Sincérité et spontanéité : l’authenticité au prisme japonais

L’authenticité, comme le courage, est une « valeur » dont il est difficile de ne pas se prévaloir. Et si « la plus grande chose au monde est de savoir être à soi » (Montaigne), c’est aussi l’une des plus élusives, qualité souterraine assez peu prisée de nos transparentes sociétés modernes. Dans son chef-d’œuvre La noblesse de l’échec. Héros tragiques de l’histoire japonaise, Ivan Morris observe que la civilisation japonaise, plus portée sur l’ombre et l’élusif, a distingué ses plus grandes figures parmi des hommes qui connurent un destin tragique et marqué par l’échec. Héros encore aujourd’hui, non pas en dépit mais presque en vertu de ce destin de loser, ces hommes l’acceptèrent en sacrifiant à une exigence supérieure d’authenticité, de « sincérité » pour reprendre la traduction du japonais makoto.

Les personnages – presque tous des guerriers – chez qui Ivan Morris décèle ce makoto, la « qualité fondamentale » du héros japonais, ont en commun de s’être dressés, spontanément, contre quelque chose : de s’être insurgés, sans chercher ni succès ni estime. Leur action est guidée par les soubresauts du cœur, ou plus exactement du ventre – siège de l’énergie vitale pour les samouraïs. Quoique les guerriers ne furent pas les seuls à laisser parler l’instinct et les tripes. Le bouddhisme zen, dont le culte accompagnât le spartiate essor des samouraïs, a également favorisé la pousse de maîtres dont la spontanéité volontiers espiègle transpire dans les prêches et la méfiance des attaches mondaines. C’est ainsi que la figure du vieil et sage ermite composant des haïkus de pure spontanéité et refusant le moindre disciple, tel que l’incarnât par exemple Ryôkan Taigu, est devenue légendaire. Le haïku, l’art spontané par excellence, la saisie du mono no aware : « la lumière surgie des choses qu’il faut fixer avant qu’elle ne disparaisse » (Matsuo Bâsho).

Laisser parler, jaillir, surgir est également le principe des kôan, ces énoncés volontairement paradoxaux pour lesquels toute réponse vaut pourvu qu’elle ne soit pas le fruit de l’obsession scolaire pour la réponse correcte. Pour que l’esprit retrouve sa spontanéité débarrassée des calculs de la hiérarchie et de la récompense. Moine ou guerrier, le zen méprise la posture et le figé : le calcul où tous les termes sont déjà posés. Cette tournure d’esprit n’est cependant pas sans prix, en ce qu’elle heurte l’acuité, le flair (l’acumen en anglais) politique dont l’essence ne repose que sur le caractère prédictible et figé des rapports de force. L’archétype de l’homme dont la sincérité a précipité la chute spectaculaire est Yoshitsune Minamoto, le héros japonais par excellence : stratège et guerrier remarquable autant que piètre politicien.

La noble spontanéité

C’est son frère dont les soft skills étaient beaucoup plus développés qui tira les marrons du feu. Il estime alors, dans la droite ligne d’une époque fratricide, que son cadet représente une menace trop importante pour être laissé en vie. Yoshitsune proteste jusqu’au bout de sa loyauté alors que son frère le fait traquer dans tout le pays, jusqu’à le conduire au suicide par éventrement, seppuku dont la légende dit qu’il fût l’un des premiers. « La sympathie pour le lieutenant » (le grade de Yoshitsune) est encore une expression d’usage courante au Japon pour désigner la noblesse dans la défaite et la beauté des causes perdues dont il est devenu un symbole.

Car si Yoshitsune parvînt à ne pas suivre aveuglément la morale de sa classe et de son époque, il n’a pas pour autant lâché la bride aux moindres élans d’une impétuosité folle : le makoto est une spontanéité mais ce n’est pas celle de l’impulsivité, l’état de nature anomique que la philosophie politique occidentale a légitimement érigé en repoussoir. En somme, la vraie spontanéité ne s’obtient qu’à condition de résister à l’impulsion, y compris et surtout la mieux déguisée. L’homme sincère combat la tentation – toutes les tentations – avec la même opiniâtreté que le moine zen qui combat en l’illusion de compréhension l’une des plus pernicieuses. La spontanéité n’implique pas un rejet de l’instinct pour autant, évidemment, mais il faut faire preuve d’une exigence extrême pour reconnaître et suivre un instinct qui n’est pas immédiat. De nobles apparences cachent parfois des motivations inavouables, y compris et peut-être surtout à soi-même.

