus illuminés de ces fanatiques de la liberté que sont les anarchistes, on peut reformuler le mot de Dostoïevski de la façon suivante : si Dieu est mort et que les maîtres ont été jetés dans les « poubelles de l’Histoire », alors tout m’est permis. L’anarchiste radical s’imagine être devenu un homme-dieu. Remaniée, la formule dostoïevskienne censée définir le nihilisme des modernes athées permet d’identifier ceux qui prétendent incarner une surhumanité. Comme souvent dans l’histoire, Prométhée le rebelle renaît de ses cendres sous d’imprévisibles figures.
Parfois, on a l’impression que le concept sert à donner une caution esthétique à des bourgeois en quête de jouissance qui, par conséquent, rejettent les problématiques écologiques ou féministes (par exemple Sardou). Vaut-il mieux abandonner la notion d’anarchiste de droite ?
La dimension esthétique du choix anarcho-droitiste constitue l’un des principaux traits distinctifs de celui-ci. Ce qui distingue l’« anar de droite », c’est ce choix en faveur du Beau, qui suspend l’intérêt pour le Vrai, le Juste, le Bien. Il ne s’agit pas pour l’« anar de droite » de changer le genre humain ou d’améliorer le monde, abandonnés à leurs tristes destins. Il se contente d’incarner le type de l’individualiste hédoniste soucieux du grand style, jouissant de transgresser, provoquer et choquer avec raffinement. Par contraste, on comprend mieux en quoi l’anarcho-gauchisme se caractérise par sa forte dimension morale ou politico-morale, au point de pouvoir être défini comme un moralisme révolutionnaire, dont le projet est de « changer la vie » et de « transformer le monde », comme l’espéraient les surréalistes, qui oscillaient entre la pensée libertaire (poétisée à leur manière) et la pensée marxiste (à la mode trotskiste).
Si les « anars de gauche », porteurs de messages annonçant un avenir meilleur, sont des progressistes désireux de rééduquer le genre humain, les « anars de droite » s’affirment en tant qu’individus souverains sans délivrer le moindre message d’espoir et se réjouissent de porter un regard méprisant ou dégoûté sur l’état du monde, qu’ils jugent irrémédiablement en déclin ou en décadence. Ils ne croient pas aux méthodes de salut. Ce sont des réfractaires par tempérament. Ils résistent à l’esprit du temps, en ennemis déclarés du grégarisme ambiant. Ils sont sortis du « temps des prophètes » (Paul Bénichou), ce temps où la littérature était promue au rang de pouvoir spirituel, où elle offrait des utopies futuristes et des doctrines messianiques comportant des promesses d’émancipation totale et de bonheur universel susceptibles de justifier et d’alimenter l’espérance des peuples. Les « anars de droite » ne croient plus à ces promesses, ils les dénoncent avec une virulence stylisée comme des illusions ou des impostures. On peut les voir comme des « défroqués » de l’anarchisme doctrinaire, religion politique parmi d’autres.
S’il est vrai que la notion d’« anarchisme de droite » est un fourre-tout qui joue le rôle d’une Samaritaine conceptuelle en ce qu’on y « trouve de tout », il faut lui reconnaître le mérite d’attirer l’attention sur une pléiade bariolée de personnages inspirés en lutte contre leur époque et leurs contemporains, sans prétendre ni même espérer les améliorer, ou les convaincre de nuancer leurs positions. Cette notion polémique, aussi problématique soit-elle, rappelle l’existence de ces inclassables de la vie intellectuelle et culturelle en France depuis le milieu du XIXe siècle. C’est pourquoi elle conserve une certaine utilité, à condition de ne pas la prendre naïvement pour un concept opératoire, un idéal-type ou un modèle d’intelligibilité. Il n’y a pas de profil type de « l’anar de droite ». Les anarcho-droitistes ne peuvent former une école de pensée, un mouvement littéraire ou un parti politique. Chacun d’eux affirme et cultive sa singularité.
Étant vaguement descriptive ou indicative, la notion d’« anarchisme de droite » doit donc être redéfinie dans tous ses contextes d’emploi, où elle se réfère à une œuvre, un auteur ou un personnage, saisis dans leurs singularités respectives. Mais l’anarchisme, avant de se présenter d’une façon académique comme une vision ou une orientation politique, dite de droite ou de gauche, ne se distingue-t-il pas par un sens aigu des singularités ?
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