C’est ainsi que Montaigne, étudiant le suicide digne d’un samouraï de Caton d’Utique, en suggère avec sa délicatesse coutumière les humains ressorts : « Il me semble lire en cette action je ne sçay quelle esjouissance de l’ame, et une émotion de plaisir extraordinaire et d’une volupté virile, lors qu’elle consideroit la noblesse et hauteur de son entreprise. » Dans Montaigne en mouvement, Jean Starobinsky donne la clé de ce passage sur la mort de Caton qui survient alors que Montaigne essaye d’établir ce qui est immuable en l’Homme et qu’il est tenté de conférer cet incroyable « privilège d’authenticité » au « dernier traict », c’est-à-dire à la Mort. Après cet effort de sincérité qu’est l’examen honnête dont l’auteur des Essais s’est fait sa seule spécialité, il ne peut conclure autrement que ce que la vérité n’est pas plus dans le « primesaut que dans le dernier souffle » et que « le sage s’abstiendra de prêter un visage imaginaire au néant sans visage ». Le sage, ou l’homme sincère qui procèdera à un semblable examen honnête de lui-même, s’efforcera donc de résister à ses impulsions fûssent-elle aussi viriles et voluptueuses que celle de préméditer sa mort et d’en faire spectacle. C’est peut-être même là qu’il devra faire preuve d’une rigueur encore redoublée.

La sincérité est une exigence

Le mathématicien Alexandre Grothendieck (1928-2014)

Reconnaître la « tentation » sous toutes ses formes appelle en effet de la rigueur. Parfois extrême, mais d’un genre radicalement autre que l’exigence méthodologique d’ordinaire sous-entendue par ce mot. C’est peut-être un mathématicien – dont la rigueur méthodologique semble par là hors de doute -, Alexandre Grothendieck, qui a le mieux su décrire cette rigueur d’un autre ordre : « L’exigence dont je veux parler est d’essence délicate, elle n’est pas de l’ordre d’une conformité scrupuleuse avec des normes quelles qu’elles soient. […] Elle consiste en une attention extrême à quelque chose de délicat à l’intérieur de nous-mêmes […] Une telle attention n’apparaît pas comme résultat qu’on suivrait, d’une intention délibérée de “faire gaffe“, d’être attentif – elle naît spontanément, il me semble, de la passion de connaître, elle est un des signes qui distinguent la pulsion de la connaissance de ses contrefaçons égotiques. […] C’est une rigueur intérieure, indépendante des canons de rigueur qui peuvent prévaloir à un moment déterminé dans une discipline (disons) déterminée […] Spontanéité et rigueur sont les deux versants “ombre” et “lumière” d’une même qualité indivise. » C’est cette qualité indivise – pulsion de connaissance dans la mystique grothendickienne –, cette attention délicate et exigeante à l’égard de soi, spontanée mais facile à perdre, qui porte les héros du makoto japonais en quête d’absolu. Selon Grothendieck, elle fonde pour tout chercheur et indépendamment de ce qu’il cherche, cette élusive « qualité de vérité » que nous appelons ici « sincérité ».

Qui dit rigueur particulière dit obligation particulière : si le devoir consiste en celle d’accomplir, la sincérité peut se concevoir – en miroir – comme celle de refuser. « Un homme ça s’empêche » comme l’écrivait Camus. Elle est avant tout lutte contre les apparences et les acceptations communes : si un certain échec est noble, c’est qu’une certaine victoire est honteuse. Car la tentation d’insincérité ne se limite pas qu’au guerrier qui croit devoir faire de sa mort un spectacle de volonté. Le souhait d’établir un « fait irréversible » guide aussi bien la lame de celui-là que la plume de l’intellectuel tenté de tirer le (dernier) trait. On pourrait l’appeler la « tentation du dernier stade », celle qui est au cœur de « l’esprit de système » et qui se manifeste essentiellement sous la forme d’un effort – parfois gigantesque et intrinsèquement louable – en vue d’un réconfort. En Occident où cette tentation est si forte ; le réconfort, le tranquillisant, le sédatif intellectuel est dialectique et nombre de tours ont été bâties de cet ivoire trop cher payé. Ceux dont l’œuvre y a échappé ont préféré ce quelque chose de délicat à l’intérieur d’eux-mêmes aux scrupules de normes stériles permettant de s’abriter dans de tels systèmes. Ceux qui ont choisi le promontoire pour une pause contemplative plutôt que la tour pour un arrêt surplombant.

Bien sûr, le makoto de cet article n’est lui-même qu’un promontoire façonné par l’expérience et la sensibilité japonaise. Certains courants bouddhistes donnent le nom d’upāya à ces moyens, ces expédients auxquels il ne faut pas s’accrocher une fois l’expédition achevée. Peut-être parlera-t-il plus aux Occidentaux d’aujourd’hui qu’à ceux d’hier mais il faudra le quitter et, avec lui, le réconfort de cette vue surplombante. Il aura néanmoins été utile s’il a permis aux âmes chercheuses d’aimer et rejoindre la « procession des êtres » dont parlait la poétesse Maria Zambrano.

